Page images
PDF
EPUB

DE LA DÉMOCRATIE EN FRANCE,

PAR M. GUIZOT (1).

I

Nous nous sommesbornés à analyser l'écrit de M. Guizot (2). Nous sentons le besoin d'y revenir. L'austère simplicité de ces pages en déguise la profondeur. On y découvre plus de choses à mesure qu'on les étudie. L'homme d'État cache le savant et résume en quelques sobres paroles les labeurs d'une longue expérience. Au fond de cette double science, science des faits, science des hommes, on sent un cœur où bat le noble amour de la patrie et de la vérité. Les natures d'élite gagnent à l'adversité. M. Guizot n'a vu crouler sa fortune que pour entrer dans une possession plus parfaite de son esprit et de son âme. L'exil lui a été bon. Il y a trouvé, nous ne dirons pas le courage, mais la facilité de mieux exprimer et surtout de mieux faire entendre certaines grandes pensées de conciliation que ses adversaires ne lui ont jamais, à notre avis, contestées sans injustice, et que, pour notre compte, nous avons toujours honorées, regrettant seulement qu'il ne les plaçât point assez haut et ne les défendit point assez contre les préjugés de son parti. Loin des affaires, délivré de ce souci de conserver le pouvoir ou de le reconquérir, que l'on peut appeler la faiblesse des hommes d'État, et qu'ils peuvent, eux, considérer comme leur devoir, il cherche la vérité d'un regard plus libre, il la confesse d'un cœur plus hardi. Nous croyons qu'il ne la voit pas et ne la proclame pas tout entière. Nous l'avons dit avec autant de sincérité que de regret. Cette même sincérité nous oblige à reconnaître le grand pas qu'il a fait dans sa meilleure voie. Il donne pour base et point de départ à son système politique ce qui n'en était jadis que l'aspiration passagère et pour ainsi dire le noble rêve.

Dans cette ligne, M. Guizot a toutes nos sympathies. Nous ne craindrons pas de l'avouer hautement. Depuis un an nous avons

(1) 1 vol. in-18, chez J.-B. De Mortier, à Bruxelles ;-prix: 25 centimes. (2) Voir page 217.

VII.

15

fait de nos idées, de nos tendances, et, si nous l'osons dire, de nos cœurs, une épreuve qui nous rassure contre toute fausse interprétation de nos paroles. Nous avons su que nous aimons la justice, nous avons senti que nous sommes dans la vérité, nous avons vu que la justice et la vérité sont éternelles, et qu'il y a plus de sagesse, comme plus de gloire, à les servir isolément qu'à se prosterner avec la multitude devant la face insolente du mensonge. Quand la monarchie de Juillet, dont nous n'étions pas les ennemis, eut succombé, nous avons mis de côté nos préventions, nos inimitiés, nos jugements antérieurs sur les hommes et sur les choses. Nous avons supposé que dans le péril de la patrie tout le monde avait fait comme nous, et nous nous sommes dit : Quiconque paraîtra sur la scène, quelque rôle qu'il ait joué jusqu'au moment de la révolution, nous le prendrons à cette date; nous ne nous souviendrons de son passé qu'autant qu'il s'en souviendra lui-même, et nous le jugerons sur ses actes nouveaux, non suivant le succès, mais suivant la justice. Nous appliquons à M. Guizot cette règle dont nous ne voulons point nous départir. M. Guizot est impopulaire, mais il a raison, et fùt-il cent fois plus impopulaire, le fût-il autant que le désirent les passions anarchiques, il n'en aurait pas moins raison. Voilà ce que nous considérons, en dehors de son passé, où nous l'avons combattu, en dehors de son avenir où nous pourrons le combattre encore, en dehors de notre estime pour sa personne et de notre admiration pour son talent. Il a raison dans ses sévérités contre les instincts subversifs de la démocratie, dans ses mépris pour l'idole démocratique, dans son appréciation des devoirs du gouvernement sous le régime républicain; il a raison lorsqu'il énumère les forces réelles de la société, lorsqu'il presse les diverses fractions du parti conservateur de se réunir contre le flot montant de la démocratie, lorsqu'il leur enseigne par quel esprit de liberté, de vigilance et de sacrifice elles pourront conjurer le débordement anarchique qui menace de submerger la démocratie elle-même; lorsqu'enfin, d'une voix si ferme, il indique comme le plus efficace des moyens de salut, l'esprit religieux, et comme source unique de l'esprit religieux, la liberté religieuse.

Il a raison, et nous sommes avec lui. Et tant qu'il parlera ainsi, nous serons avec lui et nous n'y serons pas seuls. Il gardera son

rang, il continuera d'être l'un des chefs éminents de la société française, il n'aura pas besoin de tenir le pouvoir pour exercer dans notre pays une immense influence, et les redoutables passions qu'il combattra n'égaleront jamais leurs injures et ses services.

Si nous avons un conseil à donner aux anciens adversaires de M. Guizot, à ceux qui ne sont pas jetés sans retour dans le torrent de la démagogie, c'est de faire comme nous. La conciliation des principes et des intérêts doit commencer par les personnes. Oublions nos griefs. Nous ne saurions leur donner une satisfaction qui n'ajoutât à nos périls. Aucune individualité propre à servir dans la grande armée de l'ordre ne doit en être exclue par aucun des drapeaux que la Providence y a rassemblés. M. Guizot a le premier appelé les opinions modérées sur le terrain de la conciliation. Qu'il y soit reçu avec les honneurs dus à son talent et aux forces qu'il amène. Peu d'hommes sont capables d'en élargir les limites et d'y faire régner l'harmonie.

II

Après une première lecture du livre de M. Guizot, nous avions noté quelques points qui nous semblaient prêter à la critique. Ces critiques seraient oiseuses. Elles s'adresseraient en général aux paroles plutôt qu'aux pensées. Nous y renonçons. Nous ne ferons qu'une réserve, ou plutôt une remarque. Elle porte sur les quatre premiers chapitres.

On a prouvé plus longuement, jamais avec plus de vigueur et de netteté que dans ces pages admirables, le vide et les dangers des théories et des utopies démocratiques, telles qu'elles se révèlent à nous depuis un an. Elles sont fausses et mauvaises, même lorsqu'elles n'épouvantent pas. Elles nous font assister à un spectacle désolant, celui d'une guerre civile au sein d'une armée de destructeurs. Nous avons vu, jusqu'au 10 décembre, les factions dominantes se disputer l'empire, moins pour défendre la société que pour avoir la gloire ou le profit de lui appliquer le système de destruction que chacune d'elles préfère. Nous avons vu, nous voyons encore les chances de la lutte tourner fatalement à l'avantage des plus violents. Ils sont battus et ils triomphent. M. Guizot, parlant de ceux de nos républicains que l'on pourrait, relativement à d'au

[ocr errors]

tres, qualifier de conservateurs, dit avec une raison profonde qu'un jour, lorsqu'on y regardera librement et sérieusement, « on sera épouvanté de tout ce qu'ils ont livré ou perdu, et du « peu d'effet de leur résistance. » Peut-il en être autrement? Ces prétendus conservateurs ne sauraient combattre avec efficacité des doctrines dont ils sont eux-mêmes imbus. Ils admettent les principes, et repoussent les conséquences, par un instinct dont leur raison faussée ne se rend pas compte, et qu'elle a, au contraire, affaibli et désarmé. Depuis la manifestation du 17 avril, premier acte, provoqué par eux-mêmes, d'une réaction qui devait les annuler en les sauvant, ils ont constamment vaincu l'anarchie, et constamment rendu l'esprit d'anarchie plus fort. Constamment aussi ils lui ont fait ou se sont laissé arracher plus de concessions. Ce que la réaction, cette épée indocile dont ils se servent à regret, leur donne en ordre matériel, leur penchant profondément révolutionnaire cherche à le compenser par un surcroît de désordre moral. La république sociale n'a rien à reprocher à la république démocratique, que d'être trop lente en ses œuvres et de trop tenir au pouvoir.

Mais n'était-ce pas tout ce que la république démocratique ellemême pouvait reprocher à la monarchie constitutionnelle? La monarchie constitutionnelle aussi a beaucoup livré, beaucoup perdu, et sa résistance a eu peu d'effet. Des premiers jours de Bonaparte aux derniers jours de Louis-Philippe, l'esprit révolutionnaire, changeant de nom, d'instruments et de tactique, a toujours gagné du terrain. Les révolutions n'ont fait autre chose que lui donner des positions officielles, où ses représentants, continuant par voie législative et gouvernementale ce qu'ils avaient commencé par voie d'opposition et d'émeute, ont activement et fatalement travaillé à former de nouvelles bandes d'envahisseurs. Il y a eu cependant un travail de résistance. Pourquoi la résistance a-t-elle été toujours de peu d'effet? Parce qu'elle a été nécessairement incomplète et égoïste. Le pouvoir révolutionnaire, pouvoir de parti, se borne à défendre des positions personnelles et des intérêts de parti. Soit impuissance ou dédain, soit aveuglement ou connivence obstinée, il néglige les grands principes sociaux. Combien d'atteintes portées à ces principes par des mains qui, plus intelligentes ou plus pures, ou plus libres peut-être, auraient voulu les en

tourer d'un inexpugnable rempart! Tel est le triste héritage des révolutions. On met à la disposition de ceux qui le recueillent, pour un temps, toutes les ressources de la force matérielle; on leur dénie la force morale. Ils font la police dans une société qui ne veut plus de lois, ou qui leur conteste le droit de faire prévaloir le bien sur le mal. La conscience publique, soulevée par un sentiment de justice déréglé, leur interdit de toucher à certaines armes saintes et puissantes, qu'ils ont jadis paralysées. Ils périssent s'ils ne les emploient pas, et, dans l'effort qu'ils font pour s'en emparer, ils tombent : l'instinct révolutionnaire se réveille et les emporte au moment où ils vont briser avec lui.

Qu'est-ce donc que cet instinct révolutionnaire devenu si puissant dans la société française et qui la jette malgré elle, malgré ses terreurs, malgré ses efforts, dans ces hasards de plus en plus terribles où elle s'épuise, où elle se dissout, où elle sent qu'elle peut périr? Quel est ce démon invincible et railleur assez sûr de la fascination qu'il exerce et des filets où il nous enlace, pour ôter aujourd'hui son masque et s'offrir cyniquement à nos yeux sous les traits de l'athéisme, trònant en face de l'échafaud? M. Guizot décrit le mal; il en montre la force, l'étendue, les ravages. Il oublie de nous dire d'où vient ce mal. C'est une lacune dans son livre. Il y manque une première page, ou, plutôt, nous trouvons là un de ces barreaux dont nous avons parlé, un de ces barreaux calvinistes qui empêchent l'illustre écrivain d'aller jusqu'où le porterait la force de son génie.

Depuis Luther, l'esprit catholique, et c'est l'esprit chrétien, s'est graduellement retiré du gouvernement en France et en Europe; il a été remplacé par l'esprit païen, qui a soufflé aux gouvernants les inspirations du despotisme, aux gouvernés les conseils de la rébellion. Le pouvoir s'est dégradé. En perdant le sens de son devoir il a perdu la conscience de son droit. Les peuples, par une conséquence naturelle, n'étant plus gouvernés selon la mansuétude du droit chrétien, ont perdu le sens du devoir. La religion absente refuse sa sanction au commandement et ne donne plus ses consolations à l'obéissance. D'une part, un joug d'autant plus dur et plus ombrageux qu'il se sent plus facile à renverser; d'autre part, des misères d'autant plus amères qu'elles semblent résulter uniquement de l'injustice du sort, et une fureur d'anar

« PreviousContinue »