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jour en devenir la victime. Cette crainte vague diminue dans l'esprit de chacun l'opinion qu'il a de sa propre sûreté, en même temps qu'elle altère la confiance qu'il doit avoir dans les lois et les institutions de son pays. Quand on répète qu'il vaut mieux que cent coupables échappent, qu'un seul innocent soit puni, on croit obéir à un simple sentiment d'humanité, mais c'est un principe évident de justice et dé liberté qu'on énonce; car, lorsqu'un innocent est condamné, chacun tremble pour soi, et la sûreté générale en est plus attaquée, que parce que cent coupables échappent à la justice.

Ainsi, plus on parviendra à rendre rares les erreurs de la justice, plus la liberté individuelle sera assurée, et plus on resserrera les liens qui attachent les individus à la société.

La théorie de la justice a deux choses: les agents qu'elle emploie, ou l'organisation des tribunaux, et le moyen de connaître la vérité, ou la méthode d'instruction: ces deux objets forment la division naturelle que nous allons suivre dans le court développement de notre travail. Nous allons parler d'abord de la formation des tribunaux.

Ce n'est point une chose arbitraire, lorsqu'on a des jurés, que l'organisation des tribunaux. Il faut de toute nécessité, pour cette institution, un tribunal d'un ressort étendu, un théâtre assez grand et assez vaste pour qu'elle ait tout son jeu, qu'elle jouisse de tous ses effets; pour que sa moralité puisse ressortir tout entière; et qu'enfin ses résultats, soutenus d'une opinion imposante, s'accréditent dans l'esprit des peuples, et y acquièrent le rang des vérités généralement reconnues. Il faut encore nécessairement un homme placé à la tête de tout l'établissement, qui le dirige et la fasse mouvoir souvent par des ressorts tirés plutôt de la nature et des sentiments primitifs, que des lois et des formes. Sans cela, j'ose l'affirmer, vous n'aurez point de jurés, si vous voulez rapporter cette institution large et tirée de la nature, aux idées mesquines qui, jusqu'à nos jours, ont présidé à l'organisation de la justice (1).

C'est donc par les principes de l'institution mêine, qu'en laissant aux tribunaux de districts les fouctions que la nature des choses et l'intérêt de la société semblaient leur attribuer, nous ne leur avons pas donné néanmoins le jugement dans les matières criminelles d'abord, ils sont trop multipliés; de plus, nous avons craint de voir les impressions locales se mêler trop facilement aux opérations de la justice. C'est dans le département que nous avons établi le siège de l'administration de la justice criminelle. En cela, Messieurs, nous ne nous sommes nullement crus gênés par vos précédents décrets, puisque aucun d'eux ne s'applique à la justice criminelle, qui, par elle-même et par l'institution des jurés, est totalement distincte et séparée de la justice civile.

D'ailleurs, en méditant les principes qui vous ont dirigés dans l'attribution aux tribunaux de district de tous les degrés de la justice civile, il

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est facile de remarquer votre intention: vous avez pensé que la loi devait aux citoyens, qui ne pouvaient s'entendre sur leurs intérêts, des arbitres officiels et légaux, établis près d'eux pour les arranger; mais il n'en est pas de même de la justice criminelle.

Celle-ci, armée du glaive de la loi, ne peut se passer d'un certain appareil et d'un peu de majesté. Cet appareil est nécessaire à l'opinion que les citoyens doivent concevoir de leur propre dignité, lorsqu'on prononce sur leur liberté, leur honneur ou leur vie : il est nécessaire aussi pour assurer l'indépendance des juges, et la confiance dans leurs jugements.

D'ailleurs, les affaires criminelles sont plus rares et plus importantes; la société tout entière s'y trouve partie intéressée. Enfin, ce qui tranche la question, comme il n'est pas possible d'admettre d'appel, proprement dit, avec l'établissement du juré, les tribunaux de district seraient devenus juges en dernier ressort, contre leur institution et votre vœu bien marqué.

Mais je vais plus loin, Messieurs; quel est celui d'entre vous qui n'éprouve pas une certaine peine, un sentiment contraire à sa sûreté, lorsqu'il pense que, dans la petite ville qu'il habite, ou auprès de laquelle il réside, se trouve réuni entre si peu de monde, tout ce qui est nécessaire pour le juger; que, si près de lui, on peut l'arrêter, l'accuser, le condamner, lui faire subir son jugement, sans une plus ample participation du reste de la société à son sort, sans qu'à trois lieues cet événement soit connu? N'est-ce pas une affection naturelle et juste de l'homme qu'on accuse, de chercher à étendre sur un plus grand nombre d'individus l'intérêt qu'il inspire? S'il est innocent, il voudrait attirer sur lui l'attention de l'univers; il voudrait, surtout, être jugé audelà du cercle où il vit. Il a lieu de penser que cette opinion uniforme et fâcheuse, qui s'est formée contre lui, et qui semble l'accabler, ne sera pas partagée par des hommes éloignés, étrangers aux causes qui l'ont produite et qui la soutienuent.

La faculté qu'on laisserait à l'accusé de choisir le tribunal où il serait jugé, a les plus grands inconvénients, qu'il est facile de sentir, et qu'il serait trop long de détailler.

Eofio, Messieurs, ne pouvant pas espérer de trouver dans chaque ville de district assez de citoyens pour être jurés de jugement, ou qui veuillent se dévouer à en remplir constamment les fonctions, nous avons pensé qu'on aurait un choix plus étendu et par consequent meilleur dans la ville où réside ordinairement le directoire et les établissements publics, ville communément plus considérable et qui, étant généralement au centre, se trouve par conséquent la plus près possible de tous les points du département.

Mais nous aurions véritablement violé vos principes, si par là nous avions dérangé cette égalité précieuse que vous avez constitutionnellement établie entre les tribunaux : nous l'avons respectée, et ce nouveau siège n'aura aucune suprématie sur les autres; il sera formé des mêmes membres.

Un tribunal criminel ne saurait, non plus, attirer des plaideurs ou des gens de loi, ni par conséquent former cette atmosphère ruineuse et funeste qui jadis entourait les grands tribunaux, et que vous avez voulu détruire. Tous les avantages se trouvent donc ici réunis sans aucun dauger.

Notre premier soin a été d'y placer un homme 4

nommé par les électeurs du département appartenaut à tout le département, étranger à chacune de ses parties prises en particulier, lequel sera de service toute l'année dans le tribunal, présidera le juré, pourra en maintenir l'esprit, et diriger les mouvements principaux de l'administration de la justice.

Cet homme est nécessaire au juré, comme nous l'avons dit, et la société tire en général un grand parti de ces individus qui, chargés seuls de hautes et importantes fonctions, sont forcés de mettre leurs actions sous l'œil de tout le public, pour qu'il existe un grand prix d'estime et de considération, et de grandes peines de mépris ou de blâme. On ne saurait trouver de plus puissants motifs pour porter les hommes à remplir des devoirs difficiles et à se dévouer entièrement à la chose publique.

Chez les Anglais, non seulement un seul homme préside le juré, mais il applique la loi dans le circuit. Il paraît qu'ils ne trouvent aucun inconvénient à cet établissement; nous aurions craint néanmoins de vous le proposer. Les idées reçues parmi nous y sont trop contraires, et toute facile que puisse être la fonction d'appliquer la loi, surtout dans les matières criminelles, nous l'avons attribuée à un certain nombre dé juges. Celui-ci de quatre nous a paru en général le plus convenable, parce qu'il donne presque toujours une décision soit par la majorité de trois contre un, soit parce qu'en cas de partage l'avis le plus doux doit être toujours suivi.

Pour compléter ce nombre de quatre, nous avous appelé tour à tour les juges des tribunaux du département au nombre de trois. Voici nos raisons à cet égard :

1° De partager entre plusieurs individus les fonctions pénibles de la justice criminelle, et de prévenir, parlà, dans les hommes qui sont appelés à juger leurs concitoyens, l'espèce d'insensibilité à laquelle la continuité de ces fonctions peuvent les disposer;

2o De prévenir une augmentation dans le nombre des fonctionnaires publics et dans les frais qui en sont la suite;

3o D'entretenir entre tous les juges cette égalité constitutionnelle à laquelle tant d'avantages sont attachés;

4° Enfin, nous avons pensé que pour être membres du tribunal de cassation vous exigeriez que l'on ait jugé au criminel comme civil. Vous trouverez essentiel que ceux qui doivent ramener à l'exécution de la loi, la connaissent parfaitement; qu'ils aient pratiqué eux-mêmes ce qu'ils vont obliger les autres à pratiquer. Cet usage a eu lieu jusqu'à présent, et vous ne le détruirez pas aujourd'hui que vous voulez relever l'état de juge en particulier et y maintenir l'émulation par les motifs honorables d'une légitime espérance et d'une juste ambition.

En appelant successivement tous les juges du royaume aux fonctions criminelles, vous formez des hommes propres à remplir l'importante fonction de président; le tribunal criminel sera vraiment composé de toutes les parties du département, il lui appartiendra réellement. Toutes vos vues sont remplies, le tribunal a l'importance et la dignité qui sont nécessaires, mais sans aucune prééminence sur les autres tribunaux, puisqu'il sera composé des mêmes membres; il ne sera pas un tribunal supérieur, il sera un autre tribunal formé sur d'autres principes, comme la justice criminelle elle-même a d'autres éléments que la justice civile.

Auprès de ces juges le commissaire du roi du lieu sera de service; office important en matière criminelle pour le maintien et l'exécution uniforme des lois et pour la sûreté de l'accusé. Conservateur des formes essentielles de la justice, aucun acte de la procédure ne peut être fait que sous ses yeux, ou après lui avoir été communiqué, s'il est écrit: il peut toujours réquérir la stricte exécution de la loi, et les juges ne peuvent se dispenser de faire droit sur cette requisition. A la vérité, elle n'a pas et ne peut avoir celui d'arrêter la marche du jugement et de l'instruction; mais, après le jugement, le commissaire du roi peut, ainsi que l'accusé, porter au tribunal de cassation ses griefs contre lui; ils peuvent les fonder soit sur la violation de formes importantes, soit sur une mauvaise application de la loi. Les juges de cassation statuent sur les réclamations des commissaires du roi et de l'accusé; et, s'ils les trouvent justes, ils renvoient pour une nouvelle application de la loi à un autre tribunal de département.

C'est ainsi que le chef du pouvoir exécutif, présent par ses commissaires à tous les actes importants de la procédure, peut exercer la fonction qui lui est confiée et maintenir partout l'exécution de la loi. C'est ainsi que les citoyens libres et tranquilles, ne craignant ni les ordres d'un despote, ni la volonté arbitraire des juges, n'obéissent qu'à la loi.

Il reste une partie importante, celle qui met en mouvement toutes les autres, et que j'ai laissée de côté à dessein, afin de pouvoir la traiter dans son ensemble et d'en poser au moins les principes; je veux parler de l'accusation.

Dans l'état de la société, les individus ont renoncé à se faire justice eux-mêmes, et à venger les torts qu'ils reçoivent; c'est à la société qu'ils ont remis ce droit et le soin de garantir leur liberté, leur propriété, par l'établissement de la justice; ils ne se sont réservé que la faculté de provoquer son action; mais comment s'exercera cette faculté? la société pourra-t-elle seule et exclusivement poursuivre les infracteurs à ses lois? ou bien, au contraire, chaque citoyen, même sans être offensé, pourra-t-il poursuivre et accuser un autre citoyen? Un ministère public sera-t-il chargé de l'accusation? Sera-t-elle confiée à un ou à plusieurs individus? Et quel sera le mode de cette délégation? Voilà les principales questions, dans lesquelles se décompose la question générale de l'accusation publique.

Commençons par en retirer les points qui n'y font pas de difficulté. Un des premiers devoirs de la société doit être évidemment d'obliger chaque citoyen à exécuter la loi, et d'en poursuivre les infracteurs; elle doit donc avoir une action propre et directe sur les individus, et des agents qui l'exercent même sans être provoqués ni requis par aucune volonté particulière. Car la loi est une volonté constante, toujours présente aux yeux des fonctionnaires publics, et dont la réquisition est plus forte que celle d'aucun individu, puisque c'est celle de tous les individus réunis; souvent même cette poursuite d'office est indispensable. Ainsi, dans le cas de meurtre, lorsqu'un homme qui a été tué, ne laisse après lui personne intéressée à venger sa mort, si la société ne poursuivait pas d'elle-même le meurtrier, il est clair que les scélérats et les assassins seraient encouragés au crime par cette impunité, et que la loi cesserait de protéger les citoyens. Il faut donc qu'il existe une poursuite officielle et sociale.

Il est également certain que la société doit

joindre son action à la poursuite du particulier offensé qui se plaint; car alors il y a deux intérêts: celui de l'indivi du lésé et celui de l'association tout entière lésée dans la personne d'un de ses membres. Ces deux intérêts doivent se combiner, puisqu'ils ont un même objet; mais la poursuite de l'offensé n'acquitte point la société ; car si, dans des crimes publics, le plaignant, par faiblesse ou par séduction, consentait à remettre son offense, la société ne doit pas pour cela abandonner sa poursuite, autrement elle détruit elle-même la garantie qu'elle avait promise aux citoyens de leur sûreté et de leur liberté dans la punition de ceux qui tenteraient de les attaquer.

Allons plus loin. Un citoyen peut-il dénoncer publiquement et poursuivre directement un autre citoyen pour raison d'un délit qui ne lui est pas personnel?

Cette question paraît d'abord plus délicate, et néanmoins je n'hésite pas à décider non seulement qu'il le peut, mais encore qu'il le doit. Ea effet, si je puis voir commettre un crime sans pouvoir le poursuivre; si je dois être indifférent aux horreurs, aux atrocités qui se passent autour de moi; si, vivant avec mes concitoyens, je n'ai pour but que ma seule conservation; si je suis étranger à leur sort, insensible à leurs inaux, quel lien nous unit donc et quel intérêt nous rapproche? A quoi sert notre association? Ce n'est pas pour détruire les mouvements généreux et purs de l'humanité; c'est pour les mieux diriger que les hommes l'ont formée. Laissez-moi cet instinct de la justice et de la nature, qui me porterait à venger sur-le-champ l'injustice dont je suis témoin, ou indiquez-moi comment je peux l'employer. Eh! pourquoi la société refuserait-elle cette garantie de plus de la sûreté publique? Pourquoi éloignerait elle ces fonctionnaires nombreux et gratuits, dont elle peut tirer un parti si avantageux? Bien loin de là, appelez tous les citoyens à partager l'offense faite à l'un d'eux, et les sentiments de l'offense; que de même que dans un tout bien organisé, et dans lequel tous les mouvements se correspondent, chacun ressente le tort fait à son semblable. Lorsqu'un homme est attaqué, outragé, que tous accourent pour le secourir, le protéger, le défendre voilà la véritable humanité, la vraie fraternité; voilà la base la plus sûre de la tranquillité publique; voilà enfin le véritable objet de l'association politique.

Surtout ne me forcez pas à une obscure et secrète dénonciation du délit et du coupable; que je puisse hautement le poursuivre; car il faut fléirir toute manière basse et cachée d'attaquer un citoyen dans un pays où l'on veut établir les mœurs et la liberté. Vous redoutez l'abus de cette dénonciation publique, dites-vous, nous vous indiquerons un moyen sûr d'y porter remède; mais ne perdez pas un avantage réel et précieux par une fausse crainte, des inconvénients qu'il entraîne.

Si tout cela est vrai, il ne nous reste plus qu'à examiner quels sont les agents que la société chargera de cette double mission de poursuivre directement les crimes et de favoriser les poursuites particulières. Et quelle sera la forme et les conditions de cette délégation?

Ces questions sont vraiment importantes; mais uo principe simple peut les résoudres. Ce principe, c'est la nécessité de diviser les fonctions exécutives, pour assurer la liberté individuelle,

et l'exécution même de la loi. A cet égard, voici mes preuves (1) :

La loi criminelle, pour la prendre pour exemple, est une suite de dispositions qui prescrivent la manière de procéder à l'instruction et au jugement d'un délit. Toutes ces dispositions réunies forment un système complet dans lequel les droits de l'individu, et ceux de la société, ont dû être conservés. Si un seul individu avait le droit de faire exécuter toutes ces dispositions, un tel homme pourrait facilement substituer sa volonté à celle de la loi; puisqu'étant à la fois le premier et le dernier terme de la justice, il serait tout seul et sans contrôle; il pourrait en diriger tous les mouvements vers un but qu'il se serait proposé. Dès lors, la porte reste ouverte à l'injustice et à la tyrannie. Elle n' y est pas encore fermée, s'il suffit de la réunion de deux individus pour décider du sort d'un citoyen.

Au contraire, si la société pariage entre plusieurs individus les différentes parties de l'exécution, et que, pour la compléter, il faille nécessairement passer graduellement par eux, tous ces fonctionnaires successifs n'ont plus de motifs pour abuser de la loi, parce que l'abus serait inutile à chacun d'eux. En vain, un seul tenterait-il d'altérer son passage, celui qui doit le suivre lui rendrait sa vraie direction. Prenons un exemple: un juge de paix veut nuire à un homme ou le perdre; mais en vain le ferait-il arrêter; d'autres examineront s'il était dans le cas d'être arrêté ; d'autres s'il y a lieu à l'accuser; d'autres enfin s'il est coupable. Ainsi, personne ne disposant seul du cours entier de la loi, personne ne peut espérer que le mouvement particulier qu'il lui a imprimé, se prolonge au delà du cercle de fonctions qui occupe. Ainsi, tous les agents de l'exécution ne pouvant suivre chacun leur volonté, sont ramenés à une règle commune qui est la loi. Ainsi, tous les ressorts de la justice contenus les uns par les autres, sont forcés d'agir pour un but commun qui est la justice. Ainsi donc, pour que l'exécution de la loi soit assurée, il faut qu'elle soit partagée entre plusieurs fonctionnaires successifs.

C'est d'après ce principe que nous avons organisé notre système d'accusation. Nous lui avons donné pour base cette première et fondamentale distinction entre la police et la justice, dont nous avons reconnu plus haut la nécessité.

Nous avons séparé en deux époques différentes la poursuite des délits. L'une qui a lieu avant le premier juré, s'exerce par les plaintes des parties lésées, par les dénonciations des citoyens, ou des officiers de police. Toutes ces poursuites viennent aboutir au premier juge, lequel les termine, en renvoyant les prevenus, ou les transforme en une seule action publique et sociale; et c'est cette action seule que nous avons appelé l'accusation.

Jusque-là le prévenu n'était poursuivi que par la police, ou inculpé par des plaintes ou les de

(1) Ce système ne contrarie point le principe d'unité d'action dans un gouvernement. Le pouvoir exécu'if est le résultat de toute l'organisation sociale. Le roi lui donne le mouvement; mais ce mouvement se subdivise ensuite. Voici, à cet égard, la différence du despotisme et d'un pays libre en Turquie, les agents du pouvoir le reçoivent tout entier, et il se transmet ainsi jusqu'au dernier agent. Dans un pays où la liberté et les droits des individus sont connus, l'on dispose les pouvoirs de manière qu'ils ne puissent agir que par leur rapprochement, afin que l'autorité soit toujours dans l'institution et jamais dans l'homme,

nonciations. Maintenant c'est par la décision de ses concitoyens qu'il est accusé. La société va remettre à un officier public la mission d'exercer ses droits, et de le poursuivre en son nom.

Cet officier, qui sera l'accusateur public, ne doit être aucun de ceux qui ont déjà agi, non seulement parce que l'action et la poursuite ayant changé de caractère et d'effet, il est utile de la confier à un nouveau fonctionnaire, non seulement parce que ce fonctionnaire appartient au tribunal de tout le département; mais parce que si les actions des individus étaient soumises à ses recherches, comme les accusations à sa poursuite, un tel homme bientôt serait plus considéré, plus redoutable que la loi, et la liberté n'existe pas dans un pays où la loi n'est pas la chose la plus respectée, la plus chère aux bons, la plus terrible aux méchants; au contraire, lorsque l'accusateur public reçoit des citoyens l'ordre de poursuivre, il n'agit plus visiblement qu'au nom de la loi, son ministère est forcé; il peut être inflexible et sévère, sans qu'on puisse lui reprocher d'injustice ou de prévention; on lui sait gré de la vivacité même de ses poursuites, puisque que, par là, il obéit plus ponctuellement à la loi.

L'accusateur public fera partie du tribunal criminel, et, comme lui, sera commun à tout le département; il aura la surveillance sur tous les officiers de police; il recevra les plaintes contre eux, et pourra même les poursuivre en cas de prévarication; mais jamais il ne pourra les suppléer dans l'exercice de leurs fonctions; enfin il sera nommé par les électeurs du départe

ment.

Qu'il me soit permis d'ajouter ici un mot pour ceux qui pourraient regretter encore que l'accusation publique n'ait pas été déférée aux commissaires du roi. Voici leur raisonnement: les commissaires du roi sont chargés, par lui, de veiller à l'exécution de la loi un délit est une violation de la loi, dont ils doivent être chargés de poursuivre les délits; il faut démêler le faux de ce raisonnement: il a sa racine dans je ne sais quelle idée de la Constitution anglaise, qui se présente toujours à l'idée de certaines personnes, lorsqu'il s'agit de fixer chez nous les fonctions propres et dfrectes du monarque; je trouve qu'en très peu de mots, l'on peut établir sur ce point la différence de nos Constitutions.

En Angleterre, le roi est à lui seul le pouvoir exécutif. Les lois une fois faites dans le parlement, lui seul les fait exécuter; et, à cet effet, il nomme tous les agents d'exécution, les juges, les administrateurs, les officiers du fisc. Il y a peu de temps même que les juges anglais étaient amovibles à volonté comme les autres serviteurs de la couronne.

En France, le roi n'est que le chef suprême du pouvoir exécutif; il ne nomme pas les agents de l'exécution pour l'intérieur, il s'en sert seulement, c'est le peuple qui les lui désigne, qui les reu et dans la main du roi pour être employés par lui; ils ne reçoivent de lui que le mouvement, et non l'existence; il commande à tous au nom de la loi, mais il n'en choisit aucun. Ses commissaires sont les organes par lesquels il voit, il apprend si la loi est partout exécutée; mais ils ne sont pas des moyens directs d'exécution; ils agissent sur les corps constitués par Voix de réquisition, mais jamais sur les individus directement. Bien loin de là, la maxime fondamentale de notre gouvernement, c'est que

la force exécutive du monarque ne puisse jamais atteindre les individus que par l'intermédiaire nécessaire des agents élus par le peuple; or, ce principe serait violé, si les commissaires du roi pouvaient accuser les citoyens. Ils peuvent requérir, provoquer et stimuler tous ceux qui ont le droit d'agir; mais non pas agir euxmêmes ils sont les officiers de toute la société, près de chacune de ses parties; ils appartiennent au centre, et non aux lieux dans lesquels ils exercent; c'est du centre qu'ils reçoivent leurs fonctions; c'est au centre qu'elles viennent aboutir. Ce n'est pas l'intérêt local ou l'affaire particulière qui les concerne, mais l'intérêt général ou la loi qu'ils défendent. Ils n'ont aucune action sur les faits; mais lorsque les faits sont prouvés, ils s'en emparent et les rallient à la loi; leur ministère ne commence que lorsque le fait est constant. Ainsi, par exemple, lorsque les jurés ont déclaré un accusé convaincu, ce sont eux qui requerront l'application de la peine. Car la loi ne veut pas que Pierre ou Paul soient coupables; mais elle veut seulement que celui-ci, qui est déclaré coupable, soit puni. Or, un coupable est un homme que son pays a arrêté, accusé, dont il a vérifié le crime, mais qui ne doit être jugé que par la loi générale de la Constitution, sous laquelle il vit.

S'il en était autrement, le commissaire du roi étant accusateur, et conséquemment partie, ne pourrait plus exercer sur le jugement cette surveillance qui lui est confiée. Il n'aurait plus l'indépendance nécessaire à ses fonctions, la chaîne de la responsabilité serait rompue, et ne pourrait plus venir se rattacher qu'à la législature, remède trop éloigné et trop tardif à des inconvénients journaliers et locaux. Au lieu de cela, la marche de l'autorité est simple; elle est d'abord exercée par les agents nommés par le peuple : s'ils violent ou transgressent quelques lois, les commissaires du roi l'informent de cet abus, il pourvoit à ce qu'il soit réparé. Enfin la législature reçoit les plaintes et les dénonciations contre la négligence ou la prévarication des ministres du roi; elle ferme le cercle, elle est le terme auquel aboutissent tous les ressorts de l'autorité, comme elle est le point qui leur donne le mouvement; elle les contient tous dans leur sphère, et entretient ainsi dans toute la machine politique un mouvement uniforme et régulier.

En nous résumant sur cette partie, l'accusateur public recevant des premiers jurés l'accusation, va donc poursuivre l'accusé au nom de la loi; c'est lui qui rassemblera les preuves, fera venir les témoins, défendra contre l'accusé l'intérêt de la société, établira avec lui une contradiction utile qui, dans cette intéressante et vive discussion entre lui et les témoins, l'accusé et ses conseils, va faire jaillir de toutes parts la vérité et la lumière, et porter la conviction de l'innocence ou du crime dans l'âme des jurés.

Ceux-ci seront des citoyens differents de ceux qui ont déclaré qu'il y avait lieu à l'accusation, et dont la mission est de décider si l'accusé est ou non convaincu du délit qu'on lui impute; s'ils decident qu'il n'est pas convaincu, l'accusé est renvoyé; s'ils décident qu'il est convaincu, les juges appliquent la loi, et font exécuter la peine qu'elle a prononcée contre le délit.

Lorsque le fait est constant, le commissaire du roi est entendu pour l'application de la peine.

Tout se passe sous l'oeil d'un auditoire étranger à l'affaire. Une opinion saine, ou du moins désintéressée, entouré le tribunal et le force à

peser ses décisions; enfin, tous ces pouvoirs et toutes ces institutions sont ramenés à l'unité et rattachés au centre par le tribunal de cassation établi dans la capitale, dont l'action ne se portant jamais sur les individus, mais seulement sur les actes émanés des pouvoirs constitués, maintient la liberté publique sans pouvoir nuire à la liberté individuelle, et qui, tenant lui-même à la législature et au roi, unit d'un lien indissoluble tous les pouvoirs et toutes les institutions.

A présent, Messieurs, le cadre entier de la justice criminelle vous est connu, nous en avons développé devant vous les parties principales, la place y est marquée pour les jurés, dont nous dirons tout à l'heure quelles sont plus précisément les fonctions, et comment ils seront formés.

Il me semble que, par cette distribution des pouvoirs et des fonctions de la justice, chacune d'elles a son vrai caractère et l'étendue juste de moyens qui lui est nécessaire. La première poursuite est ouverte à tout le monde; mais l'accusation ne résulte que d'un jugement de citoyens; les citoyens n'ont pas, comme dans les républiques anciennes, le droit d'accuser en justice, mais celui de provoquer l'accusation. Par là, nous avons tenu la promesse que nous avions faite de présenter un remède sûr à l'abus des dénonciations publiques en conservant leurs avantages. Dans cet ordre de choses, la plainte est facile, la police vigilante et active, la dénonciation des citoyens permise voilà ce qu'exige la tranquillité publique, l'humanité, la liberté; mais ce qui n'est pas moins nécessaire, bientôt des citoyens décident seuls du sort de cette dénonciation et de ces plaintes. Ce sera désormais une règle fondamentale dans l'Empire, que nul n'y sera jugé criminellement que sur une accusation reçue par un premier juré. Rien ne pourra traverser cette barrière placée entre l'activité nécessaire de la police et la lenteur aussi nécessaire de la justice.

:

Cet homme que la société accuse sera jugé sur la partie la plus importante, sur le fait, par douze autres de ses concitoyens, dont il aura écarté ceux qu'il soupçonne de partialité, de faiblesse ou de méchanceté. S'il est convaincu, il ne sera condamné qu'autant que l'action qu'il aurait commise serait défendue expressément par la loi. Par toutes ces précautions, il est difficile de concevoir un crime qui ne soit pas poursuivi, ou une injuste poursuite qui ne soit pas arrêtée. Ainsi se trouve résolu ce grand problème social d'unir la plus grande sûreté publique à la plus grande sûreté individuelle; ainsi, enfin, la loi est toujours au premier rang, l'on ne voit qu'elle, elle seule commande et agit; les hommes ne sont qu'en second, ils ne paraissent que pour lui obéir et suivre ses volontés.

Passons maintenant au second objet de notre discussion, la méthode d'instruction, autrement le moyen de s'assurer de la vérité du fait qui forme l'objet de l'accusation. Rien n'est plus digne en tout sens de nos recherches et d'une sérieuse attention, puisqu'il s'agit principalement ici d'empêcher les erreurs de la justice, erreurs qui deviennent des crimes lorsqu'on a pu les prévenir.

Si nous voulions nous livrer à des idées de pure abstraction, il serait vrai de dire que la certitude que l'on croit avoir d'un événement n'exclue presque jamais la possibilité qu'il se soit passé d'une manière différente; qu'il n'y a de vérités bien certaines que les vérités mathématiques, parce qu'elles ne sont que des propositions identiques, et que ce qu'on appelle en justice des

preuves, se réduit toujours à de plus ou moins fortes probabilités. Mais loin de nous laisser aller aux effets de ces inutiles et décourageantes vérités, il y a plus de civisme et de courage à s'efforcer d'indiquer rondement aux hommes la route qui mène le plus droit à la vérité, à écarter les obstacles qui s'y rencontrent, enfin à guider et affermir leur démarche à travers ceux qu'on ne peut ni enlever, ni détruire. C'est un meilleur usage de son esprit de l'employer à éviter les inconvénients plutôt qu'à les désigner soigneusement à l'ignorance ou à la malignité.

Il faudrait néanmoins, je le sens, plus de temps et de loisir pour traiter convenablement cette matière intéressante et difficile, sur laquelle on a si peu et si faiblement écrit. Nous croyons pouvoir en offrir les principes et les résultats les plus importants; du reste, quiconque ne se sépare pas de son amour-propre dans l'honorable carrière que nous parcourons, n'est pas digne d'arriver au but.

Je distingue d'abord deux sortes de faits qui peuvent devenir la matière d'une poursuite criminelle; les uas, qui laissent après eux des traces de leur existence, tels qu'un meurtre, un incendie, une effraction, etc.; les autres, dont on ne peut reconnaître l'existence lorsqu'ils sont passés, tels sont les vols, les complots, etc. Les faits de la première espèce peuvent aisément se prouver, parce qu'on peut en recueillir les traces; aussi, lé plus souvent, ce n'est pas alors le fait qui est douteux, mais seulement sa moralité et son auteur. Une maison est brûlée, le fait est constant; est-ce un accident? est-ce un délit ? Dans ce cas quel en est l'auteur? Voilà ce qui est douteux.

Dans les faits de la seconde espèce, tout peut être douteux: le fait, sa moralité, son auteur.

De cette distinction dans les faits s'élève une distinction dans les preuves (1). Preuves matérielles, preuves personnelles, preuves mixtes. Les preuves matérielles sont celles qui prouvent duiment le fait, par exemple, les procès-verbaux d'effractions ou d'assassinats, etc.

Les preuves mixtes sont celles qui prouvent l'existence d'un fait lié à un tel individu, par exemple, un homme a été trouvé, sa chemise teinte de sang, auprès d'un individu tué; un homme est saisi tenant des matières inflammables auprès d'un édifice incendié, etc., ces preuves sont matérielles, mais liées à un individu sur lequel elles attirent le soupçon.

Enfin les preuves personnelles sont celles qui désignent une personne comme auteur d'un délit, qui le lui attribuent pour l'avoir vu le commettre, ou dans des circonstances qui font présumer qu'il en est l'auteur; ce sont les témoignages humains.

Ces différentes sortes de preuves ont chacune leur degré de probabilité et d'incertitude, de force et d'imperfection; la justice doit les calculer avec précision, et ne les employer qu'avec les diverses précautions qui leur conviennent. Les preuves matérielles sont toujours bounes pour prouver le fait seul qui est arrivé, il suffit de les avoir recueillies avec soin et constatées avec exactitude. Les preuves mixtes ou témoignages muets sont incorruptibles et constantes, mais elles sont incertaines, elles n'ont qu'un caractère indéterminé et conditionnel de vérité et de probabilité; iso

(1) Preuve est le seul mot que je puisse employer ici. Mais je ne me dissimule pas qu'il contraste fort avec les termes de soupçon, de probabilité et d'incertitude, employés plus bas.

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