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maintenir, au grand dommage de l'agriculture, le prix des blés à un taux très-bas. Il est constant qu'un peuple chez lequel les substances alimentaires de première nécessité sont abondantes, et par conséquent à bon marché, a, dans les luttes industrielles, un avantage marqué sur un autre pays où la vie est plus chère. Ce n'est pas que le taux des salaires se règle invariablement sur la valeur des denrées alimentaires, car si l'on suppose un pays où elles sont à vil prix et dont la population ouvrière est insuffisante eu égard au besoin de bras qui s'y manifeste, il est évident que ce n'est pas le prix des denrées, mais bien le nombre de bras qui y déterminera le chiffre des salaires. Toutefois, l'expérience ayant démontré que le bon marché de la vie a pour résultat inévitable une augmentation de population, et, par suite, une concurrence plus grande entre les hommes adonnés aux travaux de l'industrie, le résultat final est le même. En conséquence, on peut poser en principe que, moins un peuple dépense pour sa subsistance, moins les frais de production y sont élevés.

On a donc fait un grief à Colbert d'avoir prohibé l'exportation des grains dans plus d'une circonstance où elle n'eût offert aucun inconvénient, et d'avoir en même temps, par la crainte incessante où il entretenait les agriculteurs de ne pouvoir exporter leurs blés, été cause qu'un grand nombre d'entre eux renoncèrent à cette culture, ce qui, dans la suite du règne de Louis XIV, occasionna des disettes fréquentes.

Voici une des nombreuses et des plus vives attaques dirigées à ce sujet contre Colbert:

« Un ministre du dernier siècle, ébloui du commerce des « Hollandais et de l'éclat des manufactures de luxe, a jeté sa << patrie dans un tel délire que l'on ne parlait plus que com<«<merce et argent, sans penser au véritable emploi de l'ar<< gent ni au véritable commerce du pays. - Ce ministre, si << estimable par ses bonnes intentions, mais trop attaché à « ses idées, voulut faire naître les richesses du travail des « doigts, au préjudice de la source même des richesses, et dérangea toute la constitution économique d'une nation

« agricole. Le commerce extérieur des grains fut arrêté pour « faire vivre le fabricant à bas prix; le débit du blé dans l'in«<térieur du royaume fut livré à une police arbitraire qui << interrompait le commerce entre les provinces... Tout ten« dait à la destruction des revenus des biens-fonds, des ma<<nufactures, du commerce et de l'industrie, qui, dans une << nation agricole, ne peuvent se soutenir que par les produits « du sol... Les hommes et l'argent furent détournés de l'a«<griculture et employés aux manufactures de soie, de co<< ton, de laines étrangères, au préjudice des manufactures « de laine du pays et de la multiplication des troupeaux....... « Une grande partie des terres tombèrent en petite culture, « en friche et en non-valeurs. Les revenus des propriétaires << des biens-fonds furent sacrifiés en pure perte à un com<< merce mercantile qui ne pouvait contribuer à l'impôt '. »

Mais Colbert a-t-il, comme l'en ont accusé les physiocrates et les économistes du dix-huitième siècle, adopté systémati quement des mesures contraires à l'agriculture dans l'intérêt des manufactures? L'extrait suivant d'une lettre qu'il écrivit, le 21 novembre 1670, à l'intendant de Tours, dément suffisamment cette assertion, et prouve au contraire que la condition des populations rurales était pour lui l'objet d'une sérieuse préoccupation. « Examinez dans toutes vos visites, <«< disait Colbert, si les païsans se restablissent un peu, com<< ment ils sont habillez, meublez, et s'ils se rejouissent da«vantage les jours de festes et dans l'occasion des mariages « qu'ils ne faisoient cy-devant, ces quatre points renfermant « toute la connoissance que l'on peut prendre de quelque

'Maximes générales du gouvernement, par le docteur Quesnay; édition Guillaumin, p. 89, note.

Répondant à ce reproche des économistes, J.-B. Say fait observer qu'il n'est pas vrai que Colbert ait ruiné la France; qu'il est de fait, au contraire, que sous son administration la France sortit de la misère où l'avaient plongée deux régences et un mauvais règne; qu'elle fut, à la vérité, ensuite ruinée de nouveau, mais qu'il faut l'attribuer au faste et aux guerres de Louis XIV; que les dépenses de ce prince prouvent l'étendue des ressources que Colbert lui avait procurées, ressources qui eussent été, il est vrai, bien plus grandes encore, s'il eût protégé l'agriculture autant que les autres industries (Traité d'Economie politique, liv. I, chap. 1).

« restablissement dans un meilleur estat que celuy auquel <«< ils ont esté pendant la guerre et dans les premières années << de la paix 1. >>

D'un autre côté, il faut bien le dire, les mémoires particuliers que Colbert a laissés, et les documents officiels du temps constatent que l'avantage qu'avait le gouvernement à faire subsister à bon marché les armées de trois à quatre cent mille hommes qu'il eut presque toujours sur pied était le motif pour lequel il autorisait si difficilement les exportations de grains. En effet, presque tous les édits de prohibition étaient motivés « sur la nécessité de maintenir l'abondance dans le royaume <«<et faire subsister avec plus de facilité les troupes pendant <«< les quartiers d'hiver. » D'un autre côté, Colbert écrivait, en 1669, à l'ambassadeur de France en Hollande, que les blés n'ayant aucun débit, les propriétaires ne tiraient point de revenus de leurs biens, « ce qui, disait-il, par un enchaî<< nement certain, empêchoit la consommation et diminuoit « sensiblement le commerce. » Il a été constaté, en effet, que la moyenne du prix des blés, pendant l'administration de Colbert, a été de 10 livres le setier (1 hectol. 56 centil.), ce qui constituait une diminution de 7 livres par setier, relativement aux cinquante années antérieures. Ainsi s'expliquent la ruine des propriétaires, la diminution de la consommation et la stagnation du commerce, constatées par Colbert lui-même. On est donc fondé à dire que ce ministre n'a pas cherché à abaisser systématiquement le prix des blés en vue de favoriser les manufactures, puisque ce système aurait, en définitive, tourné, il le reconnaissait lui-même, contre l'industrie et le commerce qu'il voulait protéger. La principale préoccupation de Colbert, dans toutes les mesures qu'il a prises au sujet des grains, fut le souvenir d'une horrible disette qui avait désolé la France en 1662, et le désir d'assurer à meilleur marché la subsistance des troupes, mais notamment d'éviter les souffrances, les soulèvements et les inquiétudes qu'occasionne toujours la cherté du pain. Extraits des dépêches concernant le commerce. (Voir, aux Pièces justificatives, Lettres de Colbert, pièce no 4, passim).

Archives de la marine.

Colbert, par malheur, ne se rendit pas assez bien compte des résultats du système qu'il avait adopté, et ne comprit pas que ce système produisait, en définitive, des effets contraires à ceux qu'il en espérait.

Les économistes du dix-huitième siècle ont encore fai observer que, par suite de ce système, toutes les terres médiocres avaient été abandonnées, et qu'on n'avait plus exploité que celles de première qualité; que la diminution accordée par Colbert sur la taille était demeurée en quelque sorte illusoire, par le motif que, tandis que les impôts de consommation avaient décuplé depuis 1661, le prix des produits de la terre, source de toute richesse, était resté invariablement le même; que la plupart des objets nécessaires à la vie ayant triplé depuis cette époque, et le blé ayant continué de se vendre au même prix, le sort des campagnes était devenu plus misérable que jamais; et enfin, qu'un système d'où il résultait que la France, avec sa population de vingt à vingt-deux millions d'âmes, avait une disette à craindre tous les cinq ans, était un système radicalement vicieux.

Ces critiques, il faut bien le reconnaître, étaient fondées. Il est constant d'ailleurs que, même pendant le ministère de Colbert, la condition des populations fut, dans bien des provinces, des plus affreuses. En 1675, l'intendant du Poitou lui écrivait que la pauvreté du pays était extrême. Au mois de mai de la même année, le gouverneur du Dauphiné l'informait que la plus grande partie des habitants de la province n'avaient vécu, dans l'hiver, que de pain de gland et de racines, et qu'on les voyait manger l'herbe des prés et l'écorce des arbres. Enfin, Colbert lui-même disait à Louis XIV, en 1681, qu'il y avait un point auquel il fallait faire attention, c'était la misère très-grande des peuples. Or, cette misère provenait évidemment, en grande partie, de la législation sur les grains. Malheureusement, l'élévation des tarifs de douane ne fit qu'y ajouter en fermant, on l'a vu plus haut, à l'agriculture et à de nombreuses branches de l'industrie elle-même, leurs débouchés extérieurs les plus importants.

CHAPITRE III.

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Opinion de Colbert sur la liberté du commerce en 1650. Elle se modifie à partir de 1664. Appréciation de divers contemporains sur l'exclusion des marchandises étrangères. Les tarifs élevés devaient, au sentiment de Colbert, être essentiellement provisoires. — Il les appelle les béquilles de l'industrie. Le système mercantile mis d'abord en pratique par les Espagnols. - Résumé du système économique de Colbert.

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On a vu se dérouler, dans le chapitre qui précède, les diverses mesures qui composent le système économique de Colbert. On peut maintenant apprécier l'esprit de ce système, notamment en ce qui touche la protection accordée. aux manufactures par le moyen des tarifs.

Les idées de Colbert subirent d'ailleurs, à cet égard, plusieurs variations essentielles qu'il importe de préciser.

En 1650, le cardinal Mazarin, dont il était alors l'intendant, l'avait chargé d'étudier les moyens de remédier à l'interruption de nos relations commerciales avec l'Angleterre, alors en pleine révolution. A cette occasion, Colbert composa et remit au cardinal-ministre un mémoire où on lit ce qui suit :

<< Bien que l'abondance dont il a plu à Dieu de douer << la plupart des provinces de ce royaume semble le mettre << en état de se pouvoir suffire à lui-même; néanmoins, la « Providence a posé la France en telle situation, que sa propre « fertilité lui serait inutile et souvent à charge et incommode, « sans le bénéfice du commerce qui porte d'une province d l'au« tre, et chez les étrangers, ce dont les uns et les autres peu« vent avoir besoin pour en attirer à soi toute l'utilité1...... »

La révision du tarif de 1664 fut une dérogation au principe que Colbert lui-même avait posé en 1650; car, tout en

Revue nouvelle, du 15 novembre 1845: Cromwell et Mazarin, par M. Grimblot, d'après les documents existant aux archives des Affaires Etrangères. Cette appréciation est si vraie, si naturelle, on peut le dire, qu'on la retrouve

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