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troupes massées reçurent le signal et s'élancèrent, renversant tout sur leur passage. Le Mamelon-Vert fut emporté d'un bond. L'entraînement des assaillants fut tel, qu'après avoir écrasé les artilleurs russes sur leurs pièces, ils traversèrent les positions sans s'y arrêter, culbutant les masses russes et leurs réserves. Quelques soldats français, emportés par cette furia, arrivèrent jusqu'au pied de la tour Malakof.

Mais le succès même de cette course irrésistible avait disséminé les assaillants et les exposait gravement en cas d'un retour offensif. Les Russes ne manquèrent pas de l'exécuter hardiment. Bien conduits et lancés en masses profondes, ils culbutèrent les têtes de colonnes des Français, trop peu nombreux pour se rallier et offrir une résistance efficace. Ce mouvement fit éprouver aux vainqueurs des pertes sensibles, et permit aux Russes de reprendre leurs positions. Mais les Français, furieux de cet échec, n'attendirent pas les ordres de leurs officiers; ils recommencèrent leur course follement héroïque, et reconquirent à la baïonnette le terrain qu'ils venaient de perdre.

Cette fois, il fut définitivement acquis. Les Français possédaient sans conteste le Mamelon-Vert et les Ouvrages-Blancs; les Anglais avaient enlevé avec beaucoup de sang-froid l'ouvrage qui leur était assigné, celui dit des Carrières. (Ces ouvrages, pris le 7 juin, portaient pour les Russes les noms de redoutes de Volhynie, Kamtchatka et Sélinghinsk.)

La journée du 7 juin coûta des pertes sérieuses à l'assiégeant. Plus de 2,000 blessés, des morts en proportion, parmi lesquels le brave général de Lavarande, qui avait dirigé l'attaque contre les Ouvrages-Blancs, et le colonel de Brancion, frappé au moment où il plantait sur la redoute du MamelonVert l'aigle du 50°, telle fut la part de l'armée française. Mais l'ennemi avait perdu des positions importantes, 68 pièces de canon dont 50 de gros calibre, 6 mortiers à la Cohorn et 450 prisonniers.

Cette brillante journée avait vu enfin réparer par l'armée française la faute d'abord commise, et qui avait été de ne pas étendre les tranchées primitives jusqu'à l'extrême droite,

de façon à embrasser la partie du faubourg Karabelnaïa, comprise entre le bassin du Radoub et la crique du Carénage. On se rappelle que, dès les premiers jours du siége, les Anglais, par suite de l'insuffisance de leur effectif, s'étaient contentés de diriger leurs attaques contre le front de Malakof et celui du grand Redan. Les Russes avaient habilement profité de cette faute pour élever au dehors ces formidables ouvrages du mont Sapoun, du Mamelon-Vert, des Ouvrages-Blancs et de la redoute Kamtchatka, qu'ils venaient de céder enfin à l'élan de nos troupes.

A partir de ce jour seulement commença le siége régulier. Désormais l'assiégé était chassé de ses positions extérieures et renfermé dans la place. La position ainsi simplifiée, les Français, logés dans les ouvrages mêmes de l'ennemi, commencèrent à cheminer sur les fortifications de Malakof, resserrées entre le ravin du Carénage et celui de Karabelnaïa. Mais la difficulté du terrain et la proximité des ouvrages russes ne devaient pas permettre d'avancer rapidement et sûrement.

L'attaque française était encore à plus de 600 mètres de la place de ce côté, et un assaut ne devait peut-être pas être tenté mais le grand coup de main du 7 juin avait si bien réussi, l'impatience des troupes était telle, que le général Pélissier crut pouvoir donner quelque chose au hasard et tenter d'enlever Malakof.

A ce moment, qui pouvait être décisif, arrêtons-nous encore un instant devant l'énorme système de fortifications qui protégeait la partie sud de la ville.

Ce système, qui s'augmentait tous les jours de nouveaux ouvrages, commençait, on le sait déjà, à l'entrée du ravin du Carénage, et se prolongeait jusqu'au ravin de Karabelnaïa. Il se composait, à l'extrême droite, d'une batterie demi-circulaire adossée à la mer sur le versant gauche du ravin du Carénage; de deux petites batteries établies dans le pignon de deux maisons blanches, qui balayaient tous les abords du ravin jusqu'au dépôt de tranchée; d'une autre batterie demi-circulaire, également adossée à la mer, armée d'une trentaine de bouches à feu, et flanquée à droite et à gauche d'une frégate à vapeur.

Cette dernière batterie était reliée à la face droite de la tour Malakof, dont elle était éloignée de plus de 800 mètres, par un système de batteries moins considérables, se flanquant les unes les autres. Au pied de l'angle de la face droite de Malakof se trouvaient plusieurs batteries rasantes dont l'effet avait été terrible à l'attaque du 7 juin.

Le bastion de Malakof lui-même avait été considérablement augmenté dans ses moyens de défense. Un vaste fossé défendu par un parapet, où étaient étagés trois rangs de bouches à feu, servait de première ligne de défense. A l'intérieur se trouvaient des places d'armes défendues par des logements à l'épreuve de la bombe et du boulet, et où étaient placés des tirailleurs. Ces logements, ingénieusement établis, consistaient les uns en maçonnerie recouverte de gabionnades, les autres en de simples trous creusés dans le sol et recouverts d'énormes troncs d'arbres non équarris, superposés et rechargés de gabions et de terre. Les plus gros projectiles pouvaient difficilement endommager de pareils réduits.

Des places d'armes, des chemins couverts conduisaient au second Redan, également défendu par un fossé et deux rangs de canons. Ce second Redan enveloppait la partie culminante sur laquelle s'élevait autrefois la tour Malakof, aujourd'hui en ruines. Mais, au-dessus de ces ruines, l'assiégé avait établi une vaste batterie de pièces de campagne ayant des vues sur toutes les places d'armes et sur tous les chemins couverts et pouvant les couvrir de mitraille. Les ouvrages en maçonnerie de la base avaient été enveloppés d'un parapet en terre percé d'embrasures. Sur la face courait un fossé profond.

Tous ces ouvrages se soutenaient mutuellement.

Tel est l'ensemble de défenses que le général Pélissier, sous l'impression du succès du 7 juin et surexcité par l'animation de ses troupes, crut pouvoir emporter sans préparation suffisante.

Depuis la conquête des ouvrages extérieurs, l'assiégeant avait rapidement travaillé à en faire la base de son attaque contre l'enceinte même de Karabelnaïa. Il les avait armés d'une puissante artillerie; les communications et les places

et on

d'armes russes avaient été transformées à son usage, s'était partagé la tâche d'une nouvelle et décisive entreprise. Les Anglais devaient forcer le grand Redan, et les Français devaient emporter Malakof, le Redan du Carénage et les retranchements qui couvraient l'extrémité du faubourg.

Le 17, la place fut inondée d'un feu écrasant, qui se concentra surtout sur les ouvrages qu'on avait résolu d'enlever. Les Russes ne répondirent que faiblement, et réussirent par là à donner le change sur leurs moyens de défense. On les crut épuisés ils n'avaient fait que réserver leurs feux et ménager leurs ressources.

Quelle qu'en fût la cause, cette supériorité de l'artillerie assiégeante confirma le général Pélissier dans son projet d'attaque, et, dans la nuit du 17 au 18 juin, toutes les dispositions furent prises pour un mouvement général au point du jour.

Trois divisions françaises devaient prendre part au combat : les divisions Mayran et Brunet, du 2e corps; la division d'Autemarre, du 1er corps; la division de la garde impériale formait la réserve.

La division Mayran avait la droite des attaques, et devait emporter les retranchements qui s'étendent de la batterie de la pointe au Redan du Carénage. La division Brunet devait tourner Malakof par la droite. La division d'Autemarre devait manœuvrer par la gauche pour enlever cet ouvrage impor

tant.

La mission du général Mayran était difficile. Sa 1re brigade, commandée par le colonel Saurin, du 3° de zouaves, devait sortir du ravin du Carénage au point où se trouve l'aqueduc, longer la berge gauche du ravin en se défiant autant que possible des feux des lignes ennemies, et tourner par la gorge la batterie de la pointe. La 2o brigade, aux ordres du général de Failly, devait faire effort sur la droite du Redan du Carénage : elle était pourvue de tous les moyens d'escalade. La réserve spéciale de cette division comptait deux bataillons du 1er régiment des voltigeurs de la garde. Toutes ces troupes étaient disposées de bonne heure à leur poste.

La division Brunet avait une de ses brigades en avant et à droite de la redoute Brancion (Mamelon-Vert), l'autre dans la parallèle, en arrière et à droite de cette redoute.

Une disposition analogue avait été prise pour la division d'Autemarre la brigade Niol en avant et à gauche de la redoute Brancion, la brigade Breton dans la parallèle en arrière.

Deux batteries d'artillerie, pouvant se manoeuvrer à la bricole, étaient placées en arrière de la redoute Brancion, pour être portées sur les positions de l'ennemi si l'on parvenait à s'en emparer.

La division de la garde impériale, formant réserve générale des trois attaques, était massée en arrière de la redoute Victoria.

Certes, les difficultés étaient grandes, les obstacles étaient accumulés devant les pas des assaillants, et l'assiégé, instruit du projet d'attaque, était sur ses gardes. Toutefois, si l'attaque eût été générale et instantanée sur toute la ligne, le coup de main eût peut-être réussi; mais il n'en fut pas ainsi.

Trompé par une fausse apparence, le général Mayran crut obéir au signal convenu et commença son mouvement avant l'heure ce fut là la cause principale de l'insuccès de la journée.

Le premier élan des brigades Saurin et de Failly fut magnifique; mais à peine ces têtes de colonnes furent-elles en marche, qu'une pluie de balles et de mitraille vint les assaillir. Cette mitraille accablante partait non-seulement des ouvrages que l'on voulait enlever, mais aussi des steamers ennemis, qui accoururent à toute vapeur et manœuvrèrent avec autant de bonheur que d'adresse. Ce feu prodigieux arrêta l'effort des Français; il leur devint impossible de marcher en avant, mais pas un ne recula d'un pas : c'est alors que le général Mayran, déjà atteint deux fois, fut abattu par un coup de mitraille et dut quitter le commandement de sa division.

Tout cela avait été l'œuvre d'un moment, et le général Mayran était déjà emporté du champ de bataille lorsque partit le véritable signal d'attaque. Les autres troupes s'engagèrent alors

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