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Dans nos doubles clartés voir laquelle avait lui,
Et, sans mentir au ciel, dire: c'est elle ou lui ?
Aussi qu'étais-je ici que ta vivante image?
Ton œil semblait avoir façonné mon visage?
Jeune, dans la maison on ne distinguait pas
Le timbre de nos voix ni le bruit de nos pas;
Par le frémissement de chaque même idée
Dans le même moment notre âme était ridée;
Le même sentiment battait dans nos deux cœurs;
Si tu devais pleurer mes yeux roulaient des pleurs,
S'il passait sur mon front quelque fraîche pensée,
D'un sourire avant moi ta lève était plissée.
Un en deux, toi le tronc, moi le tendre rameau;
Toi la voix, moi le son, toi la source et moi l'eau !
Union si profonde et si forte des âmes,

Que Dieu seul peut de l'œil en démêler les trames;
Que lui seul peut savoir, en sondant nos deux cœurs,
Si c'est toi qui survis ou si c'est moi qui meurs.

Vers écrits sur l'album d'une jeune dame 1.
Sur cette page blanche où mes vers vont éclore,
Qu'un souvenir parfois ramène votre cœur!
De votre vie aussi la page est blanche encore;
Je voudrais la remplir d'un seul mot: le Bonheur.
Le livre de la vie est un livre suprême,

Que l'on ne peut ouvrir et fermer à son choix,

Où le feuillet fatal se tourne de lui-même :

Le passage attachant ne s'y lit qu'une fois;

On voudrait s'arrêter à la page où l'on aime,

Et la page où l'on meurt est déjà sous les doigts.

(Euvres à lire de Lamartine: Méditations poétiques (1820); Nouvelles méditations poétiques (1823); Harmonies poétiques et religieuses (1830); Jocelyn (1836); Recueillements poétiques (1839). Pour ses œuvres en prose, voir le 1er volume de cette Chrestomathie. Principaux ouvrages de critique écrits sur Lamartine Sainte-Beuve, Portraits contemporains et Causeries du lundi (1832-1851); Eugène Pelletan, Lamartine, sa vie et ses œuvres (1869); F. Brunetière, La poésie de Lamartine, dans la Revue des Deux Mondes août 1886 et L'Evolution de la poésie lyrique (1894); Em. Deschanel, Lamartine(1893); Jules Lemaitre, Les Contemporains (1895); E. Zyromski, Lamartine, poète lyrique (1898).

1 Cette petite pièce, que le poète écrivit séance tenante à une soirée mondaine, est un chef-d'œuvre d'improvisation poétique; comme exemple de comparaison symbolique elle est remarquable.

VICTOR HUGO

Né à Besançon en 1802, mort à Paris en 1885.

La vie de Victor Hugo embrasse diverses périodes qu'il faut connaitre si l'on veut comprendre l'évolution de son génie. Fils d'un général de l'Empire, après une jeunesse errante, passée en France, en Corse, en Italie, en Espagne, il débute à Paris, en 1818, par des pièces absolument classiques, assez voisines de celles de Pierre Lebrun. Chateaubriand l'a appelé déjà « l'enfant sublime »; toutefois c'est seulement en 1827, après Cromwell, qu'on voit s'épanouir son génie lyrique et qu'il devient le chef de la nouvelle école. Jusqu'en 1843, il domine celle-ci et épanche les richesses de son imagination créatrice dans un nombre considérable de drames, de poésies et de romans. Pendant les années qui suivent, il s'arrête; on pourrait croire qu'il est fini, comme le romantisme dont la dernière heure va sonner; mais, après 1850, au moment même où le réalisme positiviste s'empare de l'âme de la France, il reprend victorieusement la plume, en se jetant dans la mêlée politique, dont le choc renouvelle magnifiquement son génie; c'est après cela qu'il écrit ses œuvres les plus belles, en dehors et au-dessus du courant littéraire dominant. Jusqu'alors, Victor Hugo n'avait été que poète; après 1850, il devient homme politique. Dégagé de son passé de famille royaliste et napoléonien, il lutte, en 1851, contre le césarisme, défend la république, que veut supprimer Louis-Napoléon, et, vaincu, prend le chemin de l'exil; il ne revient de Guernesey qu'en 1870, après la bataille de Sedan et la chute de Napoléon III. Ses dernières années s'achèvent dans le travail fécond et la gloire radieuse. Il est devenu l'idole du peuple aussi bien que des lettrés. Quand il meurt, après avoir exercé une énorme influence sur l'esprit public par ses œuvres à tendances sociales, c'est par une apothéose magnifique que les Français célébrent sa fin. Ils mettent au Panthéon sa dépouille, qu'on a exposée pendant huit jours sous l'Arc de Triomphe de l'Etoile, devenu le radieux symbole de la victoire du génie.

Prise dans son ensemble, la vie du célèbre poète est noble et belle. Les quelques défauts qui rapetissent son caractère, les quelques défaillances morales qui font une ombre à sa vie privée, disparaissent dans le rayonnement de ses grandes qualités. Victor Hugo fut loyal, courageux et bon. Parvenu au faîte de la gloire, à l'âge où les écrivains heureux désertent le combat et ses périls, il préféra l'exil à l'abandon du droit; dès lors il lutta courageusement pour le peuple, que nul Français n'a aimé autant que lui. A ce peuple, du reste, il n'a jamais montré comme but qu'un haut idéal de vie morale; bien peu de grands écrivains sont dans ce cas.

L'œuvre de Victor Hugo, comme poète, est colossale: c'est un monde dans lequel on peut faire des découvertes pendant des mois. Le génie d'un Musset ou d'un Vigny tient en quelques pièces, celui de Hugo

déborderait de la chrestomathie la plus large; on ne peut, en le citant, qu'en donner une faible idée. Ce qui frappe par-dessus tout, dans son œuvre, c'est l'infinie variété de ses idées poétiques. Déjà en 1840, Vinet le citait comme le poète universel, embrassant tout, monde, histoire, spéculation, méditation intime, politique, idées sociales, etc. ; et il n'était alors qu'à la moitié de sa carrière, il n'avait pas encore écrit ses plus belles œuvres. Lyrique enthousiaste et prestigieux, élégiaque touchant et délicat, épique grandiose, satirique puissant, philosophe profond, il a mis dans ses vers tous les sentiments et toutes les idées que peut embrasser une imagination de poète, et tout le symbolisme qu'il peut enfanter. Dans ses dernières œuvres, que la critique littéraire a peu comprises, mais que les professionnels de la philosophie placent très haut, il s'est élevé jusqu'aux régions merveilleuses où la vision du songeur pénètre le voile de l'inconnaissable et entrevoit le monde invisible. Renan, si peu suspect d'enthousiasme pour les poètes, qu'il comparait aux joueurs de flûte, a pu dire de lui avec raison : « Son >> ceuvre immense est la mirage d'un univers qu'aucun œil ne sait plus » voir ». Ajoutez à cela que la puissance de son invention verbale a égalé sa prodigieuse imagination: il a créé la langue romantique et le vers moderne. C'est incontestablement le plus grand poète de la France et l'un des plus grands du monde entier.

A l'arc de triomphe '.

La France a des palais, des tombeaux, des portiques,
De vieux châteaux tout pleins de bannières antiques,
Héroïques joyaux conquis dans les dangers;

Sa pieuse valeur, prodigue en fiers exemples,
Pour parer ses superbes temples,
Dépouille les camps étrangers.

On voit dans ses cités, de monuments peuplées,
Rome et ses dieux, Memphis et ses noirs mausolées,
Le lion de Venise en leurs murs a dormi;
Et quand, pour embellir nos vastes Babylones,
Le bronze manque à ses colonnes,

Elle en demande à l'ennemi !

Lorsque luit aux combats son armure enflammće,
Son oriflamme auguste et de lys parsemée

1 Extrait des Odes et Ballades (1818-1828). Cette pièce, datée de 1829, n'est pas la plus belle du recueil; nous la donnons ici parce qu'elle est caractéristique du talent de Victor Hugo dans sa première période littéraire; c'est généralement dans ce style, correct et noble mais assez terne, qu'il écrivait alors. Il y a dans les Voix intérieures une pièce portant le même titre, infiniment supérieure à tous les points de vue.

Chasse les escadrons ainsi que des troupeaux :
Puis elle offre aux vaincus des dons après les guerres,
Et, comme des hochets vulgaires,

Y mêle leurs propres drapeaux.

Arc triomphal ! la foudre, en terrassant ton maître,
Semblait avoir frappé ton front encore à naître.
Par nos exploits nouveaux te voilà relevé !
Car on n'a pas voulu, dans notre illustre armée,
Qu'il fût de notre renommée

Un monument inachevé !

Dis aux siècles le nom de leur chef magnanime.
Qu'on lise sur ton front que nul laurier sublime
A des glaives français ne peut se dérober.
Lève-toi jusqu'aux cieux, portique de victoire!
Que le géant de notre gloire
Puisse passer sans se courber!

La bataille perdue 2.

« Allah! qui me rendra ma formidable armée,
Emirs, cavalerie au carnage animée,

Et ma tente, et mon camp éblouissant à voir,
Qui la nuit allumait tant de feux, qu'à leur nombre
On eût dit que le ciel sur la colline sombre
Laissait ses étoiles pleuvoir ?

« Qui me rendra mes beys aux flottantes pelisses?
Mes fiers timariots, turbulentes milices?

Mes khans bariolés? mes rapides spahis?

Et mes bédouins hâlés, venus des Pyramides,
Qui riaient d'effrayer les laboureurs timides,

Et poussaient leurs chevaux par les champs de maïs?

1 Allusion à la guerre d'Espagne faite pour rétablir les Bourbons sur le trône de Madrid. Victor Hugo avait alors les deux cultes royaliste et napoléonien de son père, général de l'empire, et de sa mère vendéenne.

Extrait des Orientales (1828), le premier recueil romantique de l'auteur. La Grèce et la Turquie tiennent une large place dans cet ouvrage où Victor Hugo exprima, comme Pierre Lebrun, la haine du musulman persécuteur, alors générale en France. Littérairement, il marque la transformation complète du génie du poète; au style classique des premiers vers succède la langue concrète, riche, imagée du romantique qui va devenir le plus grand inventeur verbal français. Lire dans les Orientales, la longue et remarquable pièce, intitulée: Le Feu du ciel.

<< Tous ces chevaux, à l'œil de flamme, aux jambes grêles,
Qui volaient dans les blés comme des sauterelles,
Quoi, je ne verrai plus, franchissant les sillons,
Leurs troupes, par la mort en vain diminuées,
Sur les carrés pesants s'abattant par nuées,
Couvrir d'éclairs les bataillons!

<< Ils sont morts; dans le sang traînent leurs belles housses; Le sang souille et noircit leur croupe aux taches rousses; L'éperon s'userait sur leur flanc arrondi

Avant de réveiller leurs pas jadis rapides,

Et près d'eux sont couchés leurs maîtres intrépides
Qui dormaient à leur ombre aux haltes du midi!

« Allah! qui me rendra ma redoutable armée ?
La voilà par les champs tout entière semée,
Comme l'or d'un prodigue épars sur le pavé.
Quoi ! chevaux, cavaliers, arabes et tartares,

Leurs turbans, leur galop, leurs drapeaux, leurs fanfares,
C'est comme si j'avais rêvé!

O mes vaillants soldats et leurs coursiers fidèles! Leur voix n'a plus de bruit et leurs pieds n'ont plus d'ailes. Ils ont oublié tout, et le sabre et le mors.

De leurs corps entassés cette vallée est pleine.

Voilà pour bien lontemps une sinistre plaine.

Ce soir, l'odeur du sang; demain, l'odeur des morts.

>> Quoi! c'était une armée et ce n'est plus qu'une ombre ! Ils se sont bien battus, de l'aube à la nuit sombre,

Dans le cercle fatal ardents à se presser.

Les noirs linceuls des nuits sur l'horizon se posent.
Les braves ont fini. Maintenant ils reposent,

Et les corbeaux vont commencer.

» Déjà, passant leur bec entre leurs plumes noires,
Du fond des bois, du haut des chauves promontoires,
Ils accourent; des morts ils rongent les lambeaux;
Et cette armée, hier formidable et suprême,
Cette puissante armée, hélas! ne peut plus même
Effaroucher un aigle et chasser des corbeaux!

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