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HISTOIRE

D'ESPAGNE

LIVRE XLI

CHAPITRE PREMIER

LA COUR DE PHILIPPE V. LA PRINCESSE DES URSINS.

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1701 A 1706

Toute histoire a deux faces: l'une qu'on montre au public, l'autre qu'on essaye de lui cacher. Vu de la scène, le spectacle est plus imposant; mais un coup d'œil sur les coulisses est utile, par moments, pour étudier les secrets ressorts qui font mouvoir la machine, et voir les acteurs au repos quand ils ont déposé leurs habits de parade. Nous avons vu Philippe V en guerre avec la moitié de l'Europe et un tiers de l'Espagne, et il ne s'est pas montré trop au-dessous de sa tâche. Il s'agit maintenant de le voir dans son palais, aux prises avec un ennemi presque aussi à craindre que ceux du dehors. Cet ennemi, c'est la Grandesse espagnole. Habituée à

régner sous un roi, Charles II, resté mineur toute sa vie, elle s'incline à regret devant un prince étranger; mais elle en veut surtout aux Français qui ont envahi la Péninsule à sa suite, et à la reine, qui, tout en gouvernant son mari, est gouvernée, comme l'Espagne, par la princesse des Ursins.

Arrêtons-nous un instant devant ce nouvel acteur qui vient de paraître sur la scène, et qui va l'occuper si longtemps. Anne-Marie de la Trémouille, fille du duc de Noirmoutiers, le plus ancien duc de France, était née à Paris en 1642, d'autres disent en 1635. Fort jeune, elle avait été mariée à Adrien de Talleyrand, prince de Chalais. En 1663, son mari, compromis dans un de ces duels insensés auxquels les témoins prenaient part comme à une partie de plaisir, fut forcé, pour sauver sa vie, d'émigrer en Espagne. Me de Chalais y suivit son époux, qu'elle aimait tendrement; tous deux y séjournèrent assez longtemps pour donner à la princesse le temps d'étudier la langue et les mœurs du pays, et de se faire Espagnole à la surface, tout en restant Française par le fond. D'Espagne, elle passa en Italie, où son mari comptait s'établir avec elle, la France lui étant toujours fermée; mais le prince, en venant la rejoindre, fut enlevé par une mort subite en 1670. La jeune veuve (elle avait alors vingt-huit ans), atteinte dans ses affections les plus chères, se retira dans un couvent à Rome, et y vécut dans la retraite la plus sévère pendant les premiers temps de son veuvage. Mais belle, intelligente, avide de toutes les conquêtes, elle ne devait pas être bien longtemps à se consoler. Les cardinaux d'Estrées et Porto Carrero, le premier ambassadeur de France, l'autre d'Espagne, la prirent tous deux sous leur protection; ils suppléèrent même, assure-t-on, à la modicité de ses

LA PRINCESSE DES URSINS (1701).

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revenus, sa fortune n'étant pas à la hauteur de son mérite. Mais la position de leur protégée était équivoque il fallait un mari pour la légitimer. La noble veuve, par l'entremise de ses deux protecteurs, et avec l'approbation du Grand Roi, qui fit presque de ce mariage une affaire d'État, épousa un grand seigneur italien, Flavio degli Orsini (des Ursins), duc de Bracciano et Grand d'Espagne.

Ce n'était pas le bonheur que la princesse demandait à cette union, et elle ne l'y trouva pas non plus; mais c'était une position. La brillante veuve avait maintenant un manteau pour la couvrir. Les deux époux vécurent comme on vit en Italie, dans cette haute sphère sociale, unis de nom et séparés de fait. Mme des Ursins, dès lors, se partagea entre ses deux patries, l'Italie et la France, en attendant qu'elle s'en fit de l'Espagne une troisième. Rome et Versailles la virent tour à tour briller dans ces deux cours, où ses rares qualités lui assurèrent le premier rang. Calculant tout, jusqu'à ses liaisons, et semant pour l'avenir dans le choix de ses amis, elle s'ouvrit, par son intimité avec Mme de Noailles, un accès auprès de la dernière favorite du Grand Roi, Mme de Maintenon, parvenue sans bruit au faîte de la puissance, et par celle-ci, elle s'assura au besoin l'oreille du monarque.

Mais pour introduire auprès de nos lecteurs la princesse des Ursins, le plus simple est de leur montrer son portrait, et nous l'avons ici tracé de main de maître, par Saint-Simon : « Elle était plutôt grande que petite, avec des yeux bleus qui disaient tout ce qui lui plaisait; avec une taille parfaite et un visage qui, sans beauté, était charmant. L'air noble, quelque chose de majestueux en tout son maintien, et des grâces si naturelles, jusque dans

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