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férence (chose bizarre à dire, mais vraie) avoir soin de choisir les industries les moins profitables au pays! Il est évident que nous parlons ici des productions qui n'excluent pas la concurrence', du moins intérieure. Nous parlerons plus tard des effets du système prohibitif appliqué aux monopoles naturels, en particulier à l'agriculture.

C'est une singulière pensée que d'imaginer que ce qu'on donne en échange d'un produit étranger soit en quelque sorte perdu. Cependant, vous reconnaissez cette pensée dans une expression qui est dans toutes les bouches. Il faut, dit-on, nous libérer du tribut que nous payons à l'étranger pour telle ou telle marchandise. Mais ce n'est pas un tribut; c'est un échange. Quand l'étranger me vend un chapeau de sa fabrique et que je lui donne un produit français de même valeur, qui de nous paye le tribut? est-ce lui? est-ce moi? Évidemment si je suis son tributaire pour le chapeau, il est mon tributaire à son tour pour le produit français qu'il paye.

Toujours est-il, dit-on, que la prohibition assure au travail et au capital indigènes un certain emploi. D'accord, mais ne parlez pas de tribut; parlez de priviléges au profit de certains producteurs et au détriment des autres. On rougit presque d'avoir à rappeler ces vérités. Si vous achetez ce million de marchandises étrangères, vous produirez pour un million de ces marchandises françaises dont l'étranger a besoin. Vous repoussez ces marchandises étrangères, soit; bien entendu que le million de marchandises françaises qui devait servir à l'échange ne sera pas produit.

«On produira autre chose. » - J'en conviens encore si une industrie chôme, une autre travaille. Si c'était à conditions égales, il n'y aurait là qu'un jeu d'enfants; ce serait transformer le caprice en règle de législation. Mais les conditions ne sont pas égales. L'industrie que vous favorisez arbitrairement et à laquelle vous donnez des acheteurs forcés leur impose un sacrifice injuste, parce qu'il est inutile. Le consommateur qui, au lieu de donner son million de produits à l'étranger, le donne à d'autres producteurs, n'obtient pas en retour la même quantité de jouissances. Il lui faudra, pour l'obtenir, donner davantage; ce qu'il sera forcé de donner de plus sera une perte pour le pays. Le pays aurait la même masse de valeurs en usage, plus, je suppose, 200,000 fr.; les 200,000 fr. sont perdus pour le capital et pour le travail indigènes. Car, faut-il répéter que les 200,000 fr. ne profitent en définitive à per

sonne?...

Un autre mot se trouve aujourd'hui dans toutes les bouches: c'est le mot de concurrence; on le rencontre dans les raisonnements les plus opposés. On dit: la concurrence détruirait notre industrie, la concurrence est un fléau. Et puis, quand par les arguments que je viens de vous présenter on leur prouve que c'est là une chimère; que, comme les produits ne se donnent pas pour rien, la concurrence ne fait autre chose que de laisser le travail et les capitaux suivre leurs voies naturelles, alors on vous dit avec cette effronterie imperturbable qui n'appartient qu'à la logique personnelle: sans doute, la concurrence est une excellente chose, mais elle existe. Notre pays (France, Allemagne, Russie, peu importe) est si grand, la population y est si nombreuse, qu'on n'a pas besoin d'ouvrir les portes et les frontières pour établir la concur

rence chez nous.

Soyons donc, une fois du moins, conséquents. La concurrence est utile ou elle est funeste: si elle est utile, plus il y aura de concurrence, plus il y aura de bénéfices; si elle est funeste, revenons au système des

dovanes entre province et province que les possesseurs des vignobles de la Bourgogne repoussent les vins des autres provinces de la France, que les fabricants de la Saxe élèvent une nouvelle barrière contre les fabricants du nord de l'Allemagne.

La concurrence commerciale n'est qu'une affluence de valeurs qui demandent à s'échanger contre d'autres valeurs. Il est donc irrécusable qu'il n'est d'autre question que celle-ci: Produirons-nous de la toile ou des chapeaux? de la dentelle ou du vin? En conséquence, le système prohibitif ne peut avoir d'autre résultat que de fermer les issues naturelles des capitaux, d'arrêter l'action spontanée du travail pour y substituer un système artificiel, plus coûteux et dangereux. Plus coûteux, cela est de la dernière évidence; dangereux, parce que toute barrière artificielle peut, d'un moment à l'autre, être rompue, ce qui serait une cause d'épouvantables perturbations...

De la liberté commerciale considérée dans ses applications aux pays qui sont soumis au système prohibitif.

Il nous reste à examiner la question de la liberté commerciale dans ses rapports avec les pays où le système prohibitif est établi, Par cela seul qu'il a existé, ce système a produit des résultats qui intéressent de très près le bonheur, la prospérité, l'existence même d'un grand nombre d'hommes. Capitalistes et travailleurs se trouvent engagés dans des voies artificielles qui osera leur dire : « Quittez ces directions et prenez à l'instant même des directions nouvelles? » Certes, s'il y avait une puissance humaine capable de produire ce changement soudain sans détruire une masse énorme de capitaux, sans réduire au désespoir une foule de travailleurs, il n'y aurait pas de blâme assez sévère pour tous ceux qui retarderaient de vingt-quatre heures l'établissement de la liberté commerciale; mais il n'en est pas ainsi, la transition est pleine de difficultés et de périls. Ce sont des écueils que nous vous avons plus d'une fois signalés. 'Cherchons maintenant à les connaître de plus près; voyons s'il est un moyen de les franchir sans naufrage, ou s'il faut se résigner à ne jamais passer de la servitude à la liberté.

Il est trois ordres de producteurs les propriétaires de la terre, les capitalistes, les travailleurs. La question se présente donc sous trois faces. Que peut craindre chacun de ces trois ordres de producteurs dans un changement complet de système? Que peut-il craindre, soit pour les valeurs qu'il possède, soit pour ses revenus? Ces trois classes de producteurs sont-elles placées sur la même ligne ? Et quand l'une d'elles plaide la cause du système prohibitif, est-ce réellement dans l'intérêt général qu'elle plaide, ou seulement dans son intérêt particulier? Parlons d'abord des revenus.

Des économistes éminents semblent croire que le système prohibitif, nuisible aux masses, nuisible aux consommateurs, est toujours profita ble aux capitalistes tout autant et plus encore qu'aux propriétaires fonciers. Ce serait là une erreur : l'intérêt des capitalistes et celui des propriétaires du sol ne sont point identiques: loin de là.

Veuillez vous le rappeler, messieurs, si la loi défend dans un pays l'entrée des tissus de coton fabriqués à l'étranger, qu'arrive-t-il? En fait qu'est-il arrivé? La production nationale de ces tissus, sous l'égide

du régime prohibitif, prend un vif essor; pendant quelque temps, les capitaux engagés dans cette industrie donnent des profits supérieurs au taux commun; beaucoup de capitaux quittent les autres industries pour se porter vers l'industrie nouvelle, jusqu'à ce que le niveau des profits se trouve rétabli.

Quand ce fait est accompli, où sont, pour le capitaliste, les bénéfices du système prohibitif? Le capitaliste ne gagne pas plus qu'il ne gagnait; seulement il fait autre chose; si jadis il armait cent navires destinés pour les Indes Orientales, pour l'Amérique, pour la Chine, il n'en armera plus que dix. Croyez-vous avoir multiplié les emplois du capital national en prohibant les produits étrangers? Faut-il donc répéter que vous avez supprimé à l'intérieur les industries qui alimentaient le commerce international?

Un changement dans le taux des produits peut s'entendre de deux manières; il peut être absolu ou relatif. En d'autres termes, il peut y avoir hausse ou baisse générale des produits, ou bien l'élévation peut être particulière à certains emplois.

Dans le second cas, nous l'avons dit, l'équilibre ne tarde pas à se rétablir; le changement n'est qu'un fait passager. Dans le premier cas, il y a une modification profonde, plus ou moins permanente, des conditions du marché.

Nous n'avons pas à rechercher ici toutes les lois régulatrices des profits; contentons-nous de remarquer que rien ne prouve que le système prohibitif puisse être la cause d'une hausse générale et permanente. Peut-il accroître les forces productives du pays, et diminuer ainsi les frais de production? Au contraire, car il engage les capitaux dans des entreprises difficiles et coûteuses.

Dira-t-on qu'il détruit une portion du capital national, et que c'est en le rendant plus rare qu'il en hausse le prix ? Nous ne voudrions pas nier le fait d'une manière absolue. Il est vrai, d'un côté, que l'amorce du système protecteur a plus d'une fois poussé à leur perte des capitalistes téméraires et cupides; il est encore plus. vrai que les entreprises dont la protection peut seule compenser les désavantages naturels exigent souvent, toutes choses étant égales d'ailleurs, un capital plus considérable que les productions, je dirai presque spontanées du pays. Dès lors on pourrait croire que, si par un concours quelconque de circonstances, il était impossible de se procurer la somme additionnelle de capital que rendent nécessaire les lois prohibitives, la demande de capital devenant de plus en plus pressante, il pourrait y avoir sur le marché une hausse générale des profits.

Elle retomberait, selon les circonstances, à la charge, soit des consommateurs, soit des travailleurs.

Mais qui oserait alléguer un pareil résultat comme justification du système prohibitif, ou seulement pour en excuser la prolongation? Autant vaudrait combler d'éloges des propriétaires de vignes et des fermiers qui s'accorderaient pour anéantir la moitié d'une récolte, afin d'obtenir un prix élevé de leurs denrées, et de ne pas avoir l'embarras de surcharger leurs greniers et leurs caves.

De même, nous reconnaissons que le système prohibitif a plus d'une fois surexcité à tel point la population dans les grands foyers de la production, que les salaires ont dû baisser au profit des capitalistes plus encore que des consommateurs. C'est un des reproches les plus amers

qu'on ait le droit de faire au système que cet abaissement de la classe ouvrière, qu'il séduit, qu'il égare et qu'il livre, bon gré, mal gré, à la cupidité des capitalistes. Certes, de pareils résultats ne pourraient pas retarder d'une minute l'abolition du système prohibitif.

Il se peut donc, nous en tombons d'accord, que, par un certain concours de circonstances, ce système devienne l'occasion ou la cause d'une hausse des profits; mais on doit en même temps reconnaître avec nous,

1° Que cette hausse, se réalisât-elle, ne pourrait être ni générale ni durable;

2° Qu'agréable aux capitalistes, elle ne serait ni équitable en soi, ni utile à l'économie nationale;

3o Qu'en tout cas, il serait révoltant de demander le maintien du système prohibitif pour assurer aux capitalistes des profits élevés au détriment, soit des consommateurs, soit des travailleurs.

Les propriétaires fonciers sont-ils dans le même cas que les capitalistes dont nous venons de parler? Non, messieurs, les propriétaires de terres profitent toujours du système prohibitif appliqué aux produits agricoles. La raison en est simple. Sous le régime de la prohibition, ils n'ont pas à craindre de concurrence illimitée, quel que soit d'ailleurs le taux des fermages.

Ayez autour de vous dix manufactures de coton; si elles donnent encore 30 pour 100 de bénéfice, il s'en établira dix autres, et si les profits ne sont pas ainsi ramenés au taux commun, il s'en établira encore de nouvelles; rien ne s'y oppose.

S'il s'agit, au contraire, de produits agricoles, de céréales, c'est surtout pour les céréales que ceci est important, peut-on multiplier à plaisir les manufactures de blé ? On peut seulement en établir quelques-unes de plus; l'un des plus déplorables effets du système prohibitif appliqué aux céréales, c'est de pousser à la culture des mauvaises terres. On labourera des terres de troisième et de quatrième qualité. La rente territoriale des bonnes terres s'élèvera, vous le savez, sans autre effort de la part des propriétaires que d'encaisser le tribut que tout consommateur sera contraint de lui payer.

Or, je vous le demande, cet état de choses peut-il cesser tant que durera le système prohibitif?

Ainsi, tandis que la concurrence intérieure ramène peu à peu au taux commun le gain du capitaliste, en sorte que le jour arrive où, pour ce qui concerne ses revenus, il ne profite plus du système prohibitif, le propriétaire foncier, qui ne craint la concurrence que dans des limites fort étroites, peut compter sur une rente exagérée, tant que le système prohibitif subsiste. Lors donc que les propriétaires anglais défendaient avec un zèle ardent le système prohibitif, parce que, disaientils, il ne fallait pas ruiner ces dignes capitalistes, ces pauvres ouvriers, le fond de leur pensée était de mettre le monopole des céréales à l'abri derrière les lois prohibitives des autres denrées. Ils comprenaient que si la liberté commerciale se fût rétablie pour tout le reste, il eût été choquant, impossible de maintenir le système prohibitif pour les céréales.

Voyons ce qui arrivera, dans l'hypothèse, du capitaliste pour son capital, du travailleur pour son salaire.

Le capital circulant dans le phénomène de la production achève sa carrière dans un temps déterminé plus ou moins long, mais qui dépasse

rarement un an, deux ans, trois ans au plus. Il est des industries où ce capital rentre en quelques jours.

Le capital fixe, au contraire, s'use, se détériore, et on ne peut en conserver la valeur que par un amortissement sagement combiné.

Le premier, facile à transformer, facile à déplacer, trouvera toujours, dans un espace de temps donné, un emploi avantageux; le second peut n'en trouver aucun, et perdre ainsi toute valeur.

Là est la différence essentielle. Le capital circulant ne doit être pris en considération que lorsque le législateur se propose de procéder de la manière la plus violente. Oh! certes, si demain il paraissait une loi exécutoire le jour d'après, et renversant tout d'un coup le système prohibitif, une grande partie du capital circulant serait perdue; mais si, au contraire, le législateur disait: à telle époque on pourra importer tels ou tels produits, ou bien dans deux ans, le droit sur tels produits étrangers sera réduit du quart, dans quatre ans de moitié, au bout de six ans il sera supprimé, il n'y aurait, pour ainsi dire, pas de perte pour le capital circulant. Ce capital, successivement réalisé, au lieu de s'appliquer de nouveau à la même industrie, chercherait un autre emploi. Il pourrait y avoir quelques embarras momentanés et locaux ; il n'y aurait ni pertes considérables ni profondes perturbations; il y aurait plus de clameurs que de souffrances, plus de bruit que de mal.

Quant au capital fixe, nous n'avons pas besoin de répéter ce qui arriverait en changeant de système.

L'essentiel est donc de se faire une idée approximative de l'importance de ce dernier capital et de la perte à laquelle il serait exposé. Cette perte n'est presque jamais totale; et si, dans certains cas, elle peut s'élever très-haut, le plus souvent, en opérant avec ménagement et prudence, on laisse aux producteurs le moyen de retirer des industries qu'ils doivent abandonner même une partie de leur capital fixe.

Les machines qui servent à la production ne sont pas éternelles le producteur dûment averti ne les renouvelle pas, il se borne à tirer parti de celles qui ne sont pas encore hors de service; pour récupérer ainsi une partie de la valeur engagée, il n'a besoin que de temps.

Quant aux constructions, aux bâtiments, il est rare qu'on ne puisse pas leur donner, sans de trop cruels sacrifices, une destination nouvelle.

Pour agir avec connaissance de cause, il faudrait une statistique vraie des capitaux employés dans telle ou telle industrie, en distinguant le capital selon ses diverses formes et applications. Sans doute, ce n'est pas chose facile qu'une investigation de cette nature : l'intérêt particulier déguise trop souvent la vérité. Cependant l'industrie a peu de mystères aujourd'hui qu'on ne puisse pénétrer, et d'ailleurs, il n'est pas nécessaire d'arriver, dans ces recherches, à une exactitude mathématique.

Résumons-nous. En passant du système restrictif à la liberté commerciale, on peut 1° diminuer le revenu territorial d'un certain nombre de propriétaires; 2o compromettre une partie plus ou moins notable du capital engagé dans les industries protégées.

Quant au capital circulant, il ne court pas de dangers bien redoutables lorsque la transition n'est pas soudaine, lorsqu'on laisse à la consommation le temps d'employer les produits existants, et à la production, le temps, soit d'appliquer aux industries naturelles les capitaux

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