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rations; des opinions divergentes seront exprimées; des intérêts contradictoires en apparence seront mis en avant; le souvenir des cruels sacrifices que la guerre a déjà exigés prendra place parmi ces difficultés. Mais moins nous dissimulerons la gravité de ces obstacles, et plus, j'en ai la conviction, nous professerons l'esprit de conciliation qui est compatible avec notre mission et avec les pleins pouvoirs dont nous sommes munis, afin de ne pas anéantir le noble but qui nous réunit ici.

>> Sa Majesté l'empereur d'Autriche, ses plénipotentiaires ont reçu l'ordre de le déclarer, a son opinion arrêtée au sujet des conditions indispensables sur lesquelles doit se baser la paix. L'Empereur a franchement conclu avec ses alliés un arrangement sur les bases duquel seules il lui paraît possible d'établir un ordre de choses qui nous garantisse contre le retour d'une complication qui a si profondément affecté nos relations internationales et les intérêts de tous les pays.

» Sa Majesté, en ce qui la concerne personnellement, a résolu de poursuivre sans variation la règle de conduite qu'elle s'est tracée, et rien, pas même les conséquences les plus sérieuses, ne pourra l'empêcher d'adhérer scrupuleusement à l'engagement qu'elle a contracté sous ce rapport avec ses alliés.

>> La marche que nous avons à suivre a déjà été tracée. Les bases de paix qui ont été jugées indispensables, afin de donner des garanties pour la sécurité de l'avenir, et de mettre fin à un état de choses qui a placé la Russie en hostilité avec la plus grande partie de l'Europe, sont désignées. Ces bases ont déjà été préalablement communiquées à l'envoyé russe; il en a pris note, et a déclaré qu'il était autorisé à adhérer à tous les principes posés, et qu'il était prêt à les adopter comme point de départ des négociations.

» En conséquence:

» 1o Le protectorat exercé par la Russie sur la Moldavie et la Valachie cessera, et les priviléges conférés par le Sultan à ces principautés, ainsi qu'à la Serbie, seront placés désormais sous la garantie collective des puissances contractantes;

» 2o La liberté de la navigation du Danube sera complétement assurée par des moyens efficaces, et sous le contrôle d'une autorité syndicale permanente;

» 3o Le traité du 13 juillet 1841 sera revisé, dans le double but de rattacher plus complétement l'existence de l'empire ottoman à l'équilibre européen, et de mettre fin à la prépondérance de la Russie dans la mer Noire;

» 4o La Russie abandonne le principe de couvrir d'un protectorat officiel les sujets chrétiens du Sultan (du rite oriental); mais les puissances chrétiennes se prêteront mutuellement aide à l'effet d'obtenir de l'initiative du gouvernement ottoman la confirmation de l'observation des droits religieux des communautés chrétiennes soumises à la Porte, sans distinction de rite.

>> Le développement de ces principes formera l'objet de nos négociations. Mettons la main à l'œuvre avec la ferme résolutiou de réussir, et espérons que le succès couronnera nos efforts.

>> L'importance de nos travaux et la gravité des intérêts qui s'y rattachent sont de nature à justifier le désir que la marche de nos négociations ne reçoive

pas une publicité prématurée, de manière à donner lieu à des controverses qui pourraient nuire au succès de nos efforts. Je crois que les plénipotentiaires seront unanimes pour désirer que cet inconvénient soit, autant que possible, évité, en se donnant leur parole de garder le secret sur nos discussions com

munes.

>> En commençant nos travaux, n'oublions pas de les placer avant tout sous la protection de la divine Providence. Puisse le ciel, en nous éclairant tous, décréter que l'union de l'Europe, si nécessaire au progrès de la civilisation, se consolide plus que jamais par ces négociations! »>

Après la lecture de ce document eut lieu un premier engagement sur la limite des garanties. M. de Buol avait dit que l'accord ne pouvait être cherché en dehors des quatre bases de négociations: M. de Bourqueney s'associa à cette déclaration, mais non sans rappeler que le gouvernement français s'était réservé d'ajouter aux garanties, en qualité de puissance belligérante, telles conditions spéciales que pourraient exiger les intérêts généraux de l'Europe. Les plénipotentiaires britanniques réitérèrent pour leur compte cette réserve, et l'envoyé ottoman s'y associa. Le prince Gortchakof ne pouvait laisser passer cette occasion de diviser ses ennemis et, après avoir répété son adhésion aux garanties formulées dans le memento du 28 décembre, après y avoir constaté un point de départ et un but commun, celui d'arriver à une paix générale, il fit observer que cette paix ne pouvait être sérieuse et durable que si elle était honorable pour tout le monde. « Si, de quelque côté qu'elles vinssent, les conditions de la paix qu'on voudrait imposer à la Russie étaient incompatibles avec son honneur, la Russie n'y consentirait jamais, quelque sérieuses que dussent être les conséquences de son refus. »

Et, saisi tout à coup d'une passion exclusive pour les quatre garanties, le prince déclarait qu'il ne pouvait être question d'aucune condition hors de leurs limites. Le comte de Buol, un peu embarrassé peut-être du rôle qu'il allait avoir à jouer, reconnut que l'Autriche n'avait pas l'intention de sortir des quatre points, mais réserva toutefois la liberté d'action de son gouvernement au sujet des conditions futures que les belligérants pourraient réclamer en dehors de ces bases.

C'est que, il faut bien le reconnaître, si l'interprétation du 28 décembre était désormais au-dessus de toute discussion, comme point de départ des négociations, elle n'était point définitive, elle ne pouvait point l'être; puisque d'une part les trois cours s'étaient réservé la faculté d'exiger ultérieurement et selon les circonstances les conditions particulières que pourrait réclamer l'état de l'Europe, et puisqu'elles avaient déclaré en même temps que les arrangements relatifs à la révision du traité du 13 juillet 1844 dépendaient trop directement des événements de la guerre pour « qu'on pût d'avance en arrêter les bases. » On s'était donc borné à en indiquer le principe en disant « que cette révision doit avoir pour objet de rattacher plus complétement l'existence de l'empire ottoman à l'équilibre européen, et de mettre fin à la prépondérance de la Russie dans la mer Noire. »

Là était évidemment le point délicat, l'écueil probable des négociations nouvelles.

La discussion commença sur le premier point. Le plénipotentiaire spécial pour la Porte-Ottomane n'était pas arrivé, aussi Arif-Effendi dut-il réserver pour le moment où AaliPacha serait rendu à Vienne, avec des pouvoirs plus étendus que les siens, l'action définitive de la Turquie relativement à ce point qui l'intéressait d'une manière toute particulière. Au reste, il ne s'agissait que de poser les bases d'une réglementation future.

Le premier point de garantie abolissait le protectorat russe sur les Principautés danubiennes. L'objection préliminaire du prince Gortchakof fut que ni le mot, ni la chose n'existaient. Quant au mot, cela pouvait être vrai, car il n'est écrit dans aucun traité, bien que par la suite des temps et par la force des choses la Russie se soit, plus d'une fois, intitulée dans des actes officiels cour protectrice. Mais, enfin, le protectorat n'existait pas à la lettre, aussi M. de Bourqueney, pour signaler la valeur de cette argutie, proposa-t-il de substituer au mot protectorat celui de protection.

Quant au fait même du protectorat, nier qu'il eût existé, c'était nier l'évidence, et le prince Gortchakof n'arrivait par là

qu'à démontrer hautement que ce protectorat injustifié n'avait jamais été qu'une usurpation.

La déclaration principale à exiger de la Russie, relativement à ce premier point, c'était que les anciennes stipulations entre la Russie et la Porte n'existaient plus par le fait et ne pourraient être invoquées désormais. M. de Bourqueney insista sur cette abolition de facto que le prince Gortchakof dut reconnaître, tout en faisant ses réserves en faveur des populations moldo-valaques pour lesquelles il représentait les immunités et priviléges de la cour de Russie comme essentiellement tutélaires.

Ces observations préliminaires échangées, on arrêta, d'après un plan proposé par M. Prokesch, la formule d'un arrangement qui, tout en continuant à la Porte sa suzeraineté sur les Principautés, l'entravait par des ingérences qui ne pourraient plus être exclusives, mais dont l'Autriche réservait évidemment une bonne part à la Russie et à elle-même. (Voyez au chapitre Turquie, les détails de ce plan.)

Venait le second point: celui-là concernait spécialement l'Autriche, et ses plénipotentiaires montrèrent qu'ils avaient particulièrement étudié tout ce qui concernait l'intérêt autrichien dans la liberté du Danube.

Ici encore le prince Gortchakof s'étonna de voir réclamer une liberté qui existait de fait. La Russie n'avait-elle pas ouvert la mer Noire à tous les pavillons? Avait-elle jamais entravé la liberté du fleuve? N'était-elle pas disposée à tout faire pour en assurer au commerce européen le libre parcours? Ces assertions, si évidemment controuvées, n'avaient pour but que de masquer une retraite, et ce fut aussi l'intention qui dicta au prince Gortchakof une opposition assez vive contre la qualification de syndicat européen qu'il réussit à faire remplacer par celui de commission européenne, pour désigner la réunion de délégués qui établiraient les bases d'une législation fluviale et maritime sur le Danube. La prétention de la Russie était d'enlever à cette réunion tout caractère politique et de ne lui conserver qu'un caractère exclusivement commercial. Mais il fallut encore céder de ce côté, comme pour l'abolition de la quarantaine russe

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de la bouche de Soulina et pour la neutralisation en fait du Delta danubien entre le point de séparation et les embouchures des bras de Soulina et de Saint-George.

Tout allait bien jusque-là, bien que chaque point eût encore ses questions réservées et que la Russie eût obtenu plus qu'on n'eût dû lui accorder peut-être, à savoir, le maintien d'un protectorat, collectif il est vrai, mais qui donnerait plus tard naissance à des difficultés nouvelles et à la continuation d'une souveraineté de fait sur le cours du Danube.

Cette entente, si facilement établie dès les premiers jours de la conférence, éveilla par toute l'Europe des espérances de paix. On sentait que les puissances occidentales, placées en face d'un nouvel adversaire qui n'avait pas fomenté cette querelle, se montraient courtoisement prêtes à céder tout ce qui pourrait être cédé sans péril. D'ailleurs, on était las de la guerre et des épreuves qu'elle venait ajouter à toutes celles que la Providence imposait à l'Europe. L'opinion, en France, se montrait enthousiaste à la pensée d'un arrangement honorable. En Angleterre, un parti de la paix se formait à la vue de tant de misères, de tant de souffrances, de tant de difficultés imprévues qui accablaient le pays au début de la lutte. Un Quaker, un membre du congrès de la paix, l'honorable M. Bright, se faisait l'écho passionné de ces découragements, de ces souffrances. Il prononçait, par exemple, dans une des principales villes manufacturières du nord, cet éloquent et virulent plaidoyer contre la guerre :

« Je sais bien qu'il est des gens qui regardent comme une règle établie par la Providence, qu'il y ait d'un côté des homines très-riches, de l'autre des hommes très-pauvres. Laissant de côté ces théories, je dirai seulement qu'il faudrait qu'un homme fût aveugle, qu'il devrait avoir un guide quand il sort ou ne pas sortir du tout, s'il ne voyait pas' que l'absorption par le gouvernement de tous les produits ou de la somme équivalente aux produits de l'industrie d'une si grande population doit nécessairement tendre à créer un accroissement considérable de souffrances et de paupérisme. Je suis, je dois le dire, de ceux qui envisagent sous les couleurs les plus sombres notre position

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