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« sucre, n'en auraient dépensé que vingt-cinq, et il leur « serait resté vingt-cinq millions annuellement pour acheter « les marchandises françaises qu'on jetait à la mer 1. >>>

Napoléon avait espéré de mettre en peu de mois, au moyen du blocus continental, le commerce anglais à son dernier écu; en attendant, son système était funeste aux fabricants français. En 1810, nombre de négociants considérables suspendirent leurs opérations. L'un d'eux lui demanda un secours de 500,000 francs. « Je vous prie, écrivit à ce sujet Napoléon au «< ministre du Trésor, de prendre des renseignements sur ce « manufacturier. Ce que je vois de plus clair dans sa lettre, «< c'est qu'il demande 500,000 francs. Qui est-ce qui m'as<< sure que, quand il les aura, il n'en demandera pas d'au<< tres, et que la manufacture ne sera pas dans le même em<< barras ? » Cependant, la requête fut accueillie, et, comme Napoléon l'avait prévu, ce premier secours fut un excellent titre pour en solliciter, quelque temps après, un second, puis un troisième. Une autre lettre, du 9 décembre 1810, à M. Mollien, constate que les demandes du même genre se multipliaient. « Je vous autorise à prêter 1,200,000 francs « à la maison D..., d'Amsterdam, et 600,000 francs à la « maison S..., de Paris, total, 1,800,000 francs; après vous «< être assuré que ces maisons offrent une valeur de plus de «< 1,800,000 francs de biens-fonds, situés en France, et libres « de toutes inscriptions et hypothèques; enfin, après que <«<les mesures auront été prises pour que ce prêt soit fait avec << toute sûreté. »

Bientôt, il arriva des demandes de tous les points de la

1 Traité d'Economie politique, par J.-B. Say, liv. I, chap. xv. — - J.-B. Say cite en outre dans son Cours d'Economie politique, chap. xv, d'après un auteur anglais, un autre résultat du blocus continental. « Pendant le règne de Bona<< parte, dit ce dernier, on expédiait de Londres des bâtiments chargés de sucre, << de café, de tabac, de coton filé, pour Salonique, d'où ces marchandises étaient « portées sur des chevaux ou des mulets, à travers la Servie et la Hongrie, dans << toute l'Allemagne, et même en France; de sorte qu'une marchandise que l'on << consommait quelquefois à Calais, venait d'Angleterre, qui en est à sept lieues, << après avoir fait un détour qui équivalait pour les frais à un voyage de deux « fois le tour de la terre. » ( Th. Tooke, Thoughts and details on the high and low prices of the last 30 years.)

France. Un seul manufacturier, après avoir obtenu 500,000 francs, sollicita un nouveau prêt de 1,500,000 fr., qui lui fut accordé. Il s'appuyait sur ce que son principal établissement était situé dans l'un des faubourgs les plus populeux de Paris '.

Au mois de mars 1811, des députations des municipalités et des Chambres de commerce d'Amiens, de Rouen, de SaintQuentin et de Gand, vinrent à Paris pour entretenir le gouvernement des craintes que la crise commerciale leur inspirait. Les délégués d'Amiens annoncèrent que les magasins des fabricants étaient encombrés de marchandises qu'ils ne pouvaient pas vendre, qu'il ne leur restait aucune ressource, soit pour acheter des matières premières hors de prix, soit pour payer les douze ou quinze mille ouvriers qu'ils occupaient, et qu'ils allaient être forcés de renvoyer. Quant aux délégués de Rouen, de Saint-Quentin et de Gand, ils exposèrent que, par suite de la stagnation des affaires dans les derniers marchés de chacune de ces villes, la crise avait pris des proportions redoutables, et qu'elle y serait d'autant plus grave, si le gouvernement ne venait à leur secours, que déjà les fabricants y étaient en arrière avec leurs ouvriers. Sur la proposition du ministre du Trésor, Napoléon, frappé de l'urgence et de la grandeur du mal, mais n'en appréciant peut-être pas très-bien la cause,

1 Mémoires d'un ministre, etc., t. III, p. 276 et 278, notes. Quant aux effets du blocus continental, dans d'autres pays soumis alors à la domination ou tout au moins à l'influence française, ils furent à peu près les mêmes qu'en France, c'est-à-dire mélés de chances diverses. Dans la Saxe royale, par exemple, la fabrication du coton et celle de la laine avaient pris un rapide essor, et Chemnitz avait mérité d'être comparé à Manchester. D'un autre côté, le blocus continental porta un coup terrible à l'industrie des toiles, en Allemagne, à laquelle il ferma le vaste débouché de l'Espagne et de ses colonies qui, en 1792, en avaient reçu pour plus de 7 millions de piastres. - L'Association douanière allemande, par M. Richelot, p. 52.

2 Il faut tout dire, il existait sous l'Empire une classe d'administrateurs qui étaient persuadés, ou qui paraissaient l'être, que le blocus continental était l'idéal du système protecteur, Voici ce que dit à ce sujet M. Mollien, qui a vécu au milieu d'eux, et qui les a vus à l'œuvre : « Les agents publics qui, par état, étaient « déjà partisans du régime prohibitif, entretenaient l'aveuglement de l'Empe<< reur, en répétant sans cesse que le système continental était le perfection<< nement de ce régime; ils avaient leurs raisons. » — Mémoires, etc., t. III,

approuva les mesures qu'il rappelait lui-même dans cette lettre du 4 mars 1811 :

« J'ai lu avec attention votre rapport; je n'ai pas jugé «< convenable de consulter le ministre de l'intérieur, cela << tendrait à ébruiter ces mesures; les négociants sont si in« discrets que déjà tout ce que vous m'avez demandé m'est « revenu : je vous autorise à employer un million pour faire << des avances à Amiens, à raison de 20,000 francs par jour, « ce qui fera des secours pour cinquante jours; au bout de «< ce temps, vous prendrez mes ordres; prenez des mesures « pour que je ne perde pas cet argent. Je vous autorise à « faire des achats à Rouen, à Saint-Quentin et à Gand, pour << deux millions, par un banquier, comme vous le jugerez à « propos, et comme vous l'avez pensé. Suivez ces opérations «< secrètement et avec la prudence convenable. »

C'est ainsi que Napoléon espérait guérir les plaies qu'il faisait lui-même. Mais, d'une part, il ne pouvait, quelle que fût sa puissance, en soulager qu'une bien minime partie ; d'autre part, ces indemnités qu'il accordait à des négociants, à des manufacturiers malheureux ou imprévoyants, étaient le fruit des contributions publiques, et, parmi les citoyens qui payaient ces contributions, il s'en trouvait sans doute un grand nombre dont la situation n'était pas moins digne d'intérêt que celle des négociants qui l'obsédaient de demandes plus ou moins exagérées. La totalité des prêts qui furent ainsi faits au commerce dépassa la somme de dix-huit millions, sur laquelle près de la moitié n'était pas rentrée au Trésor, au 31 mars 18141.

p. 314, note. — Dans un autre passage de ses Mémoires, M. Mollien dit, avec la circonspection qui le caractérise, que « les licences furent l'occasion de << quelques fortunes subites auxquelles on pardonnait leur origine, parce que les « agents qui plaçaient ces licences utilement pour leur propre compte donnaient « aussi quelques satisfactions au vœu commun, en trompant le vœu du chef de « l'Etat. » T. III, p. 291, note.

Étaient-ce là les raisons qu'avaient certains agents de vanter les douceurs du système continental, en invoquant, bien entendu, l'autorité de Colbert? 'Mémoires d'un ministre, etc., t. III, p. 309.

CHAPITRE VI.

Premiers actes économiques de la Restauration. Tendances libérales de Louis XVIII.-Opinions du baron Louis sur les prohibitions.-Discussion d'un projet de loi de douanes.-Excellent discours du comte Beugnot.-M. de Puymaurin, le thé et le vin.. Un député propose le rétablissement des corporations. M. de Saint-Cricq et les prohibitions. - M. de Villèle s'élève contre les visites de douane à domicile. - Législation sur les céréales sous l'Empire et depuis 1814.—Un nouveau projet de loi est présenté en 1819.-Exposé des motifs de M. le duc Decazes.-M. Voyer d'Argenson, M. de La Rochefoucauld.

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Adoption du projet de loi. — Loi de douane de 1822. — Rapport de M. de Bourienne. - La Commission propose de doubler quelques-uns des droits portés au projet de loi.— Droits sur les bestiaux avant et depuis la révolution de 1789. Les États allemands usent de représailles. - Discours de M. de Villèle. Opinions de MM. Ganilh, Revelière, Strafforello, de Roux, Duvergier de Hauranne, Basterrèche, Ternaux, Alexandre de Laborde, Manuel, Foy. -Vote de la loi. — Elle est combattue à la Chambre des pairs par MM. de Ségur, de Barbé-Marbois et Pasquier. - Loi de 1826. — Doctrines économiques du gouvernement.-M. Pasquier et la liberté du commerce. - Réformes de douane opérées en Angleterre par lord Canning et par M. Huskisson. — Lois céréales; lois sur la navigation, sur l'exportation des laines et des machines, sur l'émigration des ouvriers anglais. - Suppression de la prohibition qui frappait les soieries étrangères; ses résultats. — Création, en France, d'un ministère du commerce. -Adresse de la Chambre des députés en 1828, favorable aux réformes commerciales. Nomination d'une Commission chargée de procéder à une enquête sur le tarif des douanes. - Opinion de M. de SaintCricq, ministre du commerce, sur la question des tarifs. - Résultats des travaux de la Commission d'enquête. — Désappointement des amis de la liberté commerciale. - Dernier projet de loi de douane sous la Restauration.

Les premières tendances économiques du gouvernement de la Restauration furent, on doit le dire, très-libérales. Formé par la réflexion à laquelle un long exil l'avait condamné, doué d'un esprit sceptique, mais observateur et judicieux, nourri sans doute de la lecture d'Adam Smith, et convaincu de la justesse de ses démonstrations, Louis XVIII aurait voulu donner à la France une liberté commerciale tempérée. Mais, en économie politique comme en politique, il était dans sa destinée d'être gouverné par les partis et de subir leur impulsion, faute de pouvoir leur faire accepter la sienne, évi

demment mieux en harmonie avec les besoins des temps nouveaux, et seule capable de donner au pays le repos après lequel il soupirait.

Une ordonnance du 12 août 1814 posa les bases du nouveau tarif de douanes. Cette ordonnance supprimait tout droit d'entrée sur les cotons, que l'Empire avait, comme on l'a vu, frappés d'une taxe exorbitante de 800 francs par 100 kilogrammes; elle remplaçait en outre les prohibitions par des droits généralement modérés. Quant aux fers étrangers, l'ordonnance portait qu'ils seraient mis en entrepôt jusqu'à ce que la loi eût statué sur la quotité du droit à leur imposer. Louis XVIII ne consentit à élever le tarif sur les fers qu'à la condition que cette augmentation serait temporaire, et dans la pensée qu'elle était indispensable pour prévenir la perturbation qui aurait pu résulter, pour les fabricants et détenteurs de fers français, d'un refus de protection momentanée. Il exigea même que ces réserves fussent faites dans l'exposé des motifs du projet de loi qui devait régulariser l'ordonnance du 12 août. En effet, huit jours après, le baron Louis, ministre des finances, faisait entendre à la Chambre des députés ces sages paroles, trop tôt et, par malheur, si longtemps oubliées:

« Les prohibitions absolues détruisent l'émulation. Le roi ne «< veut élever les droits qu'autant qu'il est nécessaire pour «< compenser les désavantages actuels de notre industrie et <«< lui assurer les moyens de se maintenir, à la condition ex« presse de tendre à l'économie et aux procédés les plus simples, et de faire de continuels efforts pour atteindre à tous « les perfectionnements déjà découverts ou à découvrir. — « Aussi espérons-nous pouvoir, aux sessions prochaines, deman« der la réduction successive du tarif que nous proposons aujour«d'hui sur les fers. »

On sait ce que devinrent, grâce à la coalition toute-puissante des maîtres de forges et des grands propriétaires, les belles promesses du baron Louis. Les sessions succédèrent aux sessions, et ces droits, qu'en 1814 le gouvernement annonçait avoir l'intention de réduire prochainement, éprouvèrent,

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