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MANETTO

Mais qu'es-tu donc, toi qui nous parles de la sorte ?

STRADA

Rien par moi-même; tout, par la foi que j'apporte.
Je ne suis ni bourgeois, ni gentilhomme, non!
Le parti que je sers n'a pas même de nom.
C'est celui des petits, des humbles, de la foule.
Le ciel, l'air qu'il respire et le pavé qu'il foule,
Il n'a pas d'autres biens. Certes, vous avez mieux;
Mais en lui chante l'âme obscure des aïeux;
Mais dans sa pauvre chair, toujours lasse et meurtrie,
Fleurit, toujours nouveau, le sang de la patrie.

Et c'est pourquoi ces gens sans titre et sans pouvoir,
Ils ont le droit de vous dicter votre devoir;
Et moi qui ne suis rien, mais qui les représente,
C'est pourquoi, flagellant votre œuvre malfaisante,
Je dis que votre poste est par vous déserté
Pour des dissensions où meurt la liberté ;

Et c'est pourquoi, bourgeois et nobles, tous en faute,
Vous devez accepter que je parle à voix haute;
Car c'est ma conscience et la vôtre à la fois,

Et le cœur du pays qui parlent par ma voix.

GALÉAS

Il a raison.

GHERARDI

C'est vrai.

STRADA

Vos intérêts contraires,

Vous les ferez valoir plus tard, ô mauvais frères!
Mais l'héritage, avant d'en disputer le prix,
Arrachez-le d'abord aux voleurs qui l'ont pris ;
Abjurez pour ce but sacré votre querelle;
Ne songez qu'à Ravenne; oubliez tout pour elle;
Ne l'affaiblissez plus en vous désunissant,
Et donnez-vous la main, ô fils du même sang!

GALÉAS, tendant les bras à Gherardi.

Gherardi !

Galéas!

GHERARDI, même jeu.

(De toutes parts, les nobles et les bourgeois s'embrassent.

STRADA

O fraternelle étreinte!

Pour que la flamme en vous n'en soit jamais éteinte.
A ce bûcher d'amour brûlez tous vos vieux droits!

Sur l'Evangile ouvert et sur le glaive en croix,
Jurez-le !

TOUS

Oui, nous le jurons !...

(Avec enthousiasme.)

Vive Ravenne!

STRADA

A présent, ni retard, ni discussion vaine.
A l'œuvre! Vous savez chacun votre devoir.
Au moment décisif, Guido se fera voir.
Il faut que tout soit prêt quand il viendra.

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Ce soir! C'est impossible. Il nous faut trois jours pleins Pour équiper...

PETRUCCIO

D'ailleurs, la plebe, les vilains,

Et les bourgeois surtout, exigent qu'on leur prouve
Par quelque garantie... Or, le temps qu'on la trouve!...

STRADA

Ah!... on la trouvera... Bientôt...

(D'un ton autoritaire.)

En temps voulu

Viendra l'ordre... Pardon de ce ton absolu;

Mais j'exécute ici les consignes du maître.

Allez ! Moi, maintenant, je dois, pour m'y soumettre,
Seul avec Galéas demeurer en ce lieu.

Ce qui me reste à faire est entre nous et Dieu.
A demain !

TOUS, en se dirigeant vers la porte du fond

A demain !

Euvres poétiques à lire de Richepin (Charpentier et Fasquelle, éditeurs, Pa ris) La Mer (1886); Par le Glaive, drame (1892); Le Flibustier, comédie (1894); La Martyre (1898). - Critiques à consulter: G. Lanson, Histoire de la littérature française; Jules Lemaitre, Les Contemporains, Impressions de théâtre, Revue des Deux-Mondes, 1er Mai 1898; Ch. Gidel, Histoire de la littéra ture française,

MAURICE ROLLINAT

Né à Châteauroux en 1816. Mort à Ivry en 1903.

Il y a chez ce petit-fils des romantiques macabres deux poètes : un naturiste qui connut George Sand et s'inspire de ses romans rustiques, un rèveur pessimiste rappelant un peu Baudelaire. Cette double filiation littéraire n'a pas empêché Rollinat d'ètre un poète original. Il a vu dans la nature bien des aspects que d'autres n'avaient pas même entrevus, il a étudié des états d'àme étranges, mystérieux, dont personne ne s'était rendu compte. Comme Richepin, Rollinat est un néo-romantique réaliste, mais avec moins de rhétorique, plus de vérité et sans les affectations de cynisme rabelaisien qui gâtent une partie des œuvres du chantre des gueux.

Le silence des morts1.

On scrute leur portrait, espérant qu'il en sorte
Un cri qui puisse enfin nous servir de flambeau.
Ah! si même ils venaient pleurer à notre porte
Lorsque le soir étend ses ailes de corbeau!

Non! Mieux que le linceul, la bière et le tombeau,
Le silence revêt ceux que le temps emporte :
L'âme en fuyant nous laisse un horrible lambeau
Et ne nous connaît plus dès que la chair est morte.

Extrait des Névroses (1883), œuvre étrange, baudelairienne, tout imprégnée de romantisme macabre.

Pourtant, que d'appels fous, longs et désespérés,
Nous poussons jour et nuit vers tous nos enterrés !
Quels flots de questions coulent avec nos larmes !

Mais toujours, à travers ses plaintes, ses remords,
Ses prières, ses deuils, ses spleens et ses alarmes.
L'homme attend vainement la réponse des morts.

Le pressentiment'.

Dans ses heures de rêve et de réalité,

Que la douleur l'épargne on s'acharne à sa piste,
Tout homme conscient reçoit à l'improviste
Un avertissement de la Fatalité.

La flèche de l'amour et le dard de la crainte
Sont encore moins prompts à se planter en nous
Que ce chuchotement qui perce nos dessous
Et parcourt d'un seul trait tout notre labyrinthe.

Ouvert à tous les plans que le Destin ourdit,
Il présage l'effet dont il connaît la cause,
En laissant à l'esprit une attente morose

Et le doute inquiet sur l'accident prédit.

Comme un tourbillon noir dans les campagnes blêmes
Galvanise l'eau morte et fouille la forêt,

Ainsi l'inattendu de cet avis secret

Nous ébranle et nous scrute au plus creux de nous-mêmes

Cette voix sans parole et ce toucher sans main
Qui résonne dans l'âme et cogne à la pensée;
Cette annonce du sort si brusquement lancée;
Ce frisson d'aujourd'hui qui signale demain,

C'est le Pressentiment! Chez le plus insensible
Il jette son Prends garde ou son Réjouis-toi !
Echo vague et précis, reflet ardent et froid

Du bonheur arrivable ou du malheur possible,

Extrait de L'Abime (1886), recueil de vers pessimistes, mais souvent très profonds, d'une originalité réelle, contenant de remarquables peintures de ce qu'on a appelé « des paysages intérieurs »>.

Il use quelquefois de sa pénétration

A ce métal humain qu'on appelle un avare,

Et s'émousse aux cœurs plats sans boussole ni phare
Qui flottent sur l'égoût de la Sensation.

Mais chez l'homme où l'ennui fait grouiller ses cloportes
Et dont la volonté s'exerce en frissonnant,

Il rentre à la façon d'un mauvais revenant
Qui traverse les murs, les vitres et les portes.

Le criminel pensant, l'amant pronostiqueur,
Les suppôts angoisseux du mauvais et du pire,
Ceux que le soliloque astreint à son empire,
Ceux ne pouvant dompter les battements du cœur,

Tous ceux-là renfermés et seuls à se connaître,
Ont parfois la pâleur des morts en écoutant
Le sifflet vipérin, sournois, intermittent
D'un pressentiment noir qui rampe dans leur être.

Tous nos maux à venir, tous nos futurs tourments,
Abeilles du malheur dont nous serons la ruche,
La maladie en marche, imminente, et l'embûche
De l'homme, de la bête et des quatre éléments,

L'amour vil devenant la luxure collante,
Espèce de remous berceur et scélérat,
Qui nous prendra tout l'être et dont on sentira
Le pivotement flasque et la succion lente;

Avec son rire fixe et sa plainte à ressort,
Bicêtre nous donnant l'insanité tragique;
Et par le simple effet d'un sommeil léthargique
Notre inhumation précédant notre mort;

Le guet-apens soudain comme un coup de tonnerre,
Où, dans l'affreux recul de l'épouvantement,
On se verra trahi jusqu'à l'égorgement
Par celle qu'on adore et celui qu'on vénère:

Hôpital d'aliénés à Paris.

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