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souveraineté du peuple, dont Lanjuinais et Benjamin Constant sont les représentants.

Comme les théories ne valent que par les théoriciens, c'est en étudiant la pensée de chaque individu lui-même que nous étudions l'ensemble des conceptions.

SECTION I

La souveraineté de droit divin

I. Bonald

Bonald eut une double influence sur les idées de son époque. Comme théoricien et comme écrivain, il était connu avant l'avènement de la Restauration, mais ses œuvres furent surtout étudiées et connues lorsque, comme orateur, il eut vulgarisé ses théories à la Chambre des députés, et lorsque ses livres furent devenus la doctrine de toute la droite ultra-royaliste. On retrouve à la base de sa doctrine la même conception que chez J. de Maistre : l'existence de sociétés créées d'après un ordre naturel, l'étude des lois naturelles qui règlent cet ordre, l'examen des sociétés anciennes, la conviction du développement historique des nations conformément à une volonté extérieure et supérieure à l'homme; en somme, l'existence sur terre d'un ordre naturel réglé par la volonté divine. De l'étude des sociétés résulte une constatation, un ordre naturel, et pour expliquer cet ordre naturel, la nécessité de recourir à la volonté divine.

Ce n'est donc pas une abstraction la doctrine de la souveraineté de droit divin qui est posée comme prémisse, mais un fait l'existence de lois de nature. La souveraineté de droit divin n'est qu'une conséquence à laquelle on arrive

forcément pour donner une explication des lois naturelles qui s'imposent à l'homme. Contradiction essentielle avec la théorie de Rousseau qui invente le contrat social pour faire sortir la société de l'état de nature, alors que c'est dans l'état de nature même qu'existe la société. Contradiction qui ramène à ces deux conceptions tout opposées pour Rousseau, l'existence d'un droit naturel antérieur à toute société, mais qui disparaît lorsque la société est constituée; pour Bonald, toute société étant le résultat de faits naturels, un droit naturel présidant à la formation de toute société et subsistant tant qu'elle existe. Et si on arrive à la conception de la souveraineté divine, c'est parce que Dieu seul peut expliquer ce droit naturel auquel toutes les sociétés sont soumises et qu'elles ne peuvent que constater.

C'est pourquoi, après toute révolution, et nous retrouvons ici l'ultra de 1815, après « les funestes effets du gouvernement jacobin », il faut ramener le pouvoir à sa constitution naturelle, c'est-à-dire qu'il faut constituer la société. La première question qui se pose est de définir exactement la souveraineté pour poser ensuite le problème.

Comment constituer le pouvoir?

Dans un sens absolument général et philosophique, qui convient à toutes les théories, la souveraineté peut être définie une cause. C'est en effet par le phénomène de causalité que tout pouvoir s'exerce, c'est parce qu'il y a une cause qui détermine la volonté et l'action que l'on veut et que l'on agit. D'où résulte le pouvoir de chacun sur soi-même, déterminant la volonté et l'action de l'individu comme d'un individu ou d'une collectivité sur les autres individus déterminant leurs volontés et leurs actions, pouvoirs tous deux motivés par une cause déterminante, la souveraineté. « J'appelle, dit Bonald, pouvoir sur la société l'être, quel « qu'il soit, qui veut la conservation de la société, et qui

<< fait pour sa conservation; l'être qui manifeste une volonté «<et commande une action conservatrice de la société ; l'être <«<en un mot qui a dans la société et pour la société, le vou«loir et le faire...

« Cette définition convient à toutes les opinions, et elle << est reçue par tous les publicistes qui distinguent le pou<< voir en législatif ou qui veut, et en exécutif ou qui fait... «Dans ce sens pouvoir n'est pas différent de cause » (1).

Cette cause ou pouvoir suprême, ou encore souveraineté réside dans le peuple, suivant les uns, en Dieu suivant les autres. Les théistes placent le pouvoir suprême hors des hommes dont il doit régler la volonté et diriger les actions: l'athéisme le place au contraire dans les hommes mêmes qu'il doit contenir : ce qui est dès le début une contradiction. Les deux systèmes de souveraineté dans la société, systèmes politiques, correspondent à deux systèmes de souveraineté de l'homme sur lui-même, systèmes moraux. Les uns ne donnent d'autre règle à la raison de l'homme que sa raison même : les autres lui donnent dans une loi divine une règle supérieure à sa raison.

De la première conception suivent pour l'homme et pour la société deux effets entièrement semblables : « l'impossi«bilité de redresser la raison humaine si elle s'égare et le << peuple souverain s'il abuse de son pouvoir, et parce que « tout être irréformable est nécessairement infaillible, << puisqu'aucun remède ne peut le faire apercevoir qu'il a << failli, les mêmes philosophes ont été entraînés à soutenir « la rectitude naturelle de la raison humaine, et l'infailli<< bilité du peuple et en sont venus jusqu'à ces deux princi<< pes, l'un religieux, l'autre politique, textuellement avan

1. Bonald, Essai analytique sur les lois naturelles de l'ordre social, ch. 2.

<«<cés et hautement soutenus par les réformateurs religieux « du xve siècle et par les législateurs révolutionnaires du << nôtre; ces deux principes semblables dans le sens et << même dans les termes, et dont je prie le lecteur de médi«<ter le parallélisme :

<«< L'un que la raison des hommes n'a pas besoin d'autorité << visible pour régler sa croyance religieuse, principe de << la révolution religieuse de Luther et de Calvin qui abolit « l'autorité visible de l'Eglise et consacre le sens privé et l'inspiration particulière.

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« L'autre que l'autorité des hommes n'a pas besoin « d'avoir raison pour valider leurs actes politiques, prin«< cipe de la révolution politique avancé par Jurieu contre Bossuet, et répété dans les mêmes termes à l'Assemblée « constituante par des orateurs qui ont péri victimes de ses «< conséqeunces » (1).

Il faut donc rejeter ce système qui n'est qu'un néant, une << abstraction sans réalité » et contradictoire dès son origine, puisque c'est un système « où Dieu n'est pas, où l'homme seul est tout et même les extrêmes pouvoir et sujet ». Ce système est aussi faux dans son principe qu'impraticable dans les faits. Si l'on fait craindre aux partisans de cette souveraineté que l'ignorance et les passions humaines n'égarent «< la faculté législative » de l'homme ou du peuple,ils nous répondront tantôt avec Jurieu « que le < peuple est la seule autorité qui n'ait pas besoin d'avoir << raison pour valider ses actes », tantôt que le peuple est juste et bon (Rousseau) et qu'il ne saurait faiblir, ce qui force à reconnaître une justice et une bonté au-dessus du peuple, puisqu'il y conforme ses pensées, ainsi qu'une règle antérieure à lui-même puisqu'il ne peut en écarter ses

1. Bonald, op. cit., ch. 2.

actions. D'où la reconnaissance implicite, sous des abstractions, de la souveraineté de Dieu.

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D'autres partisans du même système soutiennent, dit Bonald, qu'il n'y a de juste que ce que le peuple permet, et d'injuste que ce qu'il défend. Mais avec ce système ils sont poussés «< jusqu'à soutenir que la loi de Sparte, qui « permettait au jeune citoyen, comme un exercice, l'assas«sinat de son esclave est aussi juste que celle qui prescrit « à un père de donner des aliments à ses enfants: et si l'on objectait qu'il y a dans l'homme un sentiment naturel qui l'avertit de la barbarie de cette loi, on répondrait << que les spartiates n'éprouvaient pas sans doute ce senti<«<ment naturel... ou que s'ils approuvaient la loi, il y a un <«< certain ordre naturel, différent de la volonté de l'homme, puisqu'il est antérieur à ses actions, indépendant de «<l'homme et dont un sentiment intime lui révèle l'exis«tence, ce qui ramènerait encore la souveraineté de l'Etre << suprême » (1).

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Les théistes croient au contraire qu'une intelligence souveraine donne des préceptes à la raison humaine et la redresse si elle s'en écarte; qu'elle donne des lois aux sociétés et les y ramène si elles les violent «< par les malheurs mêmes qui naissent de leurs désobéissance ». Cette souveraineté de Dieu n'est pas une pure création de notre esprit. Nous en avons conscience par la contemplation même de la nature et des lois naturelles qui régissent les sociétés. C'est l'ordre général, l'ordre des sociétés, qui nous révèle l'existence de lois supérieures, inexplicables pour nous sans la conception d'une volonté divine qui a tout organisé et prévu.

Les deux idées d'un ordre naturel des sociétés et d'une

1. Bonald, op. cit., ch. 4.

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