Page images
PDF
EPUB

<< pour en exclure tous les autres, ce qui ruine une infinité « de gens. Et enfin, bien loin que la défense des marchan« dises étrangères ait bien tourné pour le commerce, c'est <«< ce qui l'a ruiné. On ne pense pas que l'âme du commerce << c'est l'argent, et que la vie de l'argent, c'est le mouve«ment. Le commerce ne s'entretient que par le mouvement « qui se fait de l'argent d'un pays à l'autre. Nous envoyons « aux étrangers nos blés, nos vins, nos manufactures; ils nous « envoient leurs poissons salés, leurs épiceries, leurs étoffes, « et l'argent roule par ce moyen. Nous avons appris aux étran<< gers un secret dont ils se servent pour nous ruiner. Nous « avons voulu nous passer de leurs étoffes de laine, ils ont trouvé « le moyen d'établir des manufactures de soye, et d'imiter nos « étoffes; ce qui est cause que ce commerce est entièrement ruiné, « et que de sept ou huit mille métiers qui travaillaient à Tours, « il n'en reste pas aujourd'hui huit ou neuf cents. Et tout cela, << par le pouvoir despotique et souverain, qui se pique de « faire tout à sa fantaisie, de donner à tout un nouveau << train, et de réformer toutes choses par un pouvoir ab«< solu. La persécution des huguenots, autre effet de cette « puissance tyrannique, a mis la dernière main à la ruine « du commerce; parce que ces gens étaient exclus des <«< charges, ils s'étaient entièrement jetés dans le commerce « des blés, vins, manufactures; la persécution qu'on a << exercée contre eux les a obligés de se retirer'. »>

Enfin, un écrivain désintéressé et impartial, qui avait connu personnellement plusieurs des ministres de Louis XIV, l'abbé de Choisy, a dit de Colbert, il y a plus de cent trente

ans:

<< Il crut que le royaume de France se pourrait suffire à << lui-même, oubliant sans doute que le créateur de toutes «< choses n'a placé les différents biens dans les différentes << parties de l'univers qu'afin de lier une société commune, << et d'obliger les hommes, par leurs intérêts, à se commu

1 Soupirs de la France esclave qui aspire après sa liberté; Amsterdam, 1690, 1er mémoire. Ces mémoires sont attribués à Jurieu ou à Levassor, très-connus tous deux par leur hostilité contre le gouvernement de Louis XIV.

niquer réciproquement les trésors qui se trouveraient dans <«< chaque pays. Il parla à des marchands, et leur demanda, <<< en ministre, les secrets de leurs métiers, qu'ils lui dissi«< mulèrent en vieux négociants. Toujours magnifique en «< idées, et toujours malheureux en exécution, il croyait « pouvoir se passer des soies du Levant, des laines d'Espagne, « des draps de Hollande, des tapisseries de Flandre, des che«vaux d'Angleterre et de Barbarie. Il établit toutes sortes de « manufactures qui coûtaient plus qu'elles ne valaient; il fit << une Compagnie des Indes Orientales sans avoir les fonds nécessaires, et ne sachant pas que les Français, impa«<tients de leur naturel, et en cela bien différents des Hol<«< landais, ne pouvaient jamais avoir la constance de mettre << de l'argent trente ans durant dans une affaire, sans en «< retirer aucun profit et sans se rebuter1. »

Ces appréciations, qui étaient, suivant toutes les apparences, l'expression de l'opinion des hommes désintéressés du temps, contrastaient avec celles des industries privilégiées et des médailles frappées, par ordre du gouvernement, en l'honneur de la restauration du commerce et des manufactures.

Un ancien ministre du Trésor sous l'Empire, qui avait eu en sa possession quelques-uns des registres de la correspondance de Colbert, aujourd'hui égarés, le comte Mollien, racontait que, d'après des lettres de ce ministre, la protection qu'il avait accordée à certaines industries devait être temporaire et ne durer que le temps nécessaire pour leur permettre de s'acclimater en France. Colbert aurait même exprimé son sentiment à cet égard d'une manière pittoresque en écrivant aux échevins de Lyon que les fabricants de cette ville feroient bien de considérer les faveurs dont leur industrie étoit l'objet comme des BÉQUILLES à l'aide desquelles ils devroient se mettre en mesure d'apprendre à marcher le plus tôt possible, et que son intention étoit de leur retirer ensuite 2.

1 Mémoires de l'abbé de Choisy, liv. II. 2 Histoire de Colbert, etc., p. 9, note.

Une autre fois, le 2 octobre 1671, Colbert écrivait à l'intendant du Languedoc : « Il faut observer que les marchands « ne s'appliquent jamais à surmonter par leur propre indus« trie les difficultés qu'ils rencontrent dans le commerce, tant « qu'ils espèrent trouver des moyens plus faciles par l'autorité « du Roy, et c'est pour cela qu'ils y ont recours pour tirer « quelque avantage de toute manière, en faisant craindre le « dépérissement entier de leur manufacture1. »

[ocr errors]

D'un autre côté, sa correspondance elle-même témoigne des appréhensions que lui inspirait l'augmentation du tarif. Ainsi, au mois d'août 1669, il écrivait à l'intendant de la marine à Rochefort qu'on ne devait pas être trop exigeant « avec «<les Anglais, au sujet des droits sur les marchandises, et qu'il << ne fallait pas obliger les étrangers à chercher les moyens << de se passer de nos vins. » Deux ans plus tard, il disait à un de ses agents, à Bordeaux : « Pourvu que la diminution <«< qu'il y a cette année de l'enlèvement des vins et eaux-de« vie ne provienne que de la stérilité de la dernière année, << il y a lieu de s'en consoler!... J'ai peine à croire que les «< Hollandais se puissent passer de nos vins et eaux-de-vie <«< ni en diminuent l'achat 2. »

Enfin, il importe de ne pas oublier que Colbert fit luimême brèche à son système, sur un point fort essentiel, en accordant aux armateurs la faculté de faire construire ou d'acheter des navires à l'étranger et de les introduire en France, non-seulement en exemption de tous droits, mais avec le bénéfice d'une prime considérable. Or, c'était là une dérogation capitale à son système, car elle corrigeait le renchérissement forcé qu'occasionnaient certaines augmentations du tarif.

On connaît maintenant l'ensemble des mesures économiques dont Colbert fut le promoteur, mesures qui composent ce que l'on a appelé depuis Système mercantile ou protecteur, et auquel un économiste italien, dans un mémoire

1 Archives de la marine; Extraits des dépéches concernant le commerce. Histoire de Colbert, pages 227 et 324, notes,

"

[ocr errors]

qui a été couronné, en 1797, par l'Académie de Florence, a donné le nom de Colbertisme'. « Colbert, a dit au sujet de « ce système l'un des modernes historiens de l'économie politique, n'en était pas partisan dans les premiers temps « de son ministère, car toutes les ordonnances de cette « époque étaient favorables à la liberté du commerce. C'est «< seulement quand il voulut donner une impulsion énergique à nos manufactures qu'il réfléchit au parti qu'on pourrait tirer de la prohibition des produits étrangers. << Tous les fabricants intéressés à l'élévation du prix des << marchandises devinrent, dès ce moment, ses auxiliaires, « et prirent avec ardeur la défense d'un système qui leur «< assurait d'immenses bénéfices. En même temps, le fisc «< avait sa part des droits auxquels étaient assujettis les arti«cles importés, et cette alliance contribua encore à forti« fier le préjugé public 2. »

[ocr errors]

Quoi qu'il en soit, le système était à l'œuvre. On vient de voir quelles en furent les conséquences immédiates, et combien elles furent aggravées d'ailleurs, il importe de ne pas l'oublier, par les guerres continuelles du règne de Louis XIV. On a vu, en outre :

1° Que Colbert croyait, avant d'arriver au ministère, qu'il importait à la France, si elle voulait tirer de la fertilité de son sol le parti le plus avantageux, d'entretenir avec les autres Etats des relations commerciales sans lesquelles, disait-il, cette fertilité serait inutile et souvent incommode;

2o Qu'il n'avait pas été sans remarquer, depuis l'application de son système, le dommage qui en résultait pour l'agriculture;

3o Que, dans son opinion, il fallait n'ajouter qu'une

Il Colbertismo, par Mengotti; collection des Economistes italiens, t. XXXVII. — Voici le titre du programme de l'Académie de Florence: «Se in << uno stato suscettibile di aumento di popolazione e di produzioni di generi del « suo territorio sia più vantaggioso e sicuro mezzo, per ottenere i sopradetti << fini, il dirigere la legislazione a favorire le manifatture con qualche vincolo << sopra il commercio dei generi greggi, ovvero il rilasciare detti generi nell' << intiera e perfetta libertà di commercio naturale? »

2 Histoire de l'Economie politique, par M. Blanqui, t. II, p. 25.

croyance très-limitée aux assertions des fabricants, toujours disposés à réclamer les faveurs du gouvernement, et grands partisans du monopole;

4o Enfin, qu'il avait élevé les tarifs en faveur de quelques industries, par le même motif qui fait que l'on donne des béquilles aux malades et que l'on met des lisières aux enfants; d'où il suit qu'il considérait le régime de la protection industrielle comme essentiellement temporaire et provisoire.

J'ai essayé de faire connaître les commencements du système protecteur en France, ainsi que l'esprit qui a présidé à sa conception. Il est temps de rechercher et de décrire les phases diverses qu'il a subies depuis la mort de Colbert jusqu'à ce jour.

« PreviousContinue »