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pour appuyer le mouvement prématuré de la division de droite. Cette vaillante division, un instant désunie par la perte de son général, se rallia promptement à la voix du général de Failly. Les troupes engagées tinrent ferme dans un pli de terrain, bientôt soutenues par les voltigeurs de la garde, sous les ordres des généraux Mellinet et Uhrich.

Cependant l'attaque du centre n'avait pas eu un meilleur sort. Le général Brunet n'était pas prêt lorsque parut le signal. La division s'ébranla un peu tard, bien qu'avec résolution. Mais, dès les premiers pas, le général Brunet tombait mortellement frappé d'une balle en pleine poitrine. Cette mort et des obstacles imprévus arrêtèrent l'élan de la division Brunet, que le général Lafont de Villiers put seulement maintenir.

A gauche, le général d'Autemarre n'avait pu s'engager avant la division Brunet; il ne pouvait d'ailleurs se rendre compte de la fusillade hâtive qu'il entendait dans la direction du Carénage. Mais, au signal convenu pour l'assaut, il lança avec impétuosité le 5 chasseurs à pied et le 1er bataillon du 19o de ligne, qui, en suivant la crête du ravin de Karabelnaïa, parvinrent jusqu'au retranchement qui le relie à la tour Malakof, franchirent ce retranchement et entrèrent ainsi dans l'enceinte même. Déjà les sapeurs du génie disposaient les échelles pour le surplus du 19° et pour le 26 régiment, dont le général d'Autemarre précipitait le mouvement à la suite de sa valeureuse tête de colonne. Un instant on put croire au succès. Les aigles françaises avaient été arborées sur les ouvrages

russes.

Mais, tout à coup, l'artillerie russe du Redan écrasa la division d'Autemarre au moment où elle allait prendre pied dans Malakof. C'est que l'attaque anglaise avait été repoussée.

Voici ce qui s'était passé de ce côté :

Lord Raglan avait formé trois colonnes d'attaque, qu'il avait placées sous le commandement du lieutenant-général Brown. Celle de droite devait attaquer le côté gauche du Redan entre les deux bastions dont il était flanqué, celle du centre devait s'avancer sur l'angle saillant, et celle de gauche sur l'angle rentrant formé par le côté droit et le flanc de l'ou

vrage, la première et la dernière précédant celle du centre. Les colonnes de flanc obéirent immédiatement au signal d'avancer, précédées et couvertes par des détachements de la brigade des tirailleurs et par des marins portant des échelles et des soldats portant des fascines. Mais, à peine eurent-elles paru au delà des tranchées, qu'elles furent assaillies par un feu très-meurtrier de mitraille et de mousqueterie. Les hommes qui se trouvaient en tête furent tués ou blessés, et les autres se trouvèrent dans l'impossibilité d'avancer. « Je n'ai jamais été témoin, disait le rapport de lord Raglan, « d'un feu continu de mitraille combiné avec la mousqueterie aussi violent que celui qui venait des ouvrages de l'ennemi, ouvrages qui paraissaient défendus par des soldats en nombre. »

Malgré leur ténacité, les Anglais furent obligés de prononcer leur mouvement de retraite, rendant ainsi libres contre la division d'Autemarre les réserves et l'artillerie du grand Redan. II fallut céder devant l'impossible, et les colonnes françaises rentrèrent dans leurs tranchées. Cette opération, qui se fit avec ordre, ne fut pas même inquiétée par les Russes. Une portion des tranchées de l'assiégé resta même occupée par quelques compagnies françaises, qui s'écoulèrent successivement et sans que les Russes osassent profiter contre elles de leurs avantages.

Des deux côtés on expliqua, on interpréta cette affaire. Lord Raglan se plaignit que le général Pélissier n'eût pas tenu compte du désir exprimé par lui d'une reprise du bombardement pendant quelques heures dans la matinée du 18. Au lieu d'écraser plus complétement l'assiégé, de gêner l'organisation de ses colonnes, de ruiner les ouvrages élevés par lui pendant la nuit, on s'était exposé à ses coups préparés en toute sécurité.

Les ordres du jour des généraux en chef français et russe cherchèrent à donner la mesure des résultats de cette journée. Le 22 juin, le général Pélissier disait à ses troupes :

«Notre situation actuelle est celle de la veille du combat; ma confiance dans votre ardeur et dans le succès est la même. Les arrivages de chaque jour ont

suffi et au delà à remplacer ceux d'entre vous qui ont succombé glorieusement et que, dans votre cœur, vous avez juré de venger. Nous avons gagné du terrain, et en resserrant l'ennemi de plus en plus, nous l'atteindrons d'une manière certaine. Il ne peut subsister, combler les vides de ses rangs, s'approvisionner de munitions qu'au prix d'efforts inouïs, tandis que, maîtres de la mer, nous renouvelons incessamment et largement nos moyens. >>

De son côté, le prince Gortchakof disait à ses soldats, en les remerciant de « la défaite d'un ennemi au désespoir, repoussé avec des pertes énormes » :

« Camarades, des renforts considérables sont en marche de tous les côtés de notre sainte Russie; ils seront bientôt ici. Opposez, comme vous l'avez fait jusqu'ici, vos poitrines viriles aux balles meurtrières de nos ennemis impies, et mourez comme l'ont fait jusqu'à ce jour des milliers de nos camarades, les armes à la main, dans une lutte honorable, homme contre homme, poitrine contre poitrine, plutôt que de violer le serment que vous avez fait à l'Empereur et à la patrie de conserver notre Sévastopol.

» Soldats, l'ennemi est battu, repoussé avec des pertes énormes. Permettez à votre commandant de vous réitérer sa reconnaissance au nom de l'Empereur, notre auguste monarque, au nom de la patrie, de notre sainte et orthodoxe Russie. Le temps est venu où l'orgueil de l'ennemi sera abattu, où ses armées seront balayées de notre territoire comme de la paille emportée par le vent. >>

Le général russe, d'ailleurs, avec une loyauté digne d'éloges, ne put s'empêcher de reconnaître l'héroïque témérité déployée par les troupes françaises dans cette brillante et malheureuse affaire, qu'il qualifia de terrible, et qui avait failli décider du sort de Sévastopol. Il la présenta comme une victoire éclatante; c'était son droit. Mais, après tout, le général Pélissier n'avait-il pas raison de dire: «La situation actuelle est celle de la veille du combat »? C'était un échec, non une défaite. Le succès des Russes se réduisait en définitive à s'être maintenus dans leurs positions; mais ils n'avaient pas même essayé de reprendre celles qu'on leur avait enlevées dix jours aupa

ravant.

Cet insuccès d'un jour ne fit qu'exciter plus encore l'ardeur des Français et leur désir de prendre une éclatante revanche.

Les pertes avaient été énormes des deux côtés. L'armée française avait eu en officiers 54 tués ou disparus, 96 blessés,

en sous-officiers et soldats, 1544 tués ou disparus, 1644 blessés : au total, plus de 3,000 hommes.

L'armée anglaise accusait 1,300 hommes environ tués ou hors de combat.

Le prince Gortchakof évaluait ses pertes, pendant l'assaut et le bombardement de la veille, à 1 officier supérieur, 4 officiers et 330 soldats tués; 6 officiers supérieurs, 42 officiers et 3,378 soldats blessés.

En résumant les données fournies par les trois généraux en chef, on arrive à constater qu'il y avait eu, dans les deux journées du 17 et du 18, plus de 8,000 hommes hors de combat.

Du côté des Russes, l'honneur de cette journée revenait surtout à l'amiral Nachimof, au contre-amiral Panfilof, au lieutenant-général Chroulef, et au général-major prince Ouroussof.

D'immenses travaux furent entrepris, à la suite de cette malheureuse affaire, pour en préparer la revanche. Malgré une chaleur accablante, malgré le choléra qui sévissait dans ses rangs, l'armée de siége les poursuivit avec un entrain admirable. Elle y voyait le dernier effort de son dévouement et l'approche d'un triomphe qui lui ferait tout oublier. Le général Pélissier était infatigable. Il se hâta de réorganiser les régiments si cruellement décimés dans l'affaire du 18. Le général Bosquet fut rappelé de la Tchernaïa pour coopérer plus directement au siége, et il laissa son commandement au général Herbillon.

Forcés d'en revenir au siége régulier, méthodique, du système de fortifications qui formait la clef de la ville, les alliés accumulèrent de ce côté tous leurs efforts, toutes leurs ressources. L'ensemble des tranchées à l'attaque de droite n'avait pas, lors de l'affaire du 7 juin, plus de dix-huit kilomètres : on la porta à près de quarante. Le nombre des batteries fut augmenté quelques-unes reçurent un armement redoutable, entre autres une batterie blindée et casematée à la pointe du versant droit du ravin du Carénage, armée de pièces de marine à la Paixhans du plus gros calibre: elle serait chargée d'éloigner les vaisseaux de l'ennemi. On espérait beaucoup de la

solidité de sa construction pour résister aux nombreuses batteries russes que chaque jour on voyait s'élever sur la partie nord de Sévastopol et qui concentreraient tout leur feu pour l'écraser.

De leur côté, les Russes ne s'endormaient pas. Les renforts leur arrivaient par masses, et les pertes énormes des dernières affaires, celles causées par le choléra, par le typhus, par les marches, par les privations de toute espèce, les rendaient bien nécessaires. La difficulté de faire subsister une grande armée était devenue extrême, surtout depuis quelques jours, par suite d'une expédition faite par les alliés dans la mer d'Azof, et que nous raconterons à son heure.

La diplomatie présentait cependant un si triste spectacle, que l'idée même de son influence s'effaçait de l'esprit des nations. Si l'Autriche avait éludé ses engagements, si elle avait refusé de prendre part à la lutte, elle n'en persistait pas moins à se dire l'alliée des puissances occidentales, à se réclamer du traité du 2 décembre, à se cramponner aux quatre garanties, qu'elle cherchait loyalement à faire adopter par le reste de l'Allemagne. La Prusse se dérobait toujours, et les puissances germaniques secondaires pratiquaient à l'égard des deux puissances principales ce système de bascule qui n'aboutit en fin de compte qu'à l'impuissance et à l'immobilité. Tout intérêt s'était retiré de ces oscillations sans résultat pratique.

On savait, à n'en pas douter, que cette attitude de l'Allemagne ne changerait pas tant que les alliés n'auraient pas remporté un succès définitif.

Or, le peu de terrain gagné par des travaux incessants, acheté par des pertes sensibles; la lenteur avec laquelle on marchait vers les' bastions avancés qui couvraient les lignes de fortifications intérieures; l'existence d'une seconde et même d'une troisième ligne de batteries derrière la première; la résolution hautement proclamée par les Russes de se défendre, même après la perte de ces trois lignes, dans les maisons de Sévastopol converties en autant de forteresses; l'arrivée incessante de renforts russes, qui rendaient l'effectif de l'armée de défense constamment égal, sinon même supérieur, à celui de

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