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ments dangereux... que le temps des conquêtes est passé sans retour, et que ce n'est pas en reculant les limites de son territoire qu'une nation peut désormais être honorée et puissante, mais en se mettant à la tête des idées généreuses, en faisant prévaloir partout l'empire du droit et de la justice. >>

A cette déclaration qui fera date dans l'histoire du monde moderne, la France donne comme corollaire ces quatre conditions générales de la paix future dont les formules, après tant de sacrifices et de victoires importantes, impliquaient tant de patience et de modération.

Mais l'Autriche, qui s'était empressée de féliciter la France à la nouvelle anticipée de la prise de Sévastopol, a senti se refroidir ses sympathies à mesure qu'augmentaient les difficultés et les épreuves pour les deux armées qui jouaient en Crimée la partie de l'Europe. Elle insiste donc, même après l'Alma et Inkermann, même après l'aveu d'impuissance maritime fait par la Russie, pour que les puissances occidentales n'exigent pas plus qu'au début de la guerre. L'intérêt d'une alliance telle que celle de l'Autriche l'emporte sur le droit acquis désormais à de légitimes exigences. Le traité du 2 décembre est le résultat de cette politique inspirée par la France.

En somme, la guerre d'Orient a été honorable et profitable pour la France: guerre politique et conservatrice, elle a rompu ce pacte mystérieux que la France semblait avoir conclu avec l'esprit révolutionnaire; guerre d'influence, elle lui a permis de reprendre sa place d'honneur à la tête des nations. Les succès remportés par notre armée et par notre marine lui ont valu l'estime qui s'attache à la force honnête, au courage désintéressé.

Et ce rôle si vaillamment accepté, si habilement et si honnêtement joué, la France a pu le garder au milieu de difficultés intérieures qui eussent, en d'autres temps, suffi à l'absorber tout entière, qui eussent peut-être déchiré son sein. Une crise alimentaire qui se prolonge jusqu'aux derniers jours de 1855 n'a pu neutraliser son action extérieure et a à peine réussi à arrêter l'élan de la prospérité privée.

A l'autre pôle politique, la Russie, quoi qu'il arrive du congrès qui va s'ouvrir, aura perdu l'avantage de la haute position que lui avaient faite les traités de 1815 et de 1841. Elle aura perdu aussi (mais est-ce bien pour elle un mal véritable) les avantages et les inconvénients du mystère calculé qui entourait jusque-là ses ressources et sa puissance. Elle est apparue plus et moins grande que ne se la représentaient la terreur, l'amour ou le mépris des nations. Chaque incident de cette guerre a fixé les idées du monde à son égard, et la Russie ne saurait perdre à laisser pénétrer dans son sein la lumière. On l'avait crue d'abord irrésistible, on la crut ensuite impuissante, et la vérité s'est trouvée entre ces deux opinions. De même pour ce Sévastopol qui est devenu à juste titre le type de la puissance russe dans la mer Noire: tantôt on a cru qu'il y avait folie à l'attaquer, tantôt on s'est étonné de n'avoir pas vu tomber ses murailles au premier choc. On s'est plaint des longueurs de la résistance. Mais quoi! espérait-on que la Russie ne fût que du vent? Mais alors on se serait effrayé d'un fantôme. Chaque jour passé devant cette forteresse inouïe chaque bataille de géants livrée sous ses murs ont prouvé qu'on avait vu juste et qu'il était temps d'aviser.

Si grande qu'elle ait été dans sa défaite, la Russie a compris ce qui lui manque. Son jeune et intelligent empereur a vu combien est défectueuse l'organisation militaire de l'empire. Le jeune et énergique grand-duc qui est placé à la tête de ses institutions navales a reconnu avec douleur qu'il manque à son pays l'élément nouveau, caractéristique de la guerre moderne, l'alliance des forces navales mues par la vapeur et des forces de terre.

Mais ce qui manque plus encore à la Russie, et ceux qui veillent à ses destinées l'ont compris, c'est la civilisation. Ce prodigieux empire n'a encore participé que par l'élite de sa population à ce mouvement de fusion, à ce lent travail d'amalgamation que les moyens de communication plus rapide, que le commerce plus libre opèrent en Europe. De là l'isolement moral de la Russie. Elle est restée en dehors d'un mouvement continu, irrésistible pour les autres peuples: elle a gardé les habitudes, la politique, l'esprit d'hier, et hier est si loin d'aujour

d'hui ! Elle n'a connu encore, elle n'a accepté de la civilisation que les instruments de force oppressive et compressive : il lui faut aujourd'hui essayer des instruments de force expansive et vivifiante. Le Tsar Alexandre II semble l'avoir compris : suffirat-il à cette tâche de régénération?

Quoi qu'il arrive, n'oublions pas la grandeur du rôle destiné à la Russie et les services qu'elle a rendus à la civilisation générale, comme aussi ceux qu'elle est appelée à lui rendre encore. Combien de peuples sauvages n'attire-t-elle pas invinciblement à la vie morale! Sibériens du nord et du midi, Tartares, Samoyèdes, Chinois, Caucasiens. Nous ne connaissons encore bien la Russie que par sa face européenne, et, de ce côté, nous n'avons éprouvé pour elle que craintes et défiances. Mais, si elle s'est montrée barbare et intolérante en Pologne, pour combien de peuplades gagnées par elle au christianisme n'a-t-elle pas été un instrument d'humanité et de tolérance!

Que l'ambition soit souvent son mobile, on ne saurait le nier. Mais c'est là un sentiment providentiel et légitime, quand il ne dépasse pas toute mesure. Ainsi, vers la Chine, sur les bords de l'Amour, une pensée persévérante la pousse incessamment à des accroissements nouveaux, et l'intérêt particulier de l'Angleterre la surveille de ce côté avec une impuissante jalousie. Mais qu'y faire? Et d'ailleurs l'intérêt britannique est-il bien ici d'accord avec l'intérêt général?

Il faut, quand on parle de la Russie, regarder au-dessus et au delà de cette crise d'un moment, qui n'est qu'un épisode. La Russie recommencera, ou si l'on veut, continuera ses efforts d'expansion. Cela est inévitable et c'est sa voie naturelle. Que l'Occident reste uri contre des empiétements qui compromettraient sa paix et sa liberté, c'est son droit; mais le droit de la Russie est de vivre et de s'étendre. Plaise à Dieu qu'elle n'ait pas la triste pensée d'attendre une occasion nouvelle de tenter une fois de plus l'expérience qui lui a si mal réussi ! Moins intelligente, elle compterait, pour l'accomplissement de ses désirs illégitimes, sur la mobilité des hommes et des choses dans cet Occident aujourd'hui fortement uni contre elle : elle compterait sur cette force immense, le temps.

Mais plutôt qu'elle ait foi dans son avenir honnêtement réalisable, qu'elle s'assure cette puissance dont, à tort, on la croit incapable, l'unité dans la variété; qu'elle accepte franchement les conditions nouvelles de la vie européenne, et elle n'aura pas à regretter son partage.

Après la France, la nation qui pourrait gagner au déplacement de l'équilibre général la place la plus importante, ce serait sans contredit la nation allemande. Mais, malheureusement, s'il y a une confédération germanique, il n'y a pas encore d'Allemagne. Il y a une Autriche et une Prusse jalouses et divisées, il y a des puissances germaniques de second ordre, impuissantes et défiantes. Ni les unes ni les autres n'ont compris suffisamment quelle valeur leur eût donnée l'initiative énergique, l'indépendance hautement réclamée.

On sait les irrésolutions de la puissance la plus hardie, de l'Autriche.

Un an à peu près s'est écoulé depuis la signature du traité du 2 décembre, et l'Autriche, qui s'est engagée à délibérer de concert avec la France et l'Angleterre « sur les moyens efficaces pour obtenir l'objet de cette alliance, » n'a rien fait encore. Toute son intervention militaire s'est bornée à l'occupation des Principautés, accomplie dans des conditions qui ont pu faire, bien qu'à tort sans doute, suspecter ses intentions, et qui ont pu donner le change sur ses sympathies véritables.

Mécontente d'elle-même et de tous, la Prusse, au lieu de choisir un rôle viril dans ce grave conflit, a dépensé son activité dans des chicanes sans grandeur et sans portée, dans des jalousies stériles, et il lui est arrivé le malheur de diminuer peu à peu l'autorité de ses actes et de ses paroles, de perdre sa place dans des négociations qui intéressent l'Europe tout entière. Réduire l'inaction en système n'est pas le bon moyen de compter au rang des grandes puissances.

On comprend mieux le rôle joué jusqu'au dernier moment par la Prusse, lorsqu'on suit du regard dans ce pays les efforts incessants du parti rétrograde pour effacer toute trace de la révolution de 1848. Le parti de la Croix ne poursuit pas le retour des institutions féodales comme un paradoxe philosophique :

c'est une véritable lutte qu'il engage contre l'esprit moderne tout entier. Il ne s'en prend pas seulement aux doctrines menaçantes de la démagogie et du socialisme, il s'attaque même aux plus précieuses conquêtes de la civilisation, à l'égalité politique et civile, à la liberté de conscience; il veut reconstituer la propriété foncière dans les conditions féodales du moyen âge. Comment s'étonner, en présence d'aspirations semblables, que le parti de la Croix soit en même temps le parti russe, qu'il cherche dans l'empire attardé des Tsars un modèle et comme un type de l'absolutisme qu'il rêve et qu'il appelle, qu'il soit prêt enfin à sacrifier la dignité nationale et les intérêts de la patrie prussienne à la satisfaction de son utopie monarchique.

Ce n'est qu'au dernier moment, sous la pression d'une opinion générale et peut-être par le pressentiment de dangers graves pour les situations établies en Europe, que l'Autriche, la Prusse et les États secondaires de la Confédération germanique se sont enfin décidés à faire entendre à Saint-Pétersbourg des conseils qui, donnés plus tôt et avec quelque fermeté, eussent suffi à détourner de l'Europe les malheurs de la guerre. Mais, en ce moment encore, l'Autriche a su prendre le premier rang et s'assurer une place honorable dans les futures conférences: la Prusse n'a pas trouvé en elle-même assez de ressort pour une conduite décidée, et sa participation, si elle doit avoir lieu, au règlement des affaires générales, ne pourra être que tardive et secondaire.

Venons au principal intéressé dans cette grande affaire, à l'empire ottoman.

Sauvé par les armes de l'Occident, l'Orient turc n'en attend pas moins encore cette régénération que beaucoup désirent, que quelques-uns n'osent espérer. La tête de l'empire est rajeunie, le corps et les membres sont encore en proie à la décrépitude. Les principes de la civilisation sont acceptés, mais l'application est difficile. L'autonomie du gouvernement turc semble souvent aussi compromise par les amitiés imprudentes que par les inimitiés perfides. Là aussi l'accord loyal de la France et de l'Angleterre peut seul garantir le triomphe définitif de la civilisation moderne.

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