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peu-près le tiers du remplacement annuel de l'armée. Il faudroit donc, d'après le nouveau systême d'emplacement et de recrutement par cantons, attacher à cette seule ville le tiers de toutes les troupes de ligne ; ce qui est évidem ment de toute impossibilité.

Rien, sans doute, n'est plus facile que d'attaquer un régime établi; tout le monde connoît les inconvéniens qui y tiennent mais il faut avoir étudié, particulièrement un objet, pour prévoir les effets qui résulteront d'un nouveau plan qu'on propose. Or, qui peut calculer la quotité de soldats que ce systême enleveroit au recrutement nécessaire pour completter annuellement l'armée ?

Sur trois mille cent quatre-vingt-seize soldats levés dans la généralité de Rouen, et qui servent dans les troupes de ligne, il y en a trois mille cent douze qui ont été engagés à Paris; mais combien parmi eux n'y en a-t-il pas, qui ayant été attirés dans cette capitale, par l'espoir d'y faire fortune, et se trouvant deçus de leurs chimères, se sont engagés dans un moment de détresse, et qui ne l'eussent pas fait, s'il avoit fallu retourner chez eux ? Combien d'autres qui, séduits par ce desir, ou plutôt par cette passion de voyager, si naturelle à la jeunesse, ne se

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seroient pas engagés, s'ils avoient été circonscrits à servir dans un régiment sédentaire dans leur propre pays (1)? Enfin, si l'on élague les circonstances, et si l'on ôte les motifs qui dans nos mœurs actuelles peuvent seuls alimenter les enrôlemens volontaires, c'est mettre l'armée dans l'impossibilité de se recruter, et par conséquent annuller le décret de l'assemblée nationale.

Je dis plus encore; ce seroit un grand malheur pour la nation, que ce plan pût être exécuté; car, en retirant la plus grande partie des troupes des garnisons qu'elles occupent sur les frontières, pour les disperser dans les départemens auxquls elles seroient atta

(1) Cette obligation imposée à chaque citoyen, de ne servir que dans le régiment de sa province, seroit un attentat porté à la liberté individuelle ; car, tel homme qui auroit du goût pour servir dans les troupes à cheval, se trouveroit forcé de s'enrôler dans l'infanterie, parce qu'à raison de la rareté des fourrages, il n'auroit pas été possible d'établir de la cavalerie dans son département.

D'ailleurs, il y a une infinité de circonstances, où beaucoup de jeunes gens, quoique nés dans des provinces différentes, ne s'engagent que dans la seule idée de ne se pas séparer, et pour servir dans le même corps, et qui, par le nouveau systême, se trouvant contrariés dans leur goût et leurs affections, seroient, par conséquent, obligés de renoncer au service.

chées, il en résulteroit; 1o. que les places frontières restant sans défense, l'intérieur du royaume ne seroit plus couvert par un cordon de troupes suffisant pour le mettre à l'abri d'une invasion subite (1).

ce

2o. Que l'armée ne pouvant plus être rassemblée aussi promptement, nous serions, nécessairement toujours prévenus par nos ennemis, pour la première campagne, qui seroit un malheur réel pour la nation parce qu'au commencement d'une perte de temps est irréparable.

guerre,

la

3o. Que cette opération ruineroit totalement les provinces frontières, qui n'ayant d'autre débouché pour la vente de leurs denrées, que la consommation des troupes qui y sont établies, ne seroient plus en état d'acquitter l'impôt.

4°. Qu'il faudroit nécessairement disperser une grande partie des régimens, parce que dans les départemens de l'intérieur, on trou

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(1) « Constantin, après avoir établi la capitale (Rome) frappa un autre coup sur les frontières. Il ôta les lé"gions qui étoient sur les bords des grands fleuves, et » les dispersa dans les provinces; ce qui produisit deux » maux : l'un, que la barrière qui contenoit tant de na» tions fut ôtée, et l'autre, que les soldats s'amolli. rent ». (Décadence des Romains, page 212).

veroit peu de villes assez considérables pour les loger en entier : or, il n'y a pas de militaire qui n'affirme, ( et l'expérience le démontre), que cette dispersion perpétuelle est absolument incompatible avec la discipline et l'instruction, conditions sans lesquelles il n'existe pas d'armée. Car, si le nombre et la bravoure suffisoient, pourquoi sacrifier pendant la paix, tant de millions pour l'entretien des troupes de ligne? La levée d'un corps de milice, au premier moment de guerre, ne nous laisseroit rien à desirer. Ainsi, par ce nouveau mode d'emplacement des troupes de ligne, le but militaire et politique de leur institution seroit totalement manqué, puisque, quelque nombreuse que fût notre armée, elle ne pourroit plus être assez disciplinée, ni assez manœuvrière pour résister à celle des puissances voisines.

Mais suivons actuellement cette armée en campagne, et combinons avec les évènemens ordinaires de la guerre, la composition qui résulteroit de ce recrutement par cantons. Il est incontestable que les batailles les plus meurtrières ne sont, en dernière analyse, que des affaires de poste, où les régimens chargés, soit de l'attaque, soit de la défense, perdent toujours prodigieusement de soldats. Dans

l'état actuel, cette perte, tombant sur la totalité du royaume, est presqu'insensible pour chaque province, et devient très-facile à réparer sur la masse générale ; il suffit donc de renvoyer ces corps sur les derrières de l'armée, pour les mettre, au bout de trèsde tems, en état d'être en campagne. peu Ici, au contraire, cette perte d'hommes frappant uniquement sur le canton qui auroit recruté ces régimens, il seroit entièrement écrasé. Alors, ou la population épuisée ne pourroit plus fournir le nombre de recrues nécessaires, ou le deuil de toutes les familles répandroit une consternation si générale, que personne ne voudroit plus s'engager.

D'après cela, non-seulement ces régimens seroient hors d'état de servir pendant tout le reste de la guerre, mais une perte aussi considérable de jeunes gens, feroient, pour ainsi dire, une lacune dans la génération de ce département; et il faudroit beaucoup d'années pour rétablir dans les mariages le niveau nécessaire à l'équilibre de la population, et rendre à l'agriculture et aux travaux la multitude de bras et d'individus qu'une seule bataille auroit moissonnés; ainsi ce nouveau mode de recrutement choque tous les principes d'une saine politique, qui doivent être

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