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Du reflet de ses bleus regards;

La barque sous les hautes branches
Glisse à travers les roses blanches
Des nénuphars.

Parmi les feuillages dissoute,

La fraîcheur du soir, goutte à goutte,
Répand des pleurs mystérieux,

Et leur chute dans l'eau qui tremble
Nous berce avec un chant qui semble
Tomber des cieux...

O mes amis, la nuit sereine!
Riez, mais qu'on entende à peine
Vos rires... Ne réveillez pas

La réalité douloureuse

Qui dans une ombre vaporeuse
S'endort là-bas !...

Chantez !... Sous la voûte qui pleure,
Les yeux mi-clos, oubliant l'heure,
Je vais rêver au fil de l'eau,

Comme un enfant que sa nourrice
Câline, afin qu'il s'assoupisse

Dans son berceau...

Euvres poétiques à lire de Theuriet (Lemerre, éditeur, Paris): Le chemin des bois (1866); Le Bleu et le Noir (1874); Le livre de la payse (1882); Jardin d'automne (1894). Pour ses œuvres en prose, voir le volume Ier de cette Chrestomathie. Critiques à consulter: Jules Tellier, Nos poètes (1888); Paul Bourget, Discours de réception à l'Académie, 9 décembre 1897; Gaston Deschamps, La vie et les livres (1898); Ch. Gidel, Histoire de la littérature française (1898); Henry Michel, Le quarantième fauteuil (1898); (G. Pellissier, Le mouvement littéraire contemporain (1901).

V

Les derniers parnassiens.

L'école parnassienne, comme le romantisme, a laissé en mourant des héritiers. Après 1870, au moment où le symbolisme s'élabore, un certain nombre de nouveaux poètes restent en dehors de ce mouvement littéraire ; ils continuent les traditions du Parnasse, tout en essayant de les rajeunir par des idées nouvelles. Chez tous on sent l'influence des grands maîtres, en particulier de Leconte de Lisle et de Sully Prudhomme; mais cette influence est limitée. Il y a chez ces nouveaux-venus une originalité incontestable, qui les rend dignes de figurer à côté de leurs illustres prédécesseurs.

JEAN LAHOR (DOCTEUR HENRI CAZALIS)

Né à Cormeilles-en Parisis en 1840.

Un savant doublé d'un philosophe qui a encore trouvé le moyen d'ètre un grand poète tel est l'homme remarquable connu sous le pseudonyme de Jean Lahor. Penseur et érudit, il a beaucoup voyagé, beaucoup vu et beaucoup lu; il a rapporté de ses voyages à travers les pays et les idées une philosophie hardie, très profonde, mais singulièrement désenchantée. Boudhiste convaincu, il croit que ce monde est une illusion; très sincèrement il aspire au nirvana, à l'anéantissement suprême. En attendant, il accepte la vie avec l'âme hautaine d'un stoïcien héroïque qui met sa fierté à lutter et à faire le bien sans espoir, par pur principe métaphysique. Disciple de Leconte de Lisle, Jean Lahor se rattache à l'école parnassienne par sa prédilection pour les grands thèmes objectifs; il en diffère par un lyrisme philosophique très personnel qui est un des traits les plus curieux de sa nature éprise de beauté, malgré son nihilisme boudhique. En quelques lignes, Anatole France a parfaitement caractérisé le mérite de ce grand écrivain: « Ce qu'il y a d'admirable, dit-il, dans les poèmes de Jean Lahor, c'est la transformation spontanée de la substance intellectuelle en matière poétique. Une idée philosophique le frappe, aussitôt, il l'anime, la colore, la passionne, la revêt d'une robe étincelante. »>

La bénédiction du mariage persan1.
Soyez grands, soyez forts, soyez victorieux;
Soyez aimants, marchez des flammes dans les yeux.
Soleil, Dieu des clartés, Dieu bon qui les pénètres,
Verse-leur ton amour brûlant pour tous les êtres.

Comme le Ciel bénit la Terre nuit et jour,
Homme, sur cette femme épanche ton amour;
O femme, quand sa main entr'ouvrira tes voiles,
Qu'il trouve en toi la paix sereine des étoiles.
La vie est un tragique et sublime combat :
Affrontez-la d'un cœur vaillant que rien n'abat.
Soyez purs de pensée et purs en vos paroles;
Pour que vos actions ne soient vaines ni folles,
Craignez déjà les yeux futurs de vos enfants.
A travers les douleurs avancez triomphants,
Imitez les héros de l'époque première,

Luttez pour la justice et la sainte lumière,
Chassez le mal, chassez la nuit, semez le bien,
Resserrez toujours plus l'infrangible lien
Dont j'unis à jamais vos deux cœurs dans la vie.
Chaque soir, admirez l'assemblée infinie

Des astres, et songez, en les voyant si beaux,
Qu'il vous faut être ainsi d'étincelants flambeaux.

Au nom d'Ormuzd, je vous bénis, vivez prospères,
Et transmettez la gloire et le sang de vos pères.

Sicut Dei 2.

Va toujours au plus grand, au plus noble, au plus beau;
Que tes pensers sublimes,

Jusqu'à l'heure où ton corps ira dans le tombeau,
N'habitent que les cimes!

Fais mépris de ta vie, et le jour où la mort
Menacera ta tête,

Demeure sans pâlir; prends plaisir, étant fort,

Aux bruits de la tempête.

1 Ce morceau et les suivants sont extraits du recueil intitulé L'Illusion, où se trouvent réunis les vers que le poète a publiés de 1866 à 1893.

Comme les dieux.

theistes.

Abreuve-toi d'éther, et, l'esprit rajeuni,
Ouvre ardemment tes ailes :

Sois libre, et dans ton âme appelle l'infini
Des forces éternelles,

Le vent de l'infini, les brises de l'été,
Et ces chaleurs fécondes

De l'amour, qui remplit d'azur l'immensité,
Et qui porte les mondes !

Et sois poète alors, et fais couler ton cœur
En des flots d'harmonie,

Et comme un feu puissant, comme un torrent vainqueur,
Epanche ton génie !

Pour garder l'idéal et garder tes amours

En ton âme obstinée,

Ne crains pas les douleurs, la lutte tous les jours
Contre la destinée.

Souviens-toi des héros, et mets devant tes yeux
Leur noblesse première;

Imite-les, aspire à ressembler aux Dieux,
Que revêt la lumière ;

Et vis toujours ainsi, calme, dans les hauteurs,
L'âme sereine et pure,

T'enivrant des clartés, des chants et des senteurs
De l'immense Nature!

Brahm 1.

Je suis l'Ancien, je suis le Mâle et la Femelle,
L'Océan d'où tout sort, où tout rentre et se mêle;
Je suis le Dieu sans nom, aux visages divers;
Je suis l'Illusion qui trouble l'univers.
Mon âme illimitée est le palais des êtres;

Je suis l'antique Aïeul qui n'a pas eu d'ancêtres.
Dans mon rêve éternel flottent sans fin les cieux;
Je vois naître en mon sein et mourir tous les Dieux.

Ce morceau est extrait de la partie de l'Illusion intitulée: Chants panLe fond de la philosophie hindoue se trouve ici remarquablement condensé et poétisé. Les morceaux qui suivent sont aussi très remarquables sous ce rapport.

C'est mon sang qui coula dans la première aurore;
Les nuits et les matins n'existaient pas encore,
J'étais déjà, planant sur l'océan obscur.

Et je suis le Passé, le Présent, le Futur;

Je suis la large et vague et profonde Substance
Où tout retourne et tombe, où tout reprend naissance,
Le grand corps immortel qui contient tous les corps :
Je suis tous les vivants et je suis tous les morts.
Ces mondes infinis, que mon rêve a fait naître,
Néant, offrant pour vous l'apparence de l'être -
Sont lueur passagère et vision qui fuit,

Les fulgurations dont s'éclaire ma nuit.

Et si vous demandez pourquoi tant de mensonges, Je vous réponds : Mon âme avait besoin de songes, D'étoiles fleurissant sa morne immensité,

Pour distraire l'horreur de son éternité!

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