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LES VOIX, au loin, dans une Marseillaise » de rêve.

Formez vos bataillons!...

...

LE DUC

La gloire !...

Le soleil va paraître. Les nuages sont pleins de pourpres et d'éclairs. Le ciel a l'air d'une Grande Armée.

Oh Dieu! me battre en ce flot qui miroite!..

LES VOIX

Feu! Colonne en demi-distance sur la droite!

LE DUC

Me battre en ce tumulte auquel tu commandas,

O mon père !...

Dans le bruit de bataille qui s'éloigne, on entend très loin, entre deux batteries de tambours, une voix métallique et hautaine.

LA VOIX

Officiers... Sous-officiers... Soldats...

LE DUC, en délire, tirant son sabre.

Oui! je me bats!...

Fifre, tu ris! - Drapeau, tu claques!

- Baïonnette au canon! Sus aux blanches casaques !

Et tandis que les fanfares de rêve s'éloignent et se perdent vers la gauche, dans le vent qui les balaye, tout d'un coup, à droite, une fanfare réelle éclate et c'est, brusque comme un réveil, le contraste, avec les furieux airs français qui s'envolent parmi les dernières ombres, d'une molle marche de Schubert, autrichienne et dansante, qui arrive dans le rose du matin.

LE DUC, qui s'est retourné en tressaillant.

Qu'est-ce qui vient de blanc, là, dans le jour levant?
Mais c'est l'infanterie autrichienne!

Hors de lui, entraînant d'imaginaires grenadiers.

En avant!

Les ennemis ! — Qu'on les enfonce! - Qu'on y entre!
Suivez-moi! Nous allons leur passer sur le ventre!

Le sabre haut, il se rue sur les premiers rangs d'un régiment autrichien qui parait sur la route.

UN OFFICIER, se jetant sur lui et l'arrêtant.

Prince! Que faites-vous? C'est votre régiment!

LE DUC, réveillé, avec un cri terrible.

Ah! c'est mon ?...

Il regarde autour de lui. Le soleil s'est levé. Tout a repris un air naturel. De tant de morts il ne reste que Flambeau. Le duc est au milieu d'une grande plaine calme et souriante. Des soldats blancs défilent devant lui. Il voit son destin, l'accepte; le bras levé pour charger s'abaisse lentement, le poing rejoint la hanche, le sabre prend la position réglementaire, et, raide comme un automate, le duc, d'une voix machinale, d'une voix qui n'est plus que celle d'un colonel autrichien:

Halte! Front! - A droite... alignement!...

Le commandement s'éloigne, répété par les officiers. pendant que l'exercice commence.

Et le rideau tombe

Euvres à lire d'Edmond Rostand (Eug. Fasquelle, éditeur, Paris): Les Romanesques (1894); La Princesse lointaine (1895); La Samaritaine (1896); Cyrano de Bergerac (1897); L'Aiglon (1900). Critiques à consulter Jules Lemaître, Impressions de théâtre (1895, 1896, 1898); Henry Fouquier, Feuilleton du Figaro, 6 avril 1895, 29 décembre 1897 et 16 mars 1900; Francisque Sarcey, Feuilleton du Temps, 3 janvier 1898; E. Faguet, Journal des Débats, 3 janvier 1898 et mars 1900; A. Sabatier, Journal de Genève, du 6 février 1898; A. Filon, De Dumas à Rostand (1898); Gustave Larroumet, Le Temps, du 16 mars 1900; Jules Carrara, Gazette de Lausanne, du 22 mars 1900; Ernest Tissot, Semaine littéraire, 24 et 31 août 1901; Georges Pellissier, Le mouvement littéraire contemporain (1901).

VII

Symbolistes, décadents, vers-libristes.

On désigne sous ces trois vocables, de sens hétérogènes, tous les poètes qui, depuis Verlaine, ont réagi contre la poésie parnassienne et romantique. Comme dans toutes les écoles, il y a dans ce groupe très étendu des écrivains absolument dissemblables. En les réunissant, la classification a envisagé plutôt leurs caractères négatifs que les qualités positives qui les distinguent. La plupart d'entre eux ont cependant quelques traits communs et des liens de parenté intellectuelle; tous furent des révolutionnaires plus ou moins hardis qui tentèrent de transformer la poésie française. La révolution poétique, d'après eux, devait porter sur le fond et sur la forme. Pour le fond, les novateurs, dégoûtés du naturalisme triomphant, voulurent rétablir l'idée dans la poésie en ayant recours au

symbole. Cet élément n'était pas nouveau en français; sans remonter aux poèmes du moyen âge, au Roman du Renard, à certains romans de la Table-Ronde et au Roman de la Rose où l'emploi du symbole est permanent, au XIXe siècle, Victor Hugo, Baudelaire, Alfred de Vigny, Sully Prudhomme l'avaient beaucoup employé ; mais les symbolistes en firent, eux, le centre de leur art, tout en lui donnant une forme différente. L'analyse philosophique des parnassiens leur paraissait usée, ils y substituèrent la synthèse poétique. La réalité les choquait; ils eurent recours à l'abstraction et au rêve. Il leur parut qu'au lieu d'exprimer, la poésie devait plutôt suggérer; de là les profondes modifications qu'ils firent subir à la langue poétique. Celle-ci avait été, jusqu'alors, d'une grande précision; ils la rendirent imprécise, vague, flottante pour la rapprocher de la musique. Tout ce qui était net et accusé fut proscrit par eux; ils recherchèrent avant tout la nuance. Malheureusement la plupart des novateurs poussèrent ces principes, d'ailleurs excellents en partie, jusqu'aux dernières limites de l'absurde. Sous prétexte de profondeur symbolique, ils tombèrent, comme Mallarmé, dans la charade ou le logogriphe poétiques, ils déformèrent à plaisir le sens des mots et firent une langue hermétique et sybilline. Dans leur rage de musique et d'harmonie imitative. quelques-uns trouvèrent les correspondances les plus inattendues entre les arts se basant sur le phénomène exceptionnel de l'audition colorée, Arthur Rimbaud découvrit la couleur des voyelles; René Ghil inventa l'instrumentation poétique, où chaque consonne est assimilée à un instrument, l'ensemble des lettres formant un orchestre. Ces ridicules exagérations aboutirent à la recherche effrénée des effets, à la préciosité la plus grotesque; et, par une curieuse contradiction, les symbolistes, après avoir émis la prétention de restaurer l'idée, aboutirent à faire du mot. du verbiage sans pensée, le fond même de leurs œuvres. Un très grand nombre de ces écrivains ont l'air d'avoir transcrit, dans un état de demihallucination, sans les associations d'idées qui les relient, des fragments de rêves incohérents ou des divagations de malade. Chez quelques-uns, cependant, l'emploi du symbolisme suggestif produit des effets poétiques, d'une intensité profonde. Par le fait même que le poète ne nous enferme pas, comme les romantiques ou les parnassiens, dans les limites logiques d'une idée définie et précisée, il éveille en nous un flux de rêverie qui décuple la force de son œuvre. Par tout ce que nous ajoutons à celle-ci, nous devenons alors les collaborateurs permanents de l'écrivain. Sa poésie s'achève en quelque sorte dans notre âme. Et cela est vraiment

très original, étant donné surtout la nature du français, si fortement influencé par des siècles d'art classique.

A un art si complètement novateur, il fallait aussi une métrique nouvelle. Continuant l'œuvre de Victor Hugo, Verlaine modifia la prosodie admise, il rétablit l'impair et usa fréquemment des vers de 5, 7, 9 et 11 syllabes; il restaura l'hiatus qu'avaient employé avec raison les anciens poètes; il usa de la césure avec une grande liberté et modifia très heureusement l'emploi de la rime. Ses successeurs poussèrent plus loin sa réforme, ils allèrent jusqu'au vers libre, désigné par eux sous le nom de vers polymorphe. La polymorphie consiste à faire des vers de mesures inégales, passant par toutes les polypodies connues et inconnues, allant d'un pied à quatorze pieds, car les novateurs ont créé le tétradécamètre. Dans ces vers la rime n'existe plus qu'à l'état de vestige plus ou moins fréquent, on en est revenu à l'assonance des poètes des XIe et XIIe siècles: parfois l'assonance elle-même disparaît pour faire place aux vers blancs, de sorte que le morceau de poésie se distingue à peine de la prose harmonieuse, d'autant plus que, la régularité dans le rythme étant supprimée, l'élément musical, qui est l'essentiel du vers, a disparu avec elle. On peut s'amuser à faire des laisses rythmiques, suivant les principes nouveaux, en découpant adroitement des pages de Chateaubriand ou de Zola, par exemple.

A l'heure actuelle, le symbolisme proprement dit est épuisé, la décadence est enterrée sous les décombres de ses monuments de préciosité et de névrose; le vers-librisme lutte encore. Les poètes les plus intelligents de l'heure actuelle, ceux qui s'intitulent naturistes, répudient le symbole, les fictions, les légendes et veulent retourner à la nature, à la vie, aux sentiments vrais ; mais ils tiennent à employer le vers libre. Nul ne sait ce qui sortira du mouvement qu'ils ont créé. Leur tentative choque toutes les idées reçues et déconcerte toutes nos habitudes. On aurait tort cependant de proclamer a priori qu'ils font une œuvre impossible ou stérile. D'abord, la langue du vers n'est pas plus fixée définitivement que la langue de la prose; depuis le XIe siècle elle a constamment évolué et tout indique qu'elle évoluera forcément encore. Les nouveaux poètes ont d'ailleurs un idéal qui n'est pas à dédaigner; ils veulent créer une forme poétique moins mécanique, plus fluide et plus musicale que celle des derniers parnassiens. Comme Claude Monet et les impressionnistes qui fixèrent sur leurs toiles les ondulations les plus fugitives de la lumière et du plein-air, ils veulent rendre tous les frissons, toutes les nuances des impressions

poétiques. Ils y ont en partie réussi; il y a certainement dans leurs vers plus de musique, plus d'harmonie que dans ceux d'autrefois; mais très souvent le vers libre n'est qu'un groupement de mots absolument arbitraire, que l'auteur seul trouve musical. Il n'est donc pas possible de dire aujourd'hui ce qui sortira du verslibrisme; quoi qu'il en soit, plusieurs des réformes accomplies par lui resteront acquises.

En résumé, l'immense effort fait par l'école tricéphale que nous étudions n'a pas donné tous les résultats attendus; il n'a pas été perdu cependant pour la poésie française; les symbolistes ont rétabli le culte de l'idéalisme oublié, les décadents, malgré leurs ridicules exagérations, ont développé le sens de la nuance poétique, et les vers-libristes ont perfectionné, en l'assouplissant, l'instrument métrique de la France.

Pour étudier le mouvement symboliste et vers-libriste, très intéressant à connaître, même dans ses exagérations et ses folies, consulter: Jules Tellier, Nos poètes (1888); Jean Moréas, Les premières armes du symbolisme (1889); Ch. Morice, La littérature de tout à l'heure (1889); G. Vanor, L'art symboli que (1889); Jules Lemaître, Les contemporains (1889); Maurice Spronck, Les artistes littéraires (1889); Ferdinand Brunetière, Vouvelles questions de critique (1890); L'évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle (1893); Mathias Morhardt, Les symboliques, Nouvelle revue, 15 février 1892; Robert de Souza, Le rythme poétique (1892); Gustave Kahn, Préface des premiers poèmes (1897); Adolphe Boschot, La crise poétique (1897); E. Vigié-Lecoq, La poésie contemporaine (1897); Henry Bérenger, Revue des Revues, 1er juin 1897; René Doumic. La question du vers libre, Revue des deux mondes, 15 juillet 1897; Jules Guilliaume, Le vers français et les prosodies modernes (1898); Rémy de Gourmont. Le livre des Masques; Van Bever et Paul Léautaud, Poètes d'aujourd'hui (1880-1900); J. Beaujon, L'école symboliste (1900); Adolphe Boschot, Réforme de la prosodie, Revue de Paris, 15 août 1901. Consulter aussi les collections suivantes, organes des Jeunes: La Revue blanche, L'Ermitage, Le Mercure de France.

PAUL VERLAINE

Né à Metz en 1844, mort à Paris en 1896.

La tyrannie des classifications à la mode est souvent étrange: Paul Verlaine passe généralement pour avoir créé le symbolisme et cependant il n'a que très rarement employé le symbole dans ses œuvres. Une hirondelle ne fait pas le printemps; deux ou trois pièces de sens hermétique ou abscons ne sauraient faire un poète symboliste. En réalité, Paul Verlaine est un lyrique décadent qui a chanté son âm. sans s'inquiéter de synthèse poétique et bien loin des rêves de la fiction et de la légende. Sa vie, qui nous fait comprendre ses œuvres, fut

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