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DU SYSTÈME PROTECTEUR

EN FRANCE.

PREMIÈRE PARTIE.

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CHAPITRE I.

Origines du système protecteur. - Son application en Angleterre, en Espagne, en France. Temps antérieurs à Colbert. - Importance de l'industrie parisienne en 1654. - Des corporations et maîtrises avant Louis XIV. — Leur suppression est demandée par les Etats généraux de 1614. Situation au moment de l'avénement de Colbert au ministère.

Par un concours de circonstances qu'on ne retrouve dans l'histoire d'aucun peuple, le siècle qui, en France, a donné le beau spectacle de l'apparition presque simultanée des grands génies, éternel honneur de notre littérature, qui a vu les splendeurs de la cour la plus magnifique et la plus policée qui ait jamais été, où, malgré des guerres incessantes et les sacrifices de toutes sortes qu'exigeaient des armées de quatre cent mille hommes, les palais les plus somptueux ont été construits, les travaux les plus utiles exécutés avec une rapidité fabuleuse, ce siècle est aussi celui où le plus illustre des ministres de Louis XIV, Colbert, a inauguré un système industriel dont l'influence a été considérable, qui a fait école chez les nations, qui porte son nom, et derrière lequel des intérêts nombreux et puissants s'abritent encore aujourd'hui.

Ce n'est pas, toutefois, que le système dont il s'agit ait

été inventé tout d'une pièce par Colbert. Antérieurement, il avait été appliqué avec une grande vigueur, moins encore par la France que par les nations voisines, notamment l'Angleterre et l'Espagne. Déjà, vers le commencement du dixseptième siècle, les Anglais ne se bornaient pas à empêcher d'une manière absolue l'exportation de leurs laines, ils repoussaient de même, sous peine de confiscation, les draperies étrangères. Un peu plus tard, le fameux acte de navigation soumit à un double droit d'entrée toutes les marchandises importées de France'. Quant à l'Espagne, bien qu'elle se trouvât, en réalité, dans l'impossibilité matérielle de fournir à ses colonies les divers objets manufacturés qui leur étaient nécessaires, elle avait néanmoins la prétention, dans le but de s'approprier sans partage tout l'or des Indes, de fabriquer ces objets elle-même, et, pour parvenir à ses fins, elle fermait ses frontières à la concurrence étrangère. Seulement, comme dans le domaine de l'industrie les lois sont impuissantes contre la force des choses, et attendu qu'il n'est pas possible de faire, même à l'aide des plus forts encouragements, que tous les peuples atteignent en toutes choses au même degré d'aptitude, les Espagnols demandaient à la contrebande tous les objets qu'ils ne savaient ou ne voulaient point produire, et le gouvernement lui-même, après avoir vainement essayé de lutter contre cet état de choses, avait pris le parti de fermer les yeux sur cette violation de la loi, moyennant un droit qu'il retirait, à peu près ouvertement, de l'introduction des marchandises provenant des fabriques de France, d'Angleterre et de Hollande.

De son côté, la France n'était pas restée, dans cette voie, en arrière des autres grandes nations industrielles et commerçantes de l'Europe. Sans parler de la législation concernant la sortie des substances alimentaires, législation de tout temps variable, et de tout temps basée sur le produit

' OEuvres de Louis XIV, t. II, p. 397 et suiv.- Demandes relatives au commerce faites par le roi au maréchal de Turenne, avec ses réponses.

2 Voir mon Histoire de Colbert; Pièce justificative, no IX : Instruction pour M. de Vauguyon, ambassadeur en Espagne.

des récoltes, on trouve dans des édits du septième siècle la preuve que des droits étaient établis sur les marchandises qui entraient dans le royaume ou qui en sortaient. Ces droits étaient-ils simplement fiscaux, ou avaient-ils pour objet de protéger certaines industries indigènes? C'est un point qui n'est pas éclairci. Six siècles plus tard, en 1304, les ouvriers en laine du royaume ayant offert de payer un droit de douze deniers par pièce de drap, à condition que la sortie des laines serait interdite, Philippe le Bel, qui vit dans cette offre une occasion d'augmenter ses revenus, acquiesça à la demande et prohiba en outre, dans les mêmes conditions, la sortie d'un grand nombre d'autres marchandises naturelles ou fabriquées, Tour à tour supprimée et rétablie, cette prohibition fut, vers 1380, transformée en un droit de sortie. Soixante ans plus tard, les soies teintes, les draps et étoffes d'or, d'argent et de soie provenant d'Italie furent frappés d'un droit de douane de sept et demi pour cent. Depuis cette époque, les droits de douane sur les marchandises étrangères furent, malgré la réclamation des marchands français, successivement aggravés, à la sollicitation des fabricants, dont l'intérêt paraissait mieux se concilier avec celui du pouvoir royal, toujours disposé à augmenter les impôts que le développement des nécessités sociales rendait de jour en jour plus insuffisants. Cependant ces droits étaient encore, vers le milieu du dix-septième siècle, plus modérés que ceux de l'Angleterre, avec laquelle nos manufactures d'articles de laine avaient particulièrement à lutter '.

Même à cette époque d'ailleurs, l'industrie française avait déjà acquis une grande importance. On en trouve la preuve dans des observations que les membres des six corps des marchands de la ville de Paris adressèrent au roi, en 1654, à l'occasion d'un nouveau droit qui venait d'être établi sur les marchandises étrangères. Après avoir constaté que les fermiers des douanes eux-mêmes reconnaissaient la fâcheuse influence de la trop grande élévation des droits, puisque, bien

1 Des Impositions de la France, par M. Moreau de Beaumont, t. III, p. 478 et suiv. Encyclopédie méthodique; Finances, article Douanes.

que le fil d'or de Milan fût taxé à vingt-huit sols, ils l'admettaient cependant à vingt-un sols « pour en faciliter l'apport «et en attirer une plus grande quantité », les six corps des marchands ajoutaient, en ce qui concernait cet article, que tout le monde trouvait son compte à cette diminution, attendu que l'or filé de Milan, qui se vendait huit écus le marc dans cette ville, en valait vingt après avoir été travaillé ; que cela permettait d'occuper une foule de pauvres gens qui, sans cette ressource, auraient été réduits à mendier; que si les nouveaux droits étaient maintenus, cette fabrication nous serait enlevée au profit de quelques villes limitrophes, ce qui nous priverait d'objets que nous vendions avec beaucoup d'avantage à l'Espagne, à l'Allemagne et même à plusieurs Etats d'Italie.

« A dire vrai, continuaient les représentants de l'industrie <«< parisienne, nous n'avons que le commerce et nos manu« factures qui attirent l'or et l'argent par le moyen duquel « les armées subsistent. Nous envoyons aux étrangers les <«< toiles, les serges et étamines de Reims, celles de Châlons, « les futaines de Troyes et de Lyon; les bas de soie et de << laine, les bas d'estame, de fil, de coton et poil de chèvre << qui se font aux pays de Beauce et Picardie, à Paris, à Dour<«< dan et Beauvais; toutes sortes de marchandises dépen<< dantes de la bonneterie, qui se débitent en Espagne, en « Italie et jusqu'aux Indes; toutes sortes de pelleteries et << quincailleries, de couteaux et ciseaux; toutes sortes de « merceries, comme rubans et dentelles de soie, or et argent « tant fin que faux, épingles, aiguilles, gants et une infinité << d'autres menues merceries; les draps de soie, d'or et d'ar<< gent de Lyon et de Tours; les chapeaux qui se font à Paris << et à Rouen, dont presque tous les peuples de l'Europe, << même des Indes occidentales se servent... >>

Les six corps des marchands faisaient en outre observer que « les impositions établies en France sur les marchandises, tant du pays qu'étrangères, étaient plus fortes que dans tous les autres États de l'Europe, d'où il résultait que les étrangers payant moins de droits pour les matières qui en

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