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Etait-ce une déesse? était-ce un dieu? Mystère.
Une forme éthérée, un clair fantôme bleu,
On ne sait d'où venu, descendit sur la terre.
Il abattit son vol auprès du demi-dieu
Et, déployant sur lui ses ailes blanchissantes,
Ouvrit le sein d'Orphée avec son doigt de feu.

Alors, pour remplacer les trois cordes absentes,
Il lui tira du cœur trois fibres, et soudain
Au Luth silencieux les fixa frémissantes.

-

Réveillant le poète, il lui mit à la main

La merveilleuse Lyre aux fils rouges et tièdes,
Et dit : « Joue à présent, maître, et va ton chemin ! »

A sa voix se leva le prince des Aèdes,

Et son Luth animé, plein de souffles ardents,
Si douloureusement vibra sous ses doigts raides,

Que les tigres rayés et les lions grondants
Le suivaient, attendris, et lui faisaient cortège,
Doux, avec des lambeaux de chair entre les dents.

Choeur monstrueux conduit par un divin Chorège!
Les grands pins, pour mieux voir l'étrange défilé,
En cadence inclinaient leurs fronts chargés de neige.
Les gouttes de son sang sur le Luth étoilé

Brillaient. Charmant sa peine au son des notes lentes,
L'Aède, fils du ciel, se sentit consolé !

Car tout son cœur chantait dans les cordes sanglantes.

Poésies de Jules Lemaître (Lemerre, éditeur, Paris), 1 vol. (1880-1885). Pour ses œuvres en prose, voir le premier volume de cette Chrestomathie. - Critique à consulter O. Gréard, Discours de réception à l'Académie française, 16 janvier 1896.

VI

Les néo-romantiques.

On peut classer sous ce nom un certain nombre de poètes vivants, différant beaucoup des parnassiens et ne se rattachant par aucun côté à l'école symboliste. C'est à la source romantique qu'ils ont puisé leurs premières idées poétiques ou tout au moins les procédés qui leur ont servi à exprimer des impressions nouvelles. La plupart d'entre eux, désirant renouveler le drame de Victor Hugo, se sont tournés vers le théâtre. Ils ont donné à la scène française des œuvres d'une grande valeur.

JEAN RICHEPIN

Né à Médéah (Algérie) en 1849.

Comme le Gringoire de Victor Hugo, Jean Richepin a visité la Cour des miracles; sa première œuvre fut un recueil de vers truculents dans lesquels il chanta les gueux, les ivrognes, les voleurs, avec l'ardeur d'un bas-romantique. Assez longtemps il s'enliza dans un réalisme grossier et cynique. Matérialiste endurci, il se plut à faire étalage de sentiments bètement anti-religieux; il y avait alors en lui un agaçant Monsieur Homais doublé d'un rabelaisien vulgaire. Plus tard il s'assagit. Déjà dans son recueil, La Mer, on le voit évoluer vers une forme plus haute de l'art; à mesure qu'il écrit pour le théâtre la transformation s'accomplit; c'est maintenant un auteur qu'on peut lire. La qualité principale de Richepin c'est sa remarquable invention verbale. Il tient du romantisme l'art de développer les lieux communs en des assemblages de mots d'une variété souvent prodigieuse. Très original dans l'expression de ses sentiments ou de ses idées, il est, malgré ses outrances, ses poses, ses tours de jonglerie et ses affectations d'homme fort, un grand poète lyrique. Une partie de son œuvre est remarquable.

La falaise1.

La falaise en forteresse
Blanche et rigide se dresse,

1 Extrait de La Mer (1896).*

Et du haut de ses remparts,
O vagues, elle se raille
De vos escadrons épars
Ecrasés à sa muraille.

En vain vous la menacez
De vos coups jamais lassés,
De vos troupes toujours fraîches;
La garnison pas à pas,

Vous laissant ouvrir vos brèches,
Recule et ne se rend pas.

Parfois, doublant votre rage,
Bat le tambour de l'orage,
Sonne le clairon du vent.
Vous galopez d'une traite.
Au galop! Sus! En avant!
Vous escaladez la crête,

Les talus sont arrachés,
Des pans de sol, des rochers.
La ville se démantèle,

Et voici de toutes parts

Que s'émiettent devant elle

Les créneaux de ses remparts.

Dans sa muraille éventrée
Votre irrésistible entrée

Va, creuse, élargit son trou,
Bondit, massacre, renverse,
Brêche suprême par où

Il pleut des morts en averse.

Mais ces cadavres croulants
Embarrassent vos élans;
Car la plage est toute pleine
D'un monceau d'estropiés
Où vos chevaux hors d'haleine
S'abattent pris par les pieds.

Et toujours la forteresse
Blanche et rigide se dresse,

Puisque sans peur ni remords
Pour briser vos calvacades
C'est avec ses propres morts
Qu'elle fait des barricades.

Le jardin vivant'.

La mer mystérieuse et pleine d'épouvantes
A des bosquets fleuris où chantent les couleurs;
La mer énorme, atroce et tragique, a des fleurs,
Fleurs folles, fleurs vivantes!

Fleurs étranges, ayant pour humus le rocher !
Mais on voit se mouvoir leurs mains, s'ouvrir leur bouche,
Et celles-ci frémir quand une algue les touche,

Et celles-là marcher.

Fleurs étranges! La bête et la fleur sont confuses.
Quel grain ou quel baiser vous sème dans ce champ,
Campanulaires dont les fruits se détachant

Deviennent des méduses?

Voici la pennatule au vaporeux dessin,
Plume d'autruche; la chenille holothurie ;
L'étoile aux cinq rayons de la rouge astérie ;
Le marron de l'oursin.

L'anémone en un creux crispe ses tentacules,
Gros boutons de cactus en lui-même rentrant.
Par tas, c'est un parterre étalé comme un grand
Tapis de renoncules.

La méandrine est un cerveau plein de festons;
L'explanaire une coupe épanie; et l'astrée
Aux fossettes sans nombre est une chair bistrée
Cousue en capitons.

Le nullipore rose et que l'ombre safrane
S'agrippe aux éventails jaunes, lilas, moirés
Des gorgones, dont les rameaux sont ajourés
Comme du filigrane.

Extrait de La Mer.

A ces arbres de pierre accrochant leurs trésors,
Les escares en brins, les flustres, les patelles,
Entrelacent des fils, des tulles, des dentelles,
Des pourpres et des ors.

Combien d'autres, œillets, jasmins, roses trémières,
Aux douceurs de velours, aux éclats de métal,
Qui font du noir abime un ciel oriental

Tout vibrant de lumières !

Et pour que rien ne manque à ce vivant jardin,
A travers ses massifs, ses gazons, ses corbeilles,
Voici des papillons et voici des abeilles
Qui voltigent soudain;

Voici, pour remplacer le soleil qu'il réclame,
Tous les phosphorescents éclairant ces couleurs,
Et leur vol radieux porte de fleurs en fleurs
Comme un baiser de flamme.

Les trois matelots de Groix'.

Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions trois mat'lo-ots de Groix,
Mon tradéri tra trou lon la,

Mon tradéri tra, lanlai-ai-aire!

L'avez-vous oublié ? Moi, je l'ai retenu,
Ce vieil air de marin, chef-d'œuvre d'inconnu,
Où du peuple et des flots l'âme obscure s'exprime.
Quelques couplets, naïfs de sens, veules de rime,
Sur cinq notes, pas plus, cinq, mi, ré, do, si, la,
Avec tradéri tra, lanlaire et troulonla,
C'est tout! Mais là-dedans, la mer entière y passe,
Le cri des naufragés, l'haleine de l'espace,
Les gaîtés de ce dur métier et ses effrois.
C'est la complainte des trois matelots de Groix.
Pour la goûter dans sa grandeur mélancolique,
Il faut l'entendre au soir, quand le soleil oblique

Extrait de La Mer. - Richepin a vécu avec les marins; il a bien saisi la mélancolique poésie de leur rude vie éphémère. Cette peinture, si touchante et si vraie, est un beau spécimen de poésie réaliste.

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