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D'un canal mort avec deux rangs de peupliers

Dont les feuilles vont se cherchant comme des lèvres.
Décor d'une prairie où de bêlantes chèvres
S'appellent l'une l'autre avec des voix aussi
Blanches comme leur laine et d'un air si transi...
Décor surtout de vous, vieux quais en enfilade,
Pignons, rampes de bois par-dessus l'eau malade
Où chaque feu miré se délaye en halo,
Fragile et fugitif paysage de l'eau

Qui sous un heurt de vent tout à coup s'évapore
Et fait que l'eau se mue en sommeil incolore.
Sites instantanés, comme à peine rêvés,
En contours immortels je les ai conservés
Et je les porte en moi depuis combien d'années !
Seul un ciel identique en nuances fanées,
Triste comme celui qui me les faisait voir,
Les a ressuscités de moi-même ce soir !

Et c'est ainsi toujours qu'au hasard des nuages
Revivent dans mon cœur de souffrants paysages.

Principales œuvres de G. Rodenbach (Lemerre, éditeur, Paris): Les Tristesses (1879); La Mer élégante (1881); La Jeunesse blanche (1886); En silence (1888); Le Miroir du ciel natal (1898). Critiques à consulter: Ch. Fuster, Les poètes du clocher (1889); Jules Lemaître, Impressions de théâtre (1895); Gaston Deschamps, La vie et les livres (1895); Virgile Rossel, Histoire de la littérature française hors de France (1895); Gustave Kahn, Revue blanche, T. XII (1897); Fernand Gregh, Revue de Paris, 1er janvier 1899; Camille Mauclair, Revue des Revues, 15 février 1899; van Bever et Paul Léautaud, Poètes d'aujourd'hui (1900).

EMILE VERHAEREN

Né à Saint-Amand (Flandre) en 1855.

C'est le poète le plus original et le plus puissant de la Belgique. A ses débuts, sous l'influence du naturalisme français, il écrivit des vers d'un réalisme un peu cru où revivait le tempérament savoureux des peintres coloristes de la Flandre. Depuis lors, il s'est tourné vers le symbolisme et son talent s'est magnifiquement épanoui. Il possède à la fois le sens affiné du mystère, l'énergie dominatrice du sentiment et la puissance expressive. Malgré ses attaches françaises, c'est un poète très personnel et vraiment belge, Aucun autre ne peut donner une idée aussi complète de ce qu'il y a de remarquable et de frappant dans l'âme neuve de la jeune Belgique.

Le moulin 1.

Le moulin tourne au fond du soir, très lentement,
Sur un ciel de tristesse et de mélancolie,

Il tourne, et tourne, et sa voile, couleur de lie,
Est triste, et faible, et lourde, et lasse, infiniment.

Depuis l'aube, ses bras, comme des bras de plainte,
Se sont tendus et sont tombés; et les voici
Qui retombent encor, là-bas, dans l'air noirci
Et le silence entier de la nature éteinte.

Un jour souffrant d'hiver parmi les loins s'endort,
Les nuages sont las de leurs voyages sombres,
Et le long des taillis, qui ramassent leurs ombres,
Les ornières s'en vont vers un horizon mort.

Sous un ourlet de sol, quelques huttes de hêtre
Très misérablement sont assises en rond;
Une lampe de cuivre est pendue au plafond
Et patine de feu le mur et la fenêtre.

Et dans la plaine immense et le vide dormeur,
Elles fixent, les très souffreteuses bicoques

Avec les pauvres yeux de leurs carreaux en loques,
Le vieux moulin qui tourne, et las, qui tourne et meurt.

La neige 2.

La neige tombe indiscontinûment

Comme une lente et longue et pauvre laine,
Parmi la morne et longue et pauvre plaine,
Froide d'amour, chaude de haine.

La neige tombe infiniment
Comme un moment

Monotone dans un moment;

La neige choit, la neige tombe,
Monotone, sur les maisons

Et les granges et leurs cloisons;
La neige tombe et tombe

Myriadaire, au cimetière, au creux des tombes.

Extrait des Soirs (1888).

2 Extrait des Villages illusoires (1895).

Le tablier des mauvaises saisons
Violemment là-haut est dénoué ;
Le tablier des maux est secoué

A coups de vent, sur les hameaux des horizons.

Le gel descend au fond des os

Et la misère au fond des clos,

La neige et la misère au fond des âmes;

La neige lourde et diaphane

Au fond des âtres froids et des âmes sans flamme

Qui se fanent dans les cabanes.

Aux carrefours des chemins tors

Les villages sont blancs comme la mort;
Les grands arbres, cristallisés de gel,
Au long de leur cortège par la neige,
Entrecroisent leurs branchages de sel.

Les vieux moulins où la mousse claire s'agrège
Apparaissent comme des pièges

Tout à coup droits sur une butte;
En bas, les toits et les auvents
Dans la bourrasque, à contre vent.
Depuis Novembre luttent;

Tandis qu'infiniment la neige lourde et pleine
Choit par la morne et longue et pauvre plaine.

Ainsi s'en va la neige au loin
En chaque sente, en chaque coin.
Toujours la neige et son suaire,
La neige pâle et mortuaire,

La neige pâle et inféconde,

En folles loques vagabondes

Par à travers l'hiver illimité du monde.

Le vent 1.

Sur la bruyère longue infiniment

Voici le vent cornant Novembre.

Sur la bruyère infiniment

Voici le vent

Qui se déchire et se démembre,

Extrait des Villages illusoires.

En souffles lourds battant les bourgs.
Voici le vent,

Le vent sauvage de Novembre.

Aux puits des fermes

Les seaux de fer et les poulies
Grincent.

Aux citernes des fermes

Les seaux et les poulies

Grincent et crient

Toute la mort dans leurs mélancolies.

Le vent rafle le long de l'eau
Les feuilles mortes des bouleaux,
Le vent sauvage de Novembre:
Le vent mord dans les branches
Des nids d'oiseaux ;

Le vent râpe du fer

Et peigne au loin les avalanches,
Rageusement, du vieil hiver.
Rageusement, le vent,

Le vent sauvage de Novembre.

Dans les étables lamentables
Les lucarnes rapiécées
Ballotent leurs loques falotes
De vitre et de papier.

Le vent sauvage de Novembre !

Sur sa butte de gazon bistre
De bas en haut, à travers airs,
De haut en bas, à coups d'éclairs,
Le moulin noir fauche, sinistre,
Le moulin noir fauche le vent,
Le vent,

Le vent sauvage de Novembre.

Les vieux chaumes à cropetons 1
Autour de leurs clochers d'église
Sont soulevés sur leurs bâtons;
Les vieux chaumes et leurs auvents
Claquent au vent,

Ce provincialisme signifie : à quatre pattes.

Au vent sauvage de Novembre.
Les croix du cimetière étroit,

Les bras des morts que sont ces croix,
Tombent comme un grand vol

Rabattu noir contre le sol.

Le vent sauvage de Novembre,
Le vent,

L'avez-vous rencontré le vent

Au carrefour des trois cents routes,
Criant de froid, soufflant d'ahan,
L'avez-vous rencontré le vent,
Celui des peurs et des déroutes;
L'avez-vous vu cette nuit-là
Quand il jeta la lune à bas,
Et que n'en pouvant plus
Tous les villages vermoulus
Criaient comme des bêtes
Sous la tempête?

Sur la bruyère infiniment,

Voici le vent hurlant,

Voici le vent cornant Novembre.

La révolte 1.

La rue, en un remous de pas,

De corps et d'épaules d'où sont tendus des bras

Sauvagement ramifiés vers la folie,

Semble passer volante et s'affilie

A des haines, à des sanglots, à des espoirs :

La rue en or

La rue en rouge, au fond des soirs.

Toute la mort

En des beffrois tonnants se lève;

Toute la mort, surgie en rêves,
Avec des feux et des épées

Et des têtes, à la tige des glaives,
Comme des fleurs atrocement coupées.
La toux des canons lourds,

Extrait des Villes tentaculaires (1896).

Dans toute la poésie française, il

y a bien peu de pièces aussi tragiquement belles que celle-ci.

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