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lées, elles servent plus à égarer le juge qu'à le conduire; elles l'amènent moins à un doute sage qu'à une aveugle prévention; enfin ce n'est que par leur réunion entre elles, et avec d'autres preuves, qu'elles peuvent former ce corps lumineux et sensible qui compose la vraie preuve judiciaire et force la conviction. Cet homme trouvé près d'un cadavre, et dont les vêtements sont ensanglantés, a peut-être vainement tenté de le rappeler à la vie. Arrêtez, juges, tremblez de punir comme un crime une action de générosité et de vertu!

Reste le témoignage des hommes. Résultat de leurs sensations, ou expression de leur volonté; il participe à toutes leurs imperfections, il se mêle à tous leurs vices; aussi il est souvent infidèle comme les sens, instable comme la mémoire, exagéré comme l'imagination, ou, ce qui est pire, il est dicté par l'intérêt, commandé par la haine, dénaturé par la crainte.

C'est avec tous ces défauts qu'il va servir d'instrument à la plus pure des institutions, la justice; il va devenir la base de la condamnation d'un citoyen.

Sans doute, la justice n'admettra pas, sans réflexion et sans choix, un élément aussi fautif de sa détermination: car si l'imperfection des moyens humains peut l'absoudre d'une erreur, rien ne peut la justifier de n'avoir pas employé tous ses efforts pour la prévenir.

Arrêtons-nous ici, cherchons quels sont les moyens de donner au témoignage toute sa pureté et de pouvoir l'apprécier avec justesse; mais pour ne pas laisser la question dans l'abstraction, et donner plus de solidité et de prise à la discussion, prenons l'état actuel de notre procédure pour terme de comparaison.

Jusqu'à présent, sur une plainte de la partie publique ou d'un particulier, les premiers juges entendaient les témoins et faisaient recueillir par écrit leurs dépositions. Si l'on jugeait nécessaire de continuer la poursuite criminelle, les témoins étaient récolés sur leurs dépositions, qu'ils pouvaient changer jusque-là sans être constitués faux témoins; ensuite ils étaient confrontés à l'accusé; l'on écrivait les dires réciproques, les premiers juges rendaient leur sentence, le tout était envoye aux juges supérieurs qui décidaient en dernier ressort.

Reprenons chaque chose successivement.

Pourquoi écrit-on secrètement les dépositions des témoins? Ce n'est pas ici l'origine, mais l'utilité et les motifs de cet établissement que je cherche, et je ne puis en voir que deux. Le motif pour écrire est le grand éloignement des juges en dernier ressort, qui rendait plus économique et plus commode de leur envoyer les dépositions des témoins, que les témoins eux-mêmes; le motif pour écrire secrètement est cette prétendue maxime de donner plus de liberté au témoin de déclarer la vérité en la recueillant secrètement de sa bouche.

Le premier motif disparaît dans notre Constitution; quant au second, je l'attaque dans sa base.

Entendons-nous d'abord sur le sens de ces mots que le témoin doit être libre. Il doit être libre, sans doute, de dire ce qu'il sait, mais non de dire ce qu'il veut. Cependant lorsqu'un témoin dicte secrètement sa déposition, c'est bien plus sa volonté qui est libre que sa conscience, et déjà l'on peut craindre qu'il ne suive plutôt son intérêt ou ses passions, que la justice. Cela est non seulement possible, mais devient très vraisem

blable, lorsqu'on considère que cette méthode de recueillir secrètement une déposition, n'est faite que pour l'homme faible, et jamais pour l'homme honnête et ferme qui dirait toujours en public la même chose qu'il à dite en secret. Vous avez peur que la crainte n'agisse sur le premier et ne l'empêche de dire ce qu'il sait; quand cela serait, il est bien autrement dangereux qu'il ne soit encouragé à dire ce qu'il ne sait pas. Loin de préférer un témoignage ainsi recueilli, tout, ce me semble, doit porter à s'en méfier; c'est la cause la plus ordinaire et la compagne la plus constante du vice que la faiblesse, et il n'y a que des hommes faibles et lâches qui trahissent la vérité. A cet égard voici le dilemme que l'on peut faire: ou la déposition écrite d'un témoin eût été la même en public qu'en secret, alors la précaution était inutile; ou bien moi, juge, j'ai lieu de présumer qu'elle n'eût pas été la même, et que l'homme qui a dicté en secret que l'accusé est coupable, aurait dit en public qu'il est innocent alors comment puis-je me déterminer sur une déposition aussi incertaine à mes yeux; dans ce cas, la faveur de l'innocence doit évidemment me faire rejeter la déposition secrète, puisque je pense qu'elle eût été différente, si elle avait été faite en présence du public et de l'accusé.

Allons plus loin: convenons que les actions secrètes des hommes sont en général moins morales et moins justes que leurs actions publiques. L'homme qui agit en secret, rentre sous l'empire immédiat de ses passions ou de ses préventions; l'une et l'autre agissent au-dedans de lui sans contre-poids; par là, il se trouve disposé à obéir à l'erreur, à une opinion fausse, à la haine, à la jalousie, à l'intérêt, à la crainte; d'un autre côté, un homme assez lâche pour trahir la vérité qu'il connaît, se trouve fortifié dans cette criminelle pensée lorsqu'il n'aperçoit autour de lui aucun obstacle, aucune contradiction: si vous choisissez ce moment pour fixer à jamais par écrit sa pensée; si elle survitaux sensations momentanées quisouvent l'ont fait naître ; si c'est un témoignage ainsi recueilli qui doit servir de base à la décision des juges, l'accusé n'a-t-il pas le droit de se plaindre que conçu, dans le secret, sous l'influence de l'erreur, de la prévention ou du crime, il n'a aucun des caractères qui constituent la preuve?

Il en arrive tout autrement, si le témoin s'explique en présence du public et de l'accusé: alors son témoignage prend nécessairement de la consistance et de la gravité; l'homme léger est retenu, et le méchant est arrêté; les regards du public bannissent l'inattention et la négligence, et forcent de donner de la précision et de la justesse aux idées et aux expressions; ils contiennent aussi tous les mouvements des passions qui s'écarteraient de la justice. L'homme qui serait tenté d'écouter son intérêt ou la haine en déposant faussement contre l'accusé, est forcé d'entendre également le motif de sa conservation et de son repos qui lui dit de respecter la vérité; s'il s'en écarte un moment, il voit, comme un supplice, la contradiction dans les yeux des assistants et sur les lèvres de l'accusé ou de ses conseils ; pressé entre ces deux motifs, il se décidera infailliblement pour celui qui lui laisse son repos, son honneur, son existence morale, en un mot, aussi nécessaire à l'homme que la vie et la liberté.

Ne craignez donc rien du témoin. Son intérêt est devenu le même que celui de la justice. S'il est honnête homme, il ne voudra pas dire un mensonge; s'il est un scélérat, il ne l'osera pas

il y a pour lui, dans ce dernier cas, des diffi cultés trop grandes et des dangers trop certains.

Voilà pour les témoins; voici maintenant pour les juges: Cette manière d'entendre déposer de vive-voix, est la seule qui puisse donner de la réalité au témoignage; de telle manière que les juges, en voyant le témoin, connaissent alors I'intelligence, le plus ou moins d'éducation et de lumières, l'impartialité, la prévention des témoins, enfin tout ce qui sert de base à la confiance que l'on doit prendre en eux.

Ils seront questionnés, entendus séparément, confrontés, soit les uns aux autres, soit aux témoins de l'accusé. Existe-t-il un moyen plus assuré, plus efficace de faire connaître la vérité à des juges, que ce combat qui s'engage, sous leurs yeux, entre l'accusateur, les témoins, l'accusé et ses conseils? Toute délibération, pour être raisonnable, ne doit-elle pas être précédée d'une discussion? et peut-on en espérer une plus animée et plus rapide, plus rapprochée, plus directe? N'est-ce pas ainsi que vous en agissez, Messieurs, lorsque, sur d'importantes questions, vous demandez que tous les intérêts soient contradictoirement traités devant vous? N'est-ce pas de ce choc que naît la lumière qui vous éclaire et qui vous guide dans vos décisions?...

Vous m'arrêtez ici pour me dire que cette déposition secrètement écrite n'est rien qu'autant que le témoin en soutient la vérité à la confrontation; que tout va se rectifier par la présence de l'accusé et du public; que la discussion va s'animer par la contradiction et devenir instructive et lumineuse. C'est là où je vous attendais. Voici ma réponse: Ce témoin que avez cru trop faible pour l'exposer subitement aux regards de l'accusé, vous êtes enfin obligés de le mettre aux prises avec lui; mais vous l'avez préparé d'avance, et vous avez tiré de lui une déposition écrite, dont le souvenir va l'accompagner dans le combat, et y soutenir son courage. Cela peut-être sans danger, je le répète, s'il a dit la vérité; mais si c'est une erreur où une calomnie que vous avez recueillie, vous avez alors dressé un piège funeste à l'innocence.

En vain alors espérez-vous que la confrontation rectifiera la déposition. S'il faut que le témoin lutte contre lui-même en faveur de la vérité; s'il faut qu'il appelle sur sa tête, sinon la vengeance des lois, au moins l'éternel mépris des hommes, n'attendez pas de lui ce tardif retour à la probité. C'est l'héroïsme de la vertu, que de la préférer à ses apparences; et vous exigez cet effort sublime, d'un homme qui a été infidèle à la simple honnêteté. L'homme que vous avez reconnu vousmêmes trop faible pour oser dire la vérité, vous espérez qu'il en deviendra le martyr! Non, cette déposition secrètement écrite va devenir au contraire un motif irrésistible pour le témoin, de persévérer même dans une erreur; car, s'il la rectifie, il paraît coupable, et ce motif, c'est vous qui le lui aurez donné. Il soutiendra donc sa déposition avec une force d'autant plus grande, qu'il aura mis plus de faiblesse à la dicter.

En vain chercherez-vous à animer le combat entre lui et l'accusé, à favoriser ce dernier; vous avez armé le témoin, de manière à ce qu'il soit difficilement vaincu. La vérité, prête à sortir de ses lèvres, retourne en arrière, sitôt qu'il se rappeile qu'il subsiste de lui une déposition légale qui peut lui être opposée. De ce moment, il calcule tout ce qu'il dira, pour n'être pas en contradiction avec lui-même, il persiste contre sa conscience et contre l'évidence; car il lui reste encore

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Mais quittons le témoin, pour considérer l'accusé. Celui-ci, déjà exposé à l'incertitude d'un témoignage, est de plus ici victime de la position où vous avez mis le témoin, de ne pouvoir sans danger suivre sa volonté et ses véritables sentiments; il est forcé de se défendre contre un homme qu'il ne peut pas espérer d'amener à convenir de la vérité, si elle est contraire à sa première déposition. En vain il tâche de lui rendre sensibles les motifs qu'il doit avoir de dire la vérité, un motif plus puissant le soutient, celui d'avoir antérieurement déposé par écrit. Que devient alors la protection solennelle que la loi avait promise à l'accusé, lorsqu'elle l'oblige à prouver sa propre innocence, et la fausseté des témoignages qui lui sont opposés ? Le principal instrument de la vérité a été dénaturé et corrompu par la loi même.

Ne forçons pas les conséquences. Je ne prétends pas dire que jamais les témoins ne doivent être entendus avant le moment du jugement; au contraire, dans notre projet, il existe trois époques auxquelles on doit les entendre; savoir: l'arrestation, l'accusation et le jugement; mais, dans ces trois actes de la procédure, nous nous gardons bien de faire écrire les dépositions, de peur qu'elles ne lient le témoin, et qu'une première erreur, souvent peu réfléchie de sa part, ne se prolonge presque inévitablement jusque sous les yeux de ceux qui doivent décider définitivement et n'entraîne leur détermination.

Les officiers de police, à la vérité, tiennent note des déclarations sommaires que les témoins font devant eux, mais elles servent de renseignement seulement; jamais elles ne sont connues des jurés ni du public. De cette manière, le témoin est toujours libre de dire ce qu'il sait. L'effet salutaire d'un examen public n'est pas détruit par des dépositions antérieures qu'on puisse lui opposer et qui le retiennent. li peut dire la vérité sans crainte; il ne peut y manquer sans danger. Sa position n'est périlleuse qu'autant qu'il tromperait la justice; jamais, s'il l'éclaire.

De cette manière enfin, l'audition des témoins devant le juré est une véritable déposition, et non la simple confrontation d'une déposition antérieure. L'instruction n'est pas envoyée toute faite à ceux qui doivent décider, elle se fait réellement devant eux. Ce n'est pas, comme autrefois, des juges qui instruisent dans un lieu, et d'autres qui jugent à cinquante ou à cent lieues de l'instruction. Nous n'avons pas cru qu'il fût raisonnable de retirer la lumière de ceux qui ont besoin d'en être éclairés; au contraire, nous avons amené avec soin sous leurs yeux toutes les preuves, et la principale surtout, qui sont les témoins eux-mêmes.

J'avouerai sans peine qu'il n'est pas impossible qu'un homme faible n'hésite à exprimer le premier en public un fait qui doit servir à convaincre l'accusé; il sera quelquefois tenté de taire ce qu'il sait, mais jamais au moins il ne dira ce qu'il ne sait pas. La justice pourra ignorer un fait, mais il est impossible qu'un mensonge ou une calomnie vienne souiller sa vue et corrompre sa décision. C'est là, au définitif, tout le problème. Vaut-il mieux chercher à obtenir quelques preuves de plus, au risque d'y mêler de perfides calomnies, plutôt que de s'assurer de la pureté et de la sincérité de toutes celles qu'on emploie? ne vaut-il pas mieux se résoudre à ignorer quelques

faits, que de prendre une méthode qui unit si étroitement la vérité et l'erreur, qu'il est souvent difficile de les séparer ? Enfin le but de la justice n'est-il pas, comme nous l'avons dit plus haut, que cent coupables échappent, plutôt que de faire périr un innocont?

Après avoir prouvé qu'il ne faut pas faire précéder la confrontation d'une déposition écrite, je soutiens qu'il ne faut pas davantage écrire la confrontation, et que cela est inutile, impossible et dangereux :

1 Ecrire tout ce qui se dit devant les jurés est inutile; car, ou cette écriture servirait à la décision des jurés, ou elle servirait après leur décision. Dans ce dernier cas, quelle en serait l'utilité? Les jurés décident sans appel; et dans la circonstance infiniment rare d'un nouvel examen, il faudra nécessairement entendre de nouveau les témoins et l'accusé : ainsi l'écriture alors est sans objet. Est-ce pour servir à la décision même des jurés? Mais ces jurés sont présents à toute l'instruction, ils voient, ils entendent tout, ils prononceront sur-le-champ, ils peuvent prendre des notes; pourquoi leur remettre par écrit ce qu'ils viennent d'entendre et qu'ils ont pu écrire?

2° Cela est impossible; lorsqu'un témoin s'explique, que l'accusé et ses conseils lui répondent; qu'une passion forte ou la vive expression de l'innocence calomniée anime leurs voix et précipitent leurs paroles, est-il possible qu'un greffier puisse fixer le tout sur le papier? Pourtant la défense de l'accusé est un élément aussi intéressant de la preuve, que la déposition même du témoin, et toute écriture qui ne renfermerait pas scrupuleusement tout ce qui a été dit, serait plus trompeuse qu'utile.

Ceux qui ont servi dans les anciens tribunaux en dernier ressort, savent que le dernier interrogatoire de l'accusé n'a jamais pu être écrit, quoique cela fût plus facile que de transcrire fidèlement un débat contradictoire; ils savent aussi que cette précaution eût été superflue, parce que les juges décidant immédiatement, avaient présent à leur mémoire tout ce que l'accusé avait dit. Les jurés pourront seuls écrire, parce que ne travaillant que pour eux, n'étant pas astreints à tout transcrire, ils choisiront seulement ce qui les frappera davantage et qu'ils n'auront pas osé confier à leur mémoire.

3o Mais ce n'est pas tout. Cette écriture qui est inutile et impossible, est de plus tellement dangereuse, qu'elle tend à détruire entièrement l'institution du juré. Ici, Messieurs, nous touchons au fond même de la question, et je vous supplie de me prêter toute votre attention.

Lorsqu'on écrit les dépositions, celui qui parle est forcé de régler son mouvement sur le temps nécessaire aux greffiers pour écrire; alors le témoin qui entend dicter les autres dépositions, les réponses de l'accusé, a le loisir de composer ses idées; alors suivant le système qu'il s'est formé sur l'affaire, il arrange sa déposition; il la ramè ne même involontairement à un seul point de vue; il force toujours un peu les idées et les expressions pour les faire cadrer ensemble; il subordonne les faits particuliers à un fait principal qui le préoccupe, et qu'il veut faire ressortir et prédominer. Ainsi chaque déposition, au lieu de former une partie de l'instruction, devient un tout complet qui se refuse à l'analyse et à la combinaison avec les autres parties, ou qui leur est forcément rattaché; l'on a moins ce que le témoin sait que ce qu'il pense; et néanmoins, dans la détermination définitive, il ne doit fournir que

les faits, et non les résultats. C'est à ceux qui son au centre de l'instruction et des intérêts divers à recueillir les preuves, à les réunir, à les subordonner les unes aux autres, à en former un ensemble, un tableau, à ramener les diverses branches à la tige commune qui doit les unir. Laissez-les choisir, dans une discussion franche et inattendue, les traits saillants qui les ont frappés présentez à leur composition des éléments simples et non les résultats étudiés de la combinaison des témoins.

Si, au lieu de cela, vous vous obstiniez à tout écrire (car, je le répète, il faut que tout soit écrit, ou que rien ne le soit), d'abord le temps ne saurait y suffire, mais de plus tout change, tout devient glacé, l'attention du juge et l'intérêt de la cause; la vérité, ce trait lumineux et prompt s'échappe au milieu de tant d'inutilités et de longueurs d'autre part, les témoins ont le loisir de se concerter, de s'arranger, ils s'écoutent parler; plus de ces traits imprévus qui trahissent le concert et découvrent la fraude; au lieu d'un tableau plein de vérité et de mouvement, les jurés n'ont plus devant les yeux qu'un dessin sec, sans expression et sans vie.

Mais ce n'est rien encore. J'oublie pour un moment ces abus de l'écriture, et son impossibilité. Je soutiens que, si vous remettez aux jurés la déposition écrite, vous dénaturez, vous détruisez entièrement cette institution. Rappelons sur cela nos idées.

Jusqu'à présent les premiers juges faisaient l'instruction, et les seconds la jugeaient; les premiers voyaient les témoins, les autres leurs dépositions. On aurait jugé à Paris aussi aisément un procès venu d'Amérique, que celui qui aurait pris naissance à Paris même. Dans ce système, la conviction personnelle du juge où la preuve morale est absolument mise de côté, on distinguait l'homme et le juge, la conviction de l'homme et la conviction du juge. Ce dernier ne se faisait aucun scrupule de condamner un accusé, lorsqu'il avait contre lui les preuves requises, quelle que fût d'ailleurs sa conviction.

Ces preuves, appelées légales, variaient suivant les tribunaux; c'était ou deux témoins oculaires, ou un témoin avec l'aveu de l'accusé. Quelques-uns avaient admis des semi-preuves, des quarts de preuves, comme si la vérité n'était pas nécessairement une et indivisible, comme si elle pouvait se réduire en fractions, comme si la réalité d'un fait pouvait, de même que les vérités intellectuelles et mathématiques, être soumises à des formules déterminées à des règles constantes de probabilité. Comme si enfin les preuves d'un fait n'étaient pas propres à ce fait et ne variaient pas à l'infini comme les faits eux-mêmes.

La doctrine des preuves légales, des semipreuves, des quarts de preuves n'a plus guère de partisans; mais on étonnerait plusieurs de ceux qui la combattent, si on leur disait qu'elle doit uniquement son origine et sa cause à la méthode d'écrire les dépositions et de les remettre écrites à ceux qui doivent juger. C'est néanmoins ce qu'il est facile de prouver.

Lorsqu'un juge voit lui-même et entend les témoins déposer, les paroles ne sont plus qu'une partie, assez faible même, de l'effet que le témoignage produit sur lui. Ses sens lui transinettent à la fois le ton, l'accent, les regards du témoin, son embarras ou son assurance, enfin tout ce langage, animé de la nature et du sentiment, cent fois plus imprégné de vérité, si je puis parler

ainsi, que la langue métaphysique et conventionnelle des mots. Il peut observer si tout est d'accord dans ces différentes expressions de la pensée des hommes; sa conviction se forme de tous ces éléments; de la part du juge, toutes les facultés humaines sont appelées à concourir au jugement; et la moins fautive de toutes, la conscience d'un juge désintéressé devient un tribunal souverain, où se rapportent toutes les opérations de l'esprit et des sens pour former la décision.

Si, au contraire, le juge cesse de porter ses regards sur ces preuves vivantes et réelles de la vérité; s'il n'a plus sous les yeux qu'une procédure écrite et muette; s'il ne peut plus fonder sa confiance dans le témoignage, sur la confiance qu'il a dans le témoin; s'il est forcé de prendre ce qui est écrit pour une donnée certaine, sa conviction personnelle s'isole de son jugement, sa conscience cesse d'y avoir part: ce n'est plus l'homme qui agit et pense, c'est le juge qui opère. C'est un pur problême de l'esprit qu'il résout, et pour la solution duquel il est bien obligé de se faire des règles et des formules de probabilité.

Les juges, par cette méthode, ne sont plus, à proprement parler, que des experts chargés de chercher, dans un cahier de procédures, si les preuves requises y sont renfermées; mais l'appréciation morale de ces preuves leur est, non pas interdite, mais impossible. L'on peut donc regarder comme une maxime certaine que toutes les fois que la déposition sera remise aux juges, séparée du témoin qui l'a faite, on verra aussitôi s'établir les preuves légales. Ces preuves, avant d'être employées, sont éprouvées, non pas avec la vérité, mais avec la loi. Le juge s'embarrasse peu de savoir comment les choses se sont réellement passées, mais seulement de chercher comment on prouve qu'elles se sont passées; ainsi la vérité n'est plus un être réellement existant, mais un être fantastique et de convention, dont chacun se forme l'idée abusive.

Je ne sais, il est vrai, si de telles précautions n'étaient pas nécessairement appropriées à l'ancien ordre de choses, et si la loi aurait pu, sans de graves inconvénients, se confier à la simple conViction de ces hommes souverains dans leurs décisions, jugeant à la fois si l'accusé était coupable et quelle peine il méritait, de ces hommes que l'on ne pouvait récuser, élevés au-dessus de leurs concitoyens par un caractère et des fonctions permanentes, trop accoutumés à voir des crimes pour n'être pas tentés d'apercevoir presque toujours un coupable dans un accusé; entin devenus, par l'habitude, insensibles aux nuances délicates qui distinguent l'innocence, et pour qui toutes les formes, toutes les expressions des accusés ne présentent que le langage uniforme du crime et de la dissimulation.

Mais en soi cette méthode est absurde et barbare, comme il est facile de le prouver. Ce ne sont pas réellement deux choses distinctes et qu'on puisse séparer que le témoin et sa déposition; ils se tiennent tellement l'un à l'autre, que la déposition est vraie, si le témoin est croyable et désintéressé; elle est nulle, si le témoin est un imbécile ou un fripon. Dans le système des preuves légales, deux temoins sont seuls juges de l'affaire; mais, pui-qu'ils forcent la décision du tribunal, laissez-nous du moins examiner si ces juges méritent ou non la confiance de la société.

Si l'habitude n'avait pas le droit de naturaliser chez l'homme les idées les plus fausses et les plus funestes, cette manière de disposer du sort des hommes paraîtrait révoltante. Qui de vous, Mes

sieurs, ne frissonnerait de l'idée que sa vie et son honneur sont à la merci de deux scélérats qui peuvent, à l'aide de quelques circonstances, lui ravir l'un et l'autre ? Quoi ! Dans les événements ordinaires de la vie, quand deux hommes, quand cent hommes affirment un fait, je doute encore; leur assertion n'a le droit de me déterniner qu'autant que je serai bien assuré du caractère et de la capacité des témoins, et cette même assertion, parce qu'elle est faite en justice, aura le droit effrayant de mouvoir la langue du juge, la plume du greffier, le bras du bourreau; comment me défendre? Mes juges, peut-être, sont pour moi; la société entière est pour moi deux hommes m'accusent... et je péris. Je puis, il est vrai, les accuser moi-même de faux témoignage; mais comment parvenir à prouver cette accusation la plus difficile de toutes ? A-t-on facilement des témoins qui prouvent la non-existence d'un fait controuvé, et n'est-ce pas une des premières précautions des faux témoins, que de calculer comment ils échapperont à la conviction de leur crime?

Mais cela est plus absurde encore que barbare; je dirais à ceux qui veulent conserver des dépositions écrites, et qui détruisent par là toute moralité dans la preuve; vous craignez de prendre la conviction des hommes comme base du jugement, et vous admettez sans scrupule leurs témoignages pour le former; mais si c'est parce que les jurés sont des hommes, que vous vous défiez d'eux, les témoins sont aussi des hommes; quelque chose que vous fassiez, il y aura toujours des hommes entre la justice et l'accusé. Mais voici en quoi ma doctrine l'emporte sur la vôtre. Vous avez, pour vous déterminer, des témoins; moi j'ai des témoins et des juges. Quand deux hommes ont déclaré avoir vu un fait, vous êtes sûrs et vous condamnez; moi j'hésite encore, je veux apprécier leur témoignage; je n'ai pas oublié qu'un témoin qui dit avoir vu, peut s'être trompé, qu'il a cru voir, qu'il a vu certaines circonstances d'un fait, et que les autres, principales peut-être, lui sont échappées. Les annales de la justice renferment bien des erreurs semblables; et tout étonnant que cela paraisse d'abord, il est très commun de n'être pas d'accord sur les faits qu'on a vus. Je ne citerai pas les voyageurs, mais qu'un fait se passe en présence de cent personnes, deux heures après il est attesté de vingt manières différentes, chaque version aura pour elle deux témoins. De plus, cet homme que vous croyez aveuglément, est peutêtre un scélérat, un étourdi, un imbécile veux mettre au creuset son témoignage, je ne tiendrai compte que de ce qu'il m'aura produit après mon épreuve. Nous avons l'un et l'autre le même problème à résoudre, nous avons les mêmes éléments; vous prenez les vôtres sans examen, moi je les analyse; je m'assure de leur valeur et de leur qualité avant que de les employer (1).

je

Enfin le soin ds cet important examen, je le confierai à de simples citoyens pris au hasard, mais épurés par une double récusation, à des

(1) On ne saurait trop le redire. Dans le système des preuves écrites, le même homme est témoin et juge tout à la fois, puisque sa déposition forme la preuve légale. Dans l'autre système il y a des témoins et des juges au-dessus de l'homme souvent intéressé qui affirme, il y a un homme sûrement désintéressé qui examine et décide les choses sont arrangées de manière que la probité des hommes devient un des ressorts nécessaires de la justice.

hommes qui n'ont avec l'accusé aucun de ces rapports de supériorité ou de dépendance qui détruisent la justice; à des hommes en qui l'habitude de voir de près les crimes, n'a point flétri les sensations et raidi le jugement; dont la conscience délicate permet que les moindres nuances de la vérité puissent y faire trace et s'y rendre sensibles; à des hommes enfin éclairés par une instruction complète et par la plus vive et la plus intéressante discussion: qu'ils décident, ces hommes, qu'ils expriment le résultat de leur intime conviction, la société s'en rapporte à eux; car l'opinion d'un honnête homme sans passion est la base la plus exacte et la plus assurée de la certitude humaine.

Les mêmes inconvénients subsisteraient, si l'on proposait de laisser les témoins s'expliquer devant les jurés, et néanmoins de recueillir leurs dépositions. Je pourrais reprendre sur cela tout ce que j'ai dit de l'inutilité, de l'impossibilité et du danger des dépositions écrites. Mais je réponds plus directement si vous remettez aux jurés la déposition séparée des témoins, s'ils la relisent sans l'avoir écrite, sans voir le ton, l'accent, l'embarras ou la confusion qui l'aura accompagnée, vous faites alors prédominer dans leur esprit une sensation qui n'est souvent qu'accessoire, la parole, et vous faites revivre les preuves légales. Ces dépositions seront connues de tout le monde, écrites lentement, elles auront pu être copiées par les assistants, et l'opinion qu'elles feront naître au dehors sur le public qui a été privé de la vue des témoins, et des moyens qu'elle présente pour rectifier leur témoignage; cette opinion par conséquent, formée d'une manière incomplète et inexacte, deviendra forcément la règle des jurés; elle réagira sur eux et les maîtrisera dans leur décision: jamais ils n'oseront condamner un accusé, lorsque deux témoins oculaires ne déposeront pas contre lui; et toutes les fois qu'ils se rencontreront, ils n'hésiteront pas à le condamner, quelle que soit leur conviction; au lieu de consulter leur conscience et leur conviction intime, ils feuilleteront la procédure, opération plus commode et plus simple; mais aussi, au lieu d'excellents jurés, vous aurez de mauvais juges; car dès qu'il faut de l'art et de l'habitude pour décider, les jurés ne valent plus rien.

Sans doute, il faut qu'il existe des témoignages et des preuves pour les déterminer, car ce n'est pas leur fantaisie ou leur imagination qui doit servir de règle à la justice; mais ne déterminez pas d'avance ces preuves, et surtout laissez les jurés les peser avec leur bon sens et un cœur droit et désintéressé. Ce mot n'est-il pas dans la bouche de tous ceux qu'on inculpe? je m'en rapporte à ce que des hommes honnêtes et impartiaux en penseront. N'est-il pas l'expression naïve de la confiance que mérite la probité? Eh bien le jugement des jurés est le jugement de la probité et de la bonne foi, substitué à celui de la subtilité et des formes.

Nous nous étions proposé pour but: 1o de déterminer de la manière la plus convenable les agents de la justice et leurs fonctions; 2o de donner à l'instruction toute la pureté et la perfection dont elle est susceptible, d'abord en plaçant les témoins dans la position où ils seront presque certainement sincères et vrais, ensuite en instituant des hommes honnêtes et sûrs pour juger de la validité et du poids de leurs témoignages. Nous vous devions le compte des motifs qui nous ont guidés dans ce travail, et nous es

pérons y avoir satisfait par le développement que nous venons de mettre sous vos yeux, et que nous avons resserré autant qu'il a été possible. Maintenant nous allons parler du juré en luimême, en commençant par le juré d'accusation.

Du juré d'accusation.

Nous avons déduit plus haut les raisons d'établir un juré d'accusation, mais des considérations plus importantes encore motivent cette institution. Dans un pays libre où le peuple nomme aux places et aux emplois le pouvoir exécutif, ou seulement un concurrent, seront tentés d'employer la justice comme un instrument de leur vengeance ou de leur ambition. Une simple accusation suffira pour remplir ce but, parce qu'elle suffit souvent pour corrompre ou suspendre l'opinion sur un individu; il faut prévenir cet abus parmi nous.

« Jamais, dit Montesquieu, la sûreté n'est plus « attaquée que dans les accusations. » Il s'ensuit que la société doit prendre les plus grandes précautions pour faire que les accusations soient, sinon plus rares, au moins plus justes, plus exemptes de prévention et de calomnie; c'est à quoi l'on ne peut parvenir qu'en laissant des citoyens décider s'il y a lieu ou non à accuser un citoyen. On a dit, dans cette Assemblée, qu'il était impossible d'établir en France un grand juré; jugez, Messieurs, comme cette assertion a dù nous surprendre, nous qui pensons que les Anglais eux-mêmes semblent avoir méconnu le principal avantage de cet établissement.

En effet, leur grand juré s'assemble et décide la veille ou le jour même du petit juré; mais il est évident que lorsque sur le mittimus d'un juge de paix, un citoyen a déja subi une longue prison, lorsque demain il va être jugé, à peine estil utile de savoir s'il doit ou non être accusé; c'était pour savoir s'il devait ou non rester en prison que cette question était importante. Pour nous, en plaçant le juré d'accusation, ou grand juré, presque au moment de l'arrestation nous avons fait ce que la raison et la justice indiquent, nous avons resserré et restreint le pouvoir nécessaire, mais facilement abusif de la police. Ce n'est pas à un juge de paix, mais à la décision de huit citoyens tirés au sort, que nous avons donné le droit de priver un homme de sa liberté pendant l'instruction de son procès.

Mais c'est aussi, du moins à mon sens, une institution heureuse et prise dans la nature même, que d'avoir placé l'accusation près du lieu du délit, et le jugement dans un endroit qui en soit éloigné. S'il faut de la chaleur et une sorte d'intérêt personnel pour accuser quelqu'un, il faut beaucoup de froideur et d'impartialité pour le juger. Lorsque tout un pays accuse un homme, ce n'est pas une raison pour qu'il soit condamné, mais c'est une raison pour qu'il soit jugé; cela importe à la sûreté, à la tranquillité publique, même à la sûreté et à l'honneur de l'individu. Tout plan, tout projet qui n'aurait pas séparé le lieu de l'accusation et celui du jugement, aurait eu l'inconvénient de rendre le jugement partial, ou la poursuite faible et sans intérêt. Il y avait le moyen de faire venir les juges du dehors, mais vous l'avez rejeté; et puisque des juges ne viennent pas prononcer sur le lieu même, il faut que les parties aillent chercher leur jugement à cette distance où s'affaiblissent les bruits et les impressions locales, et

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