Page images
PDF
EPUB

« par la force de la nécessité... Ce n'est qu'après de profondes << discussions au Conseil d'Etat, où ont été appelés des négo«ciants, que Sa Majesté s'est déterminée pour l'essai de la « prohibition, et pour une élévation de tarif équivalant à la << prohibition.

« Le temps nous apprendra quel sera le résultat d'une me« sure que sollicitait depuis longtemps la spéculation particu« lière de chaque branche de nos fabriques. LE GOUVERNEMENT « L'AVAIT TOUJOURS REPOUSSÉE, PARCE QU'ELLE NE LUI AVAIT PAS ÉTÉ « COMMANDÉE PAR L'INTÉRÊT GÉNÉRAL.

« Ce grand résultat, messieurs, fixe toutes vos pensées. Tous « les préjugés se taisent. La voix seule de la patrie se fait en« tendre. L'approbation de la loi offrira au gouvernement un << nouveau gage du dévouement et de la confiance du Corps législatif1. »

Quelques détails, donnés sur le même sujet par Napoléon lui-même, complètent le discours de l'orateur du Tribunat

« Je proposai au Conseil d'Etat, dit Napoléon, de prohiber « l'importation du coton filé, des tissus de coton et des toiles << de coton imprimées; ON Y PALIT. Je fis venir Oberkamp; je << causai longtemps avec lui; j'en obtins que cela occasion<«< nerait une secousse sans doute; mais qu'au bout d'un an « ou deux de constance, ce serait une conquête dont nous << recueillerions d'immenses avantages 2. Alors, je lançai « mon décret EN DÉPIT DE TOUS; CE FUT UN VRAI COUP D'ETAT...... « Si j'avais pu réussir à faire filer le lin comme le coton,

• Moniteur universel, du 31 août 1806.

2 Si la fabrication du coton, moins protégée en France, n'y avait pas pris une aussi grande extension, nous aurions d'abord vendu à l'Angleterre, à la Belgique, à la Suisse, à l'Allemagne, beaucoup plus de nos vins, de nos soieries et d'autres marchandises. Nous n'aurions pas ensuite retiré des campagnes, pour l'attirer dans un très-petit nombre de grandes villes, une population inquiète, qui s'entasse dans des ateliers insalubres et s'étiole dans des logements malsains où le paupérisme étend particulièrement ses ravages, population digne d'ailleurs du plus vif intérêt, parce que ses salaires sont, relativement, les plus bas, et, en même temps, parce que l'industrie de laquelle elle vit est précisément la plus précaire et celle où les stagnations, les crises, sont plus fréquentes, et qui est enfin, pour tous les gouvernements, un objet constant de préoccupations,

« j'aurais donné un million à l'inventeur, et l'on y serait « arrivé, sans les circonstances. Dans le cas contraire, J'AU« RAIS PROHIBÉ LE COTON, si je n'eusse pu le naturaliser sur le «< continent'. >>

Le projet de loi fut adopté à la presque unanimité par le Corps législatif. Sur deux cent trente-neuf votants, huit amants enthousiastes de la liberté (c'étaient sans doute de vieux admirateurs de Turgot et d'Adam Smith) protestèrent seuls contre l'introduction de la prohibition dans nos tarifs, où l'on sait qu'elle n'avait pas encore figuré jusqu'alors. Quant aux autres députés, tout prouve qu'ils cédèrent aux raisons qu'avait fait valoir le second orateur du Tribunat, à la force de la NÉCESSITÉ.

Le blocus continental vint bientôt étonner l'Europe. L'idéal que les partisans du système prohibitif avaient pu rêver devint une réalité.

Bien qu'il eût été décrété dans un but spécial et comme mesure de guerre, le blocus continental a été présenté depuis comme ayant été essentiellement utile à l'industrie française, et il forme, à ce titre, l'un des épisodes les plus remarquables de l'histoire du système protecteur.

On sait ce qui y donna lieu. Le 11 novembre 1806, le gouvernement anglais avait interdit tous ses ports aux navires français, assujetti les bâtiments des puissances neutres à la visite de ses croiseurs, et décidé que les contraventions seraient jugées dans les ports britanniques et punies, s'il y avait lieu, d'une taxe arbitraire. Napoléon apprit à Berlin cette insigne violation du droit des gens; sa réponse ne se fit pas attendre. Un décret du 23 novembre déclara les Iles britanniques en état de blocus et ordonna la saisie et la confiscation des bâtiments qui, après avoir touché en Angleterre, entreraient dans un port français. Un autre décret, daté de Milan, du 17 décembre 1807, compléta ces dispositions, en décidant que tout bâtiment, à quelque nation qu'il appartînt, qui aurait souffert la visite d'un vaisseau anglais, ou se

[ocr errors][merged small]
[ocr errors]

serait soumis à un voyage en Angleterre, ou enfin qui aurait payé une imposition quelconque au gouvernement anglais, serait, par cela seul, dénationalisé, considéré comme propriété anglaise, et, par conséquent, de bonne prise ; il en devait être de même pour tout bâtiment expédié des ports de l'Angleterre ou des colonies anglaises.

Ce duel acharné de peuple à peuple, qui dura jusqu'à la fin de l'Empire, eut pour la France et le continent des conséquences économiques curieuses à étudier. D'un côté, les barrières qui séparaient les nations continentales ayant disparu, par l'effet, soit de la conquête et des traités, soit des décrets impériaux relatifs au blocus de l'Angleterre, la liberté sortit des excès mêmes du régime prohibitif. Soumis aux mêmes lois commerciales, la plupart des différents Etats européens ne formèrent plus qu'un seul peuple de producteurs, et, grâce aux heureux effets de la concurrence qui les stimulait, leurs manufactures prirent un grand essor. Loin de ne pouvoir soutenir cette lutte pacifique, la France y brillait, au contraire, au premier rang; et cependant, elle possédait alors la Belgique, l'Italie, la Prusse rhénane dont les fabriques de draps, de soieries, de toiles rivalisaient avec les nôtres, sans les éclipser1.

D'un autre côté, toutes les matières premières avaient considérablement augmenté, notamment la plus utile de toutes, le coton, sur lequel, on l'a vu, Napoléon avait mis un droit d'entrée de 800 fr. les 100 kilogrammes, dans l'espoir d'en introduire la culture dans le royaume de Naples. Ce renchérissement énorme, à une époque où les capitaux étaient peu abondants et le crédit presque nul, occasionnait de temps en temps des crises industrielles formidables, et n'était pas moins funeste aux ouvriers qu'aux consommateurs. Ceux-ci, d'ailleurs, obligés de payer certains produits beaucoup plus cher qu'auparavant, n'étaient pas sans s'apercevoir que, leurs revenus n'ayant pas augmenté pendant que la plupart des produits usuels avaient subi une forte

'Histoire de l'Économie politique, par M. Blanqui, t. II, p. 200.

hausse, le blocus continental était, en réalité, nuisible à leurs intérêts. Bien plus, l'exportation des produits du sol que nous fournissions d'habitude aux étrangers, avait considérablement diminué depuis 1810, et il arrivait souvent que ces produits ne trouvaient d'acheteurs qu'à 50 pour 100 au-dessous des anciens cours1.

En même temps, maîtresse absolue de la mer, l'Angleterre offrait à ses manufacturiers, aux prix les plus bas, les matières premières dont ils avaient besoin, et elle percevait encore une taxe sur ces marchandises, ainsi que sur les denrées coloniales qu'elle consentait à céder à d'autres pays. Inquiétés dans leurs relations avec Lubeck, Hambourg, Amsterdam, Gênes, Livourne, les commerçants anglais s'étaient frayé des voies nouvelles, plus hasardeuses sans doute, mais non moins lucratives. Les îles d'Héligoland, de Jersey, de Sardaigne, de Sicile, de Malte, étaient pour eux autant d'entrepôts où certaines parties du continent venaient s'approvisionner des draps, des tissus, des armes dont elles avaient besoin. L'Espagne notamment offrit jusqu'en 1816, au commerce anglais, un débouché considérable et des plus fructueux.

Quant à la France, dont les frontières présentaient alors un développement immense, on se figure quelle activité le régime que le blocus continental lui avait fait devait y donner à la contrebande. Plus de vingt milledouaniers, a dit le comte Mollien, avaient sans cesse à défendre un cercle menacé dans tous ses points par plus de cent mille contrebandiers, ce qui laissait à la fraude quatre-vingts probabilités de succès. Celleci, au surplus, s'était élevée à la hauteur d'une véritable industrie. De grands manufacturiers de Bruxelles, de Gand, d'Anvers, etc.; des négociants de Paris et des départements, ne dédaignaient pas d'y participer, et ils faisaient en peu de temps, par ce moyen, de brillantes fortunes. Quelque fois, il est vrai, la douane, intervenant soudainement dans leurs ateliers, dans leurs comptoirs, demandait l'origine des bénéfices, et en prélevait une partie dans l'intérêt du

1 Mémoires d'un ministre du Trésor public, t. III, p. 317 et suiv.

fisc; mais, dit encore M. Mollien, soutenus par l'opinion, favorisés par les populations qui, en définitive, profitaient de la fraude, ils en étaient quittes pour recommencer 3.

Trop préoccupé des obstacles que sa politique rencontrait pour calculer bien exactement la portée des mesures économiques qu'elle lui inspirait, Napoléon augmenta encore, sans le vouloir, au moyen des licences, les chances de la contrebande. L'Angleterre avait établi une taxe sur les matières premières et sur les denrées coloniales dont elle permettait l'entrée dans les ports du continent. De son côté, il frappa ces marchandises d'une surtaxe additionnelle de 30, de 40, de 50 pour 100, en consentant toutefois à une modération de droits en faveur des bâtiments français, sous la condition qu'ils se muniraient d'une licence, dont le prix était arbitrairement fixé, et qu'ils exporteraient des marchandises françaises d'une valeur égale à leur cargaison de retour 3.

3

Or, cette dernière condition ne paraît pas avoir toujours été observée. Comme les marchandises françaises étaient prohibées en Angleterre, les bâtiments munis de licence qui se conformaient à la condition dont il s'agit étaient obligés, ou de payer une forte prime de contrebande, ou de jeter ces marchandises à la mer en sortant du port. Qu'arrivait-il alors? a dit un économiste contemporain. «Le négociant, obligé de perdre «< la valeur entière des marchandises françaises qu'il exportait, « vendait en conséquence le sucre et le café qu'il rapportait « d'Angleterre; le consommateur français payait le montant « des produits dont il n'avait pas joui. C'était comme si, pour « encourager les fabriques, on avait acheté, aux dépens des «< contribuables, les produits manufacturés pour les jeter à la <«< mer. Si, au lieu de cela, le gouvernement eût laissé faire, « les Français, au lieu de dépenser cinquante millions en

1 Enquête relative à diverses prohibitions, 1834; t. I. Renseignements fournis au ministre du commerce par le receveur principal des douanes de Lille. 2 Mémoires d'un ministre du Trésor public, t. III, p. 290.

3 Mémoires d'un ministre du Trésor public, etc., t. III, p. 290. — J'ai vu des licences de soixante, de quatre-vingts napoléons; il y en avait sans doute de plus chères.

« PreviousContinue »