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Toutefois on a pensé qu'en raison de sa nature et pour l'enseignement que la loi doit toujours porter avec elle, il convenait de maintenir la qualification avec la peine afflictive et infamante, contre les concussions d'une certaine gravité. Nous savons ce qu'un spiritualisme excessif trouverait à reprendre dans cette manière de mesurer l'incrimination au préjudice, et de subordonner à quelques francs de plus ou de moins l'évaluation morale d'un fait. Mais ces délicatesses de doctrine, très-contestables d'ailleurs, sont plus spéculatives que législatives. En tout temps et partout la gravité du préjudice fut une juste cause de la gravité de la peine. On pourrait en citer de nombreux exemples dans les législations étrangères et dans la nôtre. Dans l'article même qui nous occupe, l'amende est proportionnée au préjudice. Mais un exemple plus concluant et qui dispense de tous au-tres, est celui de la pénalité appliquée dans la même section du Code aux soustractions commises par les dépositaires publics. Si les choses détournées ou soustraites sont d'une valeur au-dessus de trois mille francs, la peine est les travaux forcés à temps (169); si la valeur est moindre, la peine n'est plus qu'un emprisonnement de deux à cinq ans.

Le rapport de la commission du corps législatif ajoute ce qui

suit:

Il est impossible de contester l'utilité pratique de cette division nouvelle. On ne voit plus guère aujourd'hui de grandes concussions, et ce n'est le plus souvent que chez des fonctionnaires d'un ordre tout à fait inférieur, et pour des sommes le plus souvent très-minimes et réduites à quelques francs que cette infraction se rencontre ; mais on peut se demander si la différence de qualification du même fait, selon l'importance du préjudice qui en résulte, est bien conforme aux principes et surtout en harmonie avec le système général de notre Code. Il semble, de prime abord, que la criminalité d'un acte ne doit se mesurer qu'à la perversité de l'agent, et qu'elle ne varie pas avec l'étendue du préjudice qui en résulte. Et cependant, s'il n'y avait rien de vrai dans l'opinion contraire, comment comprendrait-on qu'elle fût si généralement répandue? Dans les jugements qu'on porte sur les grands crimes comme sur les plus petits délits, le résultat qu'ils ont atteint est toujours pris en grande considération. D'ailleurs, la législation nous offre déjà des exemples dans lesquels la peine s'atténue en raison de la minimité du préjudice. Ainsi, dans le Code pénal ordinaire, la soustraction commise par un dépositaire de deniers publics est punie des travaux forcés si la somme ou la valeur soustraite est supérieure à trois mille francs, et le même fait n'est puni que de l'emprisonnement si la somme ou la valeur soustraite ne s'élève pas à ce chiffre. Ainsi encore, dans le Code de justice maritime, le vol ordinaire, puni des peines les plus rigoureuses, n'est plus puni que de l'emprisonnement si la valeur de l'objet volé n'excède pas 40 francs.

Cette disposition a donné lieu à quelques observations dans la discussion.

Un député (M. Jules Favre) a dit : « Qui peut contester que la concussion, c'est-à-dire la perception des deniers publics hors des cas prévus par la loi, par un fait violent, frauduleux, ne soit un des actes dont la société ait le plus à s'inquiéter ? Les législations de tous les temps ont considéré les concussions comme étant l'un des crimes les plus graves (voy. no 690). La Commission maintient la concussion dans la catégorie des crimes, mais en même temps elle l'en exclut. Elle a deux systèmes; elle a deux poids et deux mesures. Et savez-vous à quoi elle s'attache? Est-ce à la perversité de l'agent? Est-ce à la nature de l'acte ? Non, c'est au chiffre des sommes détournées. La loi descendant ainsi du piédestal que la moralité lui avait établi pour se traîner dans un misérable calcul, traitant avec plus de douceur celui qui commet une concussion pour un certain chiffre, me paraît singulièrement abaissée. La Commission pense que la perversité de l'agent doit être jugée d'après l'étendue du dommage causé. J'ai toujours pensé que la perversité de l'agent doit être jugée d'après la nature même de l'acte commis et les conditions dans lesquelles se trouvait l'agent. » (Séance du 10 avril).

Le rapporteur (M. Guyard-Delalain) a répondu : « Que dans l'application des lois pénales il faut voir la pratique ; qu'il ne faut pas seulement considérer les principes en théorie, il faut voir l'expérience; qu'il faut voir comment les magistrats et les jurés surtout apprécient le fait d'un petit fonctionnaire, d'un petit percepteur receveur municipal d'une commune, d'un village qui, lorsqu'il rend les comptes au bout d'un certain temps écoulé, se trouve avoir dans sa caisse un déficit de 25 ou 100 fr. Le Code de 1810 n'a-t-il pas adopté une distinction analogue dans ses art. 169 el 171 ? Si l'on ne veut pas l'impunité, il faut admettre ces deux degrés (séance du 13 avril).

Nous croyons que la perversité de l'agent et le caractère de l'acte ne sont pas les seuls éléments de la gravité de la peine et que, dans certains cas, la quotité du préjudice peut servir à en mesurer l'étendue. C'est ce que le Code pénal a fait dans son art. 171 et nous avons soutenu la distinction qu'il a posée (Voy. no 687); mais il nous semble en même temps que c'est à tort que cette distinction a été invoquée à l'appui de celle qui a été introduite dans l'art. 174. Lorsqu'il s'agit de détournement de deniers publics, (c'est l'espèce de l'art. 171), le chiffre des sommes détournées est l'indice le plus sûr de l'intention de l'agent; si ce chiffre est minime, il y a lieu de présumer qu'il avait le dessein et l'espoir de remplacer les deniers dont il s'est servi; si, au contraire, ces sommes sont considérables, on doit voir dans les détournements successifs et habilement calculés qui ont causé un vaste déficit, une intention plus coupable. Il n'en est pas ainsi dans le crime de concussion que le

rapport semble avoir sans cesse confondu avec la soustraction ou le détournement. La criminalité de l'agent ne s'échelonne plus ici avec la quotité de la somme soustraite, puisqu'on ne peut lui supposer la pensée de restitution qui modifie le caractère du détournement. Ce qui constitue le crime de concussion, c'est d'exiger les sommes indûment reçues, c'est l'illégalité de la perception, encore bien qu'elle n'ait pas tourné au profit de l'agent. C'est l'abus de la puissance publique que la loi punit; le préjudice n'est qu'une circonstance secondaire. Nous avons compris que l'on ait distingué, pour appliquer une peine différente, le cas où la perception illicite a tourné ou n'a pas tourné au profit de l'agent (Voy. no 701). Mais il paraît difficile d'admettre que la perception abusive s'aggrave et s'atténue à raison de sa seule quotité.

2622. La deuxième modification a pour objet l'application de l'art 174 aux greffiers et officiers ministériels, lorsque le fait a été commis à raison des recettes dont ils sont chargés par la loi.

Nous avons examiné (no 695) la question de savoir si cet article était applicable aux notaires, aux avoués, aux huissiers, aux commissaires-priseurs, qui ont reçu des taxes supérieures aux allocations des tarifs, et après avoir interrogé les art. 66 et 151 du décret du 16 février 1807, les art. 64 et 86 du décret du 18 juin 1811 et l'art. 625 C. pr. civ., nous avons proposé cette distinction: «< toutes les fois que l'officier exige un salaire supérieur à celui qui est alloué par le tarif, cette infraction n'est considérée par la loi que comme une contravention disciplinaire; mais, lorsqu'au contraire ces officiers ont été chargés par la loi d'une perception ou d'une recette quelconque, tels que les commissaires-priseurs et huissiers dans les cas d'adjudication, les greffiers en ce qui concerne les droits qu'ils perçoivent pour l'État, la perception illicite dont ils se rendent coupables a les caractères du crime de concussion.» (Voy. t. II, p. 569). Telle est la distinction que le législateur paraît aussi avoir adoptée.

On lit dans l'exposé des motifs : « On a demandé si l'art. 174 doit s'appliquer aux officiers ministériels qui ont reçu des taxes supérieures aux allocations des tarifs, et la question a été diversement résolue:

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pour

l'affirmative, on s'appuyait sur la rédaction și absolue de l'article, qui sem ble en effet comprendre sans distinction tous les officiers publics et toutes perceptions de taxes, droits et salaires excédant ce qui était dû ; - d'autre part, on faisait ressortir l'esprit de cette disposition qui a eu principalement en vue les fonctionnaires ou officiers qui sont chargés d'une recette publique. Des deux côtés on invoquait des textes, dont quelques-uns semblaient autoriser l'un et l'autre système. Dans ce conflit des textes et des interprétations contraires, il s'est formé un avis mitoyen qui nous a paru concilier heureusement la lettre et l'esprit de l'article. »>

Le rapport ajoute :

On se demandait si les greffiers, les notaires, les avoués, les huissiers auxquels appartient incontestablement le caractère d'officiers publies commettaient le crime de concussion lorsqu'ils exigeaient des taxes supérieures à celles qui leur sont dues d'après les tarifs. Le texte de l'ar, ticle 174 paraissait, par sa généralité, assez applicable à ce cas, car il comprend dans ses termes tous les officiers publics, et il semble voir la concussion dans toute perception excessive de droits ou salaires ; mais cette interprétation était trop rigoureuse; elle s'écartait peut-être aussi de l'esprit de la loi, qui, en désignant d'une manière générale les fonctionnaires et les officiers publics, a eu principalement en vue ceux qui sont chargés d'une recette publique, ou qui, pour commettre leur exaction, abusent du caractère et de l'autorité dont ils sont revêtus. La jurisprudence a quelquefois établi une distinction qui nous paraît sage et qu'il convient d'introduire dans la loi, afin que désormais le sens en soit irrévocablement fixé. Si l'officier ministériel, notaire, avoué, greffier ou huissier, exige un salaire supérieur à celui qui lui est alloué par la loi, il ne commettra qu'une contravention disciplinaire, punissable d'après les lois spéciales relatives à ces sortes d'infractions. Si, au contraire, il est chargé par la loi d'opérer une recette, soit pour le compte du Trésor, comme les greffiers en ce qui concerne les droits qu'ils perçoivent pour l'Etat, soit pour le compte des particuliers, comme les commissaires-priseurs ou les huissiers dans les cas d'adjudications dont ils doivent recevoir le prix, la perception de toute somme excédant ce qui leur est légitimement dû sera une concussion. Dans ces circonstances, on retrouve l'abus du mandat légal autorisant l'aggravation de peine attachée à la perception illégitime. L'honorable M. Millet voulait modifier cet article en disant qu'il n'y aurait concussion pour les officiers ministériels que lorsque le fait aurait été commis à l'occasion des recettes de deniers publics dont ils sont chargés par la loi. Les explications qui précèdent montrent que cette restriction n'est ni dans la pensée du projet, ni dans la nôtre. Il est indifférent que les deniers perçus le soient pour le compte de l'Etat ou pour celui des particuliers. Le caractère aggravant de la perception illégitime est dans l'abus d'autorité, et cet abus existe toutes les fois que l'officier ministériel est chargé par la loi de faire la perception.

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Les notaires doivent-ils être compris parmi les officiers ministériels que la loi a intercalés dans l'art. 173? On pourrait dire pour la négative que cette qualification n'appartient, à proprement parler, qu'aux avoués, aux huissiers, aux commissaires-priseurs et aux gardes de commerce, dont le ministère est nécessaire et forcé pour préparer ou exécuter les décisions de la justice. Mais la jurisprudence a déjà reconnu qué les notaires, quoiqu'ils soient plus exactement qualifiés de fonctionnaires publics, qualité que leur confère la loi de leur institution, appartiennent néanmoins par leur caractère et leurs fonctions. à la classe des officiers ministériels, et cette qualification leur a été spécialement appliquée, par interprétation de l'art. 224, et quand il s'est agi de les protéger contre les outrages dont ils étaient l'objet (Voy. n° 850). Il n'y a donc aucun motif de la leur dénier quand il s'agit d'établir leur responsabilité et de protéger les parties contre les abus qu'ils peuvent commettre; c'est là d'ailleurs l'esprit du législateur, ainsi que le constatent les termes mêmes du rapport.

2623. Les art. 177 et 179, qui prévoient le crime de corruption, ont reçu deux modifications. L'art. 177 a été maintenu tout entier et son texte est reproduit intact par la loi; un paragraphe additionnel y a seulement été attaché. Voici ce paragraphe :

Art. 177... Sera puni de la même peine tout arbitre ou expert nommé soit par le tribunal, soit par les parties, qui aura agréé des offres ou promessés, ou réçu des dons, des présents, pour rendre une décision ou donner une opinion favorable à l'une des parties.

Cette disposition additionnelle, qui est due à l'initiative de la commission du Corps législatif, avait d'abord été attachée à l'art. 183 relatif à la forfaiture des juges. Le conseil d'État` a pensé qu'il était plus logique de l'annexer à l'art. 177. Le rapport de la commission explique en ces termes cette nouvelle incrimination :

L'ensemble des dispositions relatives à la corruption des fonctionnaires ne comprend, dans ses diverses applications, que les fonctionnaires publics de l'ordre administratif ou judiciaire et les agents préposés d'une administration publique. Un arbitre, un expert, nommé par le tribunal ou par les parties ne peuvent évidemment rentrer sous aucune de ces déno

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