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Le tarif de 1664, c'était le char du commerce et de l'industrie dans sa position naturelle. Pourquoi n'y fut-il pas maintenu?

A la vérité, grâce au tarif de 1667, la France s'assimila en peu de temps quelques industries de luxe. Les manufactures des Gobelins et de Beauvais lui permirent de se passer des tapisseries d'Audenarde, d'Anvers et de Bruxelles. Van-Robais établit, à Abbeville, des métiers d'où sortirent des draps aussi beaux que ceux de Hollande. De son côté, le Midi produisit des qualités qui luttèrent, sur les marchés de l'Orient, avec les draps fins de Londres. Ceux de la Normandie se perfectionnèrent. On apprit le secret de faire des glaces plus grandes que celles fabriquées jusqu'alors. Enfin, à Auxerre, à Alençon, à Paris, des ouvrières françaises rivalisèrent, au bout de quelques années, du moins on le disait à Louis XIV et à Colbert, avec les plus habiles ouvrières de Bruxelles et de Venise.

Ces conquêtes, que la marche des temps aurait d'ailleurs amenées sans la secousse que produisit la subite élévation du tarif, flattèrent la cour. On les célébra de toutes parts. Avaient-elles procuré, je ne dis pas seulement à Paris et à quelques villes manufacturières, mais à la France, plus de richesse et plus de bien-être qu'elle n'en aurait eu si, mieux instruit des besoins de l'agriculture et de son influence sur la prospérité nationale, Colbert eût mieux ménagé ses anciens débouchés? Toute la question était là.

Ce ministre a formulé, avec la netteté rigoureuse de son esprit, le système économique auquel il a laissé son

nom.

« Il faut, disait-il, repousser, par l'élévation des droits, « les produits des manufactures étrangères. » Il conseillait, en outre, «< d'acheter préférablement en France aux pays « étrangers, quand même les marchandises seroient un peu << moins bonnes ou un peu plus chères. » Il ajoutait que, de cette manière, l'argent ne sortait pas du royaume, et qu'il y avait par conséquent double avantage pour l'Etat.

Cependant, loin de regarder ce système comme immua

ble et définitif, Colbert entendait, au contraire, qu'il serait essentiellement temporaire. Ainsi, des fabricants de Lyon étaient prévenus qu'ils auraient à rendre bientôt les béquilles qu'il leur donnait sous forme d'une augmentation de tarif. « Les marchands, disait-il dans une autre occa«sion, ne s'appliquent jamais à surmonter, par leur pro« pre industrie, les difficultés qu'ils rencontrent dans le «< commerce, tant qu'ils espèrent trouver des moyens plus « faciles, par l'autorité du Roy; et c'est pour cela qu'ils y «< ont recours, pour tirer quelque avantage de toute ma«nière, en faisant craindre le dépérissement entier de leur ma«nufacture. »

D'un autre côté, le tarif de Colbert, ce tarif dont les prohibitionistes contemporains invoquent sans cesse l'autorité, et que le public, qui les croit sur parole, considère comme le type du tarif actuel, ne contenait pas une seule prohibition. Un juge impartial, un administrateur éclairé, a loué, comme il suit, cette partie du système économique du ministre de Louis XIV:

<< Colbert, dit-il, avait jugé sagement que la défense d'im« porter est suffisamment représentée par des droits, surtout lorsqu'ils sont élevés à un certain taux. Alors, en effet, si « l'industrie ne sait ou ne veut pas, avec la forte prime que lui « accorde le tarif, satisfaire au goût des consommateurs, ceux« ci ont encore le choix des fabrications étrangères, en payant « un tribut volontaire dont l'Etat profite, au refus des indus«triels. Cette liberté restreinte éveille entre les différents peu«ples une émulation d'industrie que le monopole étouffe au

« contraire1. »

Enfin, non-seulement Colbert avait repoussé de son tarif toutes sortes de prohibitions; il avait aussi fixé à un taux très-modéré l'admission des bestiaux étrangers et de toutes les substances alimentaires. D'après les tarifs de 1664 et de 1667, les bœufs étaient taxés à 3 fr. par tête; les porcs, les

1 Histoire financière de la France, par M. Bailly, ancien inspecteur général des finances, ancien directeur de la dette inscrite au ministère des finances; t. II, p. 454.

moutons, le beurre, payaient des droits relativement aussi

peu élevés.

que les

Quant aux matières premières de l'industrie, telles laines, les lins, les chanvres, les cotons, les fontes, les fers, l'acier, l'alun, elles payent actuellement des droits beaucoup plus forts que ceux fixés par le tarif de 1664, auquel celui de 1667 n'apporta, en ce qui touchait ces articles, aucun changement'.

Tel était le tarif de Colbert.

Les prohibitionistes, et ceux qui se mettent sans cesse sous le patronage de ce ministre, qui opposent son nom illustre à toute demande, soit d'admission des marchandises interdites moyennant des droits modérés, soit de réduction des droits actuels sur les substances alimentaires, accepteraientils ce tarif?

S'ils l'acceptent, toute discussion devient superflue; car, ceux-là mêmes qui ont pu réclamer des réformes plus radicales adhéreraient certainement à cette transaction.

Si, au contraire, ils ne veulent pas de ce tarif, sous prétexte qu'il sacrifierait la France à l'étranger, qu'il entraînerait la ruine de l'agriculture et des manufactures nationales; si, enfin, ils se cramponnent aux prohibitions, comme

1 Les chiffres suivants donneront une idée de ces différences :

L'alun payait 3 liv: les 100 livres; il paye 27 fr. 25 les 100 kilog.

Les chanvres payaient 10 sols les 100 livres; ils payent 8 fr. 80 les 100 kilog. Les laines payaient 2 liv. les 100 livres; elles payent 22 fr. pour 100 de la valeur.

Les fontes payaient 35 sols les 1,000 livres; elles payent de 4 fr. 40 à 7 fr. 75 les 100 kilog.

Les fers ouvrés payaient 2 liv. les 100 livres; les fers en barres payent de 16 fr. 50 à 33 fr. les 100 kilog.

L'acier non ouvré payait 1 liv. 8 sols les 100 liv.; il paye de 66 fr. à 154 fr. les 100 kilog.

Enfin, la taillanderie était taxée à 1 liv. les 100 liv.; ELLE EST PROHIBÉE.

Il y a lien de remarquer toutefois que la valeur de l'argent est aujourd'hui trois fois moindre environ qu'en 1664. Il faut donc tripler les droits de cette époque pour avoir la véritable proportion comparative des deux tarifs.

(Il est inutile de faire observer que ceci a été écrit avant le décret du 22 novembre 1853, qui a réduit les droits sur les houilles, les fers et les fontes importés de l'étranger.)

à la clef de voûte de leur système, qu'ils cessent donc d'invoquer, en toute circonstance, le nom et l'autorité de Colbert.

II.

Exagéré, poussé jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes par des successeurs inhabiles, aggravé d'ailleurs par les guerres continuelles de Louis XIV, le système économique de Colbert amena des complications graves. L'industrie et le commerce s'arrêtèrent. Une réunion qui eut lieu à Paris, en 1701, des principaux négociants des villes les plus importantes du royaume eut pour objet de remédier à cet

état de choses.

L'antagonisme, déjà existant à cette époque, des intérêts du Nord et du Midi, des villes manufacturières et des ports de mer, se manifesta, dans cette réunion, avec toute l'énergie qu'il a encore aujourd'hui. Rouen y représenta les hauts tarifs, la prohibition, l'exclusion absolue des produits étrangers. Beaucoup plus modéré, le délégué de Lille reconnut «que toute manufacture qui ne savait ni s'établir ni sub<< sister avec un droit de 12 à 15 pour cent devait être consi« dérée comme voulant s'enrichir aux dépens du public. » De leur côté, les délégués de Dunkerque, de Nantes, de la Rochelle, de Bordeaux, de Bayonne, réclamèrent la liberté commerciale dont la France avait joui autrefois. La plupart sollicitèrent le rétablissement pur et simple du tarif de Colbert. Allant plus loin, le représentant du commerce de Lyon blama ce ministre d'avoir voulu que la France pût se passer de tout le monde, et demanda que l'on revînt de cette maxime, contraire aux vues de la Providence. « Ce ne «serait plus commerce, dit-il, que de fournir nos denrées << et nos manufactures aux étrangers, et de ne tirer d'eux «que de l'argent. »

Ces doléances demeurèrent infructueuses. On reconnut peut-être que le tarif était excessif, mais il existait. Sans

doute aussi, des intérêts privés étaient attachés à sa conservation; il fut done maintenu. La voix des industriels de Rouen couvrit celle des industriels de Lille et de Lyon, et des commerçants de Dunkerque, de Bayonne, de la Rochelle, de Nantes et de Bordeaux.

Cependant la guerre continuait, et les tarifs que le délégué de l'industrie de Rouen trouvait admirables devenaient, suivant ses vœux, de plus en plus prohibitifs. C'est à cette époque, c'est le cœur navré par les effets de ce double fléau, compliqués par la mauvaise assiette de l'impôt et par les vexations, les injustices et les frais auxquels il donnait lieu, que l'illustre Vauban fit de la France cette description déchirante qui est dans la mémoire de tous, et qui sera l'ombre éternelle du règne de Louis XIV.

Mais le bien sort souvent de l'excès du mal. Du vivant même de Louis XIV, Vauban et Boisguillebert, allant au-devant de leur disgrâce, avaient démontré les funestes conséquences de la mauvaise répartition des impôts. Le spectacle des ruines dont l'écroulement du système de Law couvrit la France excita quelques esprits d'élite à réfléchir sur les matières de gouvernement. Peu à peu on se passionna un peu moins pour les luttes des cabinets, pour la politique des cours, et l'on songea davantage aux souffrances, aux besoins, aux justes exigences de la nation. C'est Quesnay, un homme de théorie, qui dit à Louis XV ces mémorables paroles Pauvres paysans, pauvre royaume. Le peuple, enfin, eut des défenseurs zélés, dévoués, que préoccupèrent incessamment, exclusivement, l'amélioration de son sort, l'adoucissement de ses misères. L'économie politique avait pris naissance.

Ce sera un éternel honneur pour cette science d'avoir fourni à la France un ministre tel que Turgot. Au moment où un grand génie, Montesquieu, se faisait le champion de la vénalité des charges, cette ressource extrême des temps de détresse, véritable négation de l'égalité humaine, homme de théorie et d'action tout à la fois, Turgot essayait, malgré l'opposition obstinée et les efforts réunis des Parlements,

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