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Les libellules 1.

Fantasque essaim toujours errant,
Les libellules se poursuivent,

Et leurs gais chatoiements s'avivent
Aux ardents reflets du torrent.

Déjà moiré, parfois s'irise

Le petit tulle si léger

Qui leur permet de voltiger

Dans tous les sens comme la brise.

Les unes, taciturnement,

Laissent flotter leur nonchalance;
D'autres, pour brûler le silence,
Dardent l'éclair d'un ronflement.

Dans les airs elles font des lieues,
Mais, toujours, en haut comme en bas,
Les grandes vertes ont le pas
Sur les toutes petites bleues.

Leur démence de liberté

Dont elles ne savent que faire
Les emporte dans l'atmosphère
Qui les saoule de sa clarté.

Au moindre vent qui les fustige
A fleur d'écume ou de rocher,
Chacune vient se rapprocher
De la branchette ou de la tige,

Impondérable, mais pourtant
Lourde encor, si peu qu'elle y touche,
Pour le brin d'herbe qui se couche
Et se relève en tremblotant.

Longs clous d'or et de pierreries
Ayant grosse tête, gros yeux
Et fines ailes, sous les cieux
Elles promènent leurs féeries.

1 Extrait de La Nature.

Dans ce volume on trouve aussi des pièces où le poète est simplement pittoresque, sans pessimisme et sans pensée macabre; en voici un spécimen.

Elles vont flairer les roseaux
Et puis reprennent leur voyage
Entre les frissons du feuillage
Et les miroitements des eaux;

Et, quand leur vol, plein de crochets,
De zigzags et de ricochets,
Ayant lassé les demoiselles,

On les voit enfin s'arrêter :
Elles semblent moins s'éventer

Que respirer avec leurs ailes.

Œuvres à lire de Rollinat (Charpentier, éditeur, Paris): Dans les brandes (1877); L'Abîme (1886); La Nature (1892). — Critiques à consulter: Ch. Fuster, Les poètes du clocher (1889); Ch. Gidel, Histoire de la littérature française.

JEAN AICARD

Ne à Toulon en 1848.

Dans chaque groupe de poètes, comme dans un parti, il y a une aile droite et une aile gauche, ayant des tendances assez divergentes malgré leur nominale unité. Jean Aicard appartient à l'aile droite du néoromantisme et diffère beaucoup des deux écrivains précédents. C'est un idéaliste sentimental à l'âme saine, qu'aucun pessimisme littéraire n'a jamais embrumé. Il aime la vie et l'a chantée avec une belle vigueur d'enthousiasme; la nature et le foyer sont les deux pôles de ce Provençal lumineux, nourri de la bonne moëlle romantique, mais devenu un poète très personnel d'allure et d'inspiration. Quelques-unes de ses œuvres sont très belles.

Le Rhône1.

Le Rhône est si profond, si rapide et si large,
Que dans la grande Europe il n'a pas son pareil.
Emportant des bateaux sans nombre avec leur charge,
Il va roulant de l'or et roulant du soleil.

Fleuve superbe! il court et, se jouant des lieues,
Il atteint, lui qui sort des Alpes au cœur pur,

La Méditerranée aux grandes ondes bleues,

Et, né dans la blancheur, il finit dans l'azur.

Extrait des Poèmes de Provence (1874), un des plus beaux recueils de vers du poète, renfermant de remarquables descriptions.

Un lac veut l'arrêter au sortir de sa source;
Il le divise, il passe !... Et le frère du Rhin,
Trouvant alors des rocs en travers de sa course,
Sous l'obstacle étonné creuse un lit souterrain...

Reparais, reparais, tu n'auras plus d'obstacle:
Le grand peuple de France attend tes vastes eaux,
O fleuve ! donne-lui le merveilleux spectacle
Des prés féconds et verts, sillonnés de ruisseaux.
La Suisse généreuse à la France te donne.
Ta voix endort leurs fils au berceau, vieux géant.
Le sang ne te plaît pas, à toi! Ta force est bonne,
O fleuve ! et comme un dieu tu passes en créant.

Tu fais germer des bourgs, croître des capitales:
Voici Lyon, Valence, et la brune Avignon,
Dont les filles gaiment, sur les rives natales,
Peuvent mêler le pampre aux noeuds de leur chignon.
Car, pour mieux nous porter la joie et l'espérance,
Tu fais verdir les ceps sur les coteaux penchants,
Tu donnes de ta force à nos bons vins de France,
Et tu fais naître ainsi des amours et des chants.

Et tu passes, heurtant l'arche du pont qui bouge,
Et l'on a peur de toi, tant, furieux et prompt,
Aveuglément, comme un taureau qui voit du rouge,
Sur les digues des quais tu vas donnant du front.

Mais, ô le plus puissant des fleuves de l'Europe!
Pourquoi donc laisses-tu défaillir ta vigueur,
Lorsque, près d'Avignon, le mistral qui galope
Te jette, en s'enfuyant, le défi d'un vainqueur?
Sans pouvoir t'indigner, le mistral te devance...
Ah! tu voudrais marcher toujours plus lentement!
Et même, pour mieux voir le ciel de la Provence,
Tu voudrais un seul jour n'être qu'un lac dormant.

Car voici, par essaims, les belles filles d'Arles,
Leur cheveux couronnés du large velours noir,
Le cœur pris au langage amoureux que tu parles,
Qui sur tes bords charmants viennent rêver le soir.

Tu reflètes le ciel et leurs yeux, leur visage,

Et leur sein rebondi comme un doux raisin mûr;
Et le mirage vert du riant paysage

Frissonne renversé dans tes reflets d'azur......

Mais tu n'es pas un lac : tu t'appelles le Rhône !
Prouve donc, si tu peux, tes puissances d'amours!
Assez d'alluvions roulent dans ton eau jaune
Pour te faire un obstacle et prolonger ton cours :

Arrange-toi! — C'est fait ! Le Rhône a fait une île!
Il l'étreint à deux bras, la pousse au gouffre amer:
C'est la Camargue. Elle est immense, elle est fertile.
Et, toujours grandissante, elle éloigne la mer.

C'est bien, fleuve ! L'effort est digne de ta gloire.
Le but fût-il manqué, l'effort resterait beau;
Mais l'heure est retardée où la mer doit te boire.....
Qui d'entre nous fera reculer son tombeau ?

Et maintenant, là-bas, jusqu'aux grèves marines,
Les chevaux, en Camargue, ardents, libres de mors,
Sauvages, secouant à grand bruit leurs narines,
Hésitent, effrayés, à boire sur tes bords.

Et t'écoutant de loin, du fond des marais mornes,
Les noirs taureaux, tes fils, des feux sanglants dans l'œil,
Droits parmi les joncs verts moins aigus que leurs cornes,
Reconnaissant leur père, en mugissent d'orgueil.

La légende du chevrier 1.

Comme ils n'ont pas trouvé place à l'hôtellerie,
Marie et saint Joseph s'abritent pour la nuit
Dans une pauvre étable où l'hôte les conduit;
Et là Jésus est né de la vierge Marie.

Il est à peine né qu'aux patres d'alentour,
Qui gardent leurs troupeaux dans la nuit solitaire,
Des anges lumineux annoncent le mystère.

Beaucoup sont en chemin avant le point du jour.

1 Extrait de La chanson de l'enfant (1875), recueil de vers touchants et délicats, dans lesquels l'auteur a su trouver la langue poétique bonne pour les petits. La pièce qui suit est d'une grande fraîcheur idyllique.

Ils portent à l'Enfant, couché sur de la paille.
Entre l'âne et le boeuf qui soufflent doucement,
Du lait pur, des agneaux, du miel ou du froment,
Tous les humbles trésors du pauvre qui travaille.

Le dernier venu dit : « Trop pauvre, je n'ai rien
Que la flûte en roseau pendue à ma ceinture,
Dont je sonne, la nuit, quand le troupeau pâturė :
J'en peux offrir un air, si Jésus le veut bien.

Marie a dit que oui, souriant sous son voile...
Mais soudain sont entrés les mages d'Orient;
Ils viennent à Jésus l'adorer en priant,

Et ces rois sont venus guidés par une étoile.

L'or brode, étincelant, leur manteau rouge et bleu,
Bleu, rouge, étincelant comme un ciel à l'aurore.
Chacun d'eux, prosterné devant Jésus, l'adore ;
Ils offrent l'or, l'encens, la myrrhe, à l'Enfant-Dieu.

Ebloui, comme tous, par leur train magnifique.
Le pauvre chevrier se tenait dans un coin ;
Mais la douce Marie: «Etes-vous pas trop loin

Pour voir l'Enfant, brave homme, en sonnant la musique? »

Il s'avance troublé, tire son chalumeau,

Et, timide d'abord, l'approche de ses lèvres;
Puis, comme s'il était tout seul. avec ses chèvres,
Il souffle hardiment dans la flûte en roseau.

Sans rien voir que l'Enfant de toute l'assemblée,
Les yeux brillants de joie, il sonne avec vigueur;
Il y met tout son souffle, il y met tout son cœur,
Comme s'il était seul sous la nuit étoilée.

Or, tout le monde écoute avec ravissement;
Les rois sont attentifs à la flûte rustique,
Et quand le chevrier a fini la musique,
Jésus, qui tend les bras, sourit divinement.

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Extrait du recueil Le livre d'heures de l'amour (1887).

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