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CHAPITRE IV.

RUSSIE ET POLOGNE.

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Guerre avec la Turquie. Situation des parties belligérantes. Reprise des hostilités. Prise de Kalè et de Turnow par les Russes. — Massacre d'une partie de la légation russe à Téhéran. Excuses et réparations offertes par le schah de Perse. - Tentative des Tarcs du côté de Pravady, Retraite du feld maréchal de Wittgenstein. Commandement en chef de l'armée russe donné au chef de l'état-major général Diebitsch.-- Changemens opérés dans l'armée.- Prise de Siseboli.-Siége de Silistrie.— Attaque de Pravady par le grand visir. - Voyage de l'empereur et de l'impératrice Varsovie. Couronnement de S. M. comme roi de Pologne. — Voyage de LL. MM. à Berlin. Victoire de Kulewtscha, remportée par les Russes. Poursuite des Turcs. - Affaires diverses sur le Haut-Danube. — Prise de Silistrie. Opérations militaires en Asie. Tentative des Turcs sur Akhalzick. Défaite du seraskier d'Erzeroum et de Hagki-Pacha. — Prise d'Erzeroum. —Récompenses données par l'empereur à ses généraux.

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La campagne de 1828 avait eu des résultats importans en faveur de la Russie. Nous les avons signalés de manière à n'avoir pas besoin d'y revenir. (Voyez Annuaire historique pour 1828, p. 420.) Elle était en possession des deux principautés, de toute la rive gauche du Danube, et du boulevard maritime de l'empire ottoman, de cette fameuse Varna, qui lui servait de point d'attaque ou de défense, de refuge à ses flottes et de magasin à ses armées.. Elle pouvait avoir perdu dans la campagne d'Europe quarante ou cinquante mille hommes tués, blessés grièvement, ou morts de la peste qui ne céda qu'aux rigueurs de l'hiver, une grande partie de son matériel et presque tous ses chevaux. Cette perte était facile à réparer; mais le moral et la renommée de ses troupes avaient souffert de la résistance inattendue des Turcs à Brahilow, à Schoumla et à Varna. A entendre certains jugemens, des victoires incontestables, mais chèrement et lentement obtenues, étaient comme des défaites. Il semblait d'abord que l'aigle moscovite n'eût qu'à s'abattre sur Sainte-Sophie, et que le Labarum dût, en quelques mois, y remplacer le croissant; et bientôt les mêmes observateurs affectèrent

de croire que les légions musulmanes, reformées à la voix du belliqueux kalife, allaient reporter l'étendard du prophète aux rives du Borysthène. Mais, dans le vrai des choses, les dangers de la monarchie ottomane n'étaient qu'ajournés, l'orage qui grondait sur elle n'était que suspendu. Les cabinets étrangers qui regardaient la conservation et même l'intégrité de cet empire comme nécessaire à l'équilibre de l'Europe, firent, pendant tout l'hiver, des efforts pour rétablir la paix entre les deux puissances. Des journaux du temps annoncèrent que dès lors la Russie se réduisait à demander des indemnités pécuniaires proportionnées aux dépenses qu'elle avait faites dans la campagne précédente, et qu'en attendant le paiement complet de ces indemnités, elle continuerait à faire occuper par ses troupes les provinces et les places fortes qu'elle avait conquises... Mais la Porte ottomane, fidèle à sa politique dilatoire, comptant sur l'intérêt que ses amis avaient dans sa cause, trompée sans doute aussi par le rêve de sa régénération militaire et l'exaltation féroce de ses hordes asiatiques, laissa passer les circonstances favorables, et se livra en aveugle aux chances d'une nouvelle campagne.

Au fait, ni les négociations de la diplomatie, ni les rigueurs de l'hiver, ni les embarras des convois, ni la difficulté de se procurer des subsistances et des munitions de guerre, n'avaient complétement interrrompu les opérations militaires.

On a vu qu'il restait encore sur le théâtre de la guerre aux Russes environ 80,000 hommes dont 30 à 40,000 sous le général Roth, répartis et retranchés depuis Hirsowa jusqu'à Pravady, entre Varna, Schoumla et Silistrie, 15 à 20,000 dans la petite Valachie; le reste répandu dans les principautés et en observation sur la rive gauche du Danube, devant les places encore occupées par les Turcs. Ceuxci, plus nombreux alors sur cette ligne, ayant moins souffert dans leur matériel, venaient encore de recevoir à la fin de décembre un renfort de 10 à 12,000 cavaliers asiatiques, conduits par TschapanOglou, un de leurs beys les plus puissans. Le bruit de son arrivée à Nicopoli avait répandu la terreur dans les deux principautés ; il ne prétendait rien moins, disait - on, qu'à refouler les Russes au delà du Pruth.

Ann. hist. pour 1829.

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Le général comte de Langeron, qui commandait en chef dans ces quartiers, ne tarda point à mettre un terme à ces bravades. Les Turcs occupaient, sur la rive gauche, Turnow et Kalé, tête de pont de Nicopoli, qu'ils avaient fortifiée, c'est-à-dire entourée d'un fossé garni de palissades, d'une escarpe en terre et de quelques tours, positions d'où ils pouvaient inquiéter les quartiers russes et toute la province. Le général Langeron ayant réuni trois régimens d'infanterie et quelques batteries d'artillerie, fit attaquer en même temps les deux positions le 24 janvier. Celle de Kalé fut enlevée par escalade en moins d'une heure, et on y prit 30 canons, 5 drapeaux et un grand nombre de munitions. Les faubourgs de Turnow furent emportés le même jour, mais la garnison se réfugia dans la citadelle. Cependant, ses communications avec Nicopoli étant coupées par la prise de Kalé, elle fut forcée de capituler, et son commandant AchmetSélim en remit les clefs au comte de Langeron le 11 février. 98 canons et 8 drapeaux enlevés, 3,500 Turcs tués ou faits prisonniers, furent le résultat de cette expédition, à la suite de laquelle un détachement de 200 Russes alla détruire une flottille turque de 30 chaloupes canonnières devant Nicopoli. Ces brillans faits d'armes, exécutés au plus fort de l'hiver, mirent les quartiers russes et les principautés à l'abri des incursions dont Tschapan-Oglou les avait me

nacées.

Du côté de Varna aussi, les Turcs firent quelques tentatives pour couper et inquiéter les communications du général Roth avec le quartier-général. Halil-Pacha, sorti de Schoumla avec un gros corps de cavalerie, était parvenu (15 au 20 janvier) jusqu'à Kousloudji, où il avait surpris un poste de cosaques russes, et se portait sur Bajardschick, qu'il comptait enlever par un coup de main; mais le général Ragowski ayant réuni deux régimens de chasseurs et quelques compagnies de cosaques avec quatre pièces d'artillerie, fit reprendre le poste de Kousloudji (23 janvier), renforcer celui de Pravady, et chassa les Turcs, qui rentrèrent à Schoumla, non sans avoir perdu bon nombre des leurs. Le mauvais succès de cette incursion et l'absence du grand-visir Izzet-Mehemed, auquel allait succéder Reschid-Pacha, suspendirent pendant quelque temps tou

tes les opérations; en sorte que le général russe fut en liberté de se fortifier dans ses positions, de reformer l'administration des principautés, le personnel et le matériel de l'armée, et d'attendre des renforts pour ouvrir la campagne.

Une horrible catastrophe, arrivée dans ce temps-là même en Asie, faillit donner à la Russie un autre ennemi à combattre.

Le traité de Tourkmantschaï avait laissé dans le cœur des Persans des ressentimens profonds, encore aigris par les exactions commises pour satisfaire au paiement des indemnités stipulées en faveur de la Russie, et par la hauteur du ministre russe (M. de Griboiëdoff) envoyé à Téhéran pour réclamer et surveiller l'exécution du traité, surtout en ce qui concernait l'extradition des sujets arméniens et géorgiens nés sur le territoire des provinces cédées à laRussie.

Déja s'étaient élevées plusieurs difficultés qui entraînèrent des conséquences plus graves à l'occasion de deux femmes arméniennes, jadis esclaves turques. L'ambassadeur les réclamait comme sujets russes, et il les avait fait retenir de force à l'hôtel de la légation, où elles furent, dit-on, traitées par les Russes avec la plus indigne brutalité. Parvenues à s'échapper, elles coururent dans les rues en implorant vengeance. Le peuple se porta en foule à la résidence de l'ambassadeur où se trouvait une garde d'honneur de cent gardes du schah et vingt à trente cosaques : ceux-ci, irrités des cris de cette populace, firent feu sur elle, et tuèrent cinq à six hommes, ce qui exaspéra la fureur populaire au dernier degré. Les six cadavres furent exposés dans six mosquées différentes, et les Mollahs appelèrent tous les Musulmans à venger ces victimes des infidèles moscovites. En quelques momens il se trouva plus de trente mille individus réunis au bazar, d'où ils se portèrent à l'hôtel de la légation; et malgré la résistance de quelques cosaques et de la garde persane, qui perdit quatre hommes dans cette attaque, ils enfonçèrent les portes et pénétrèrent dans les appartemens intérieurs, où tout ce qui s'offrit à la rage de ces furieux fut massacré. En vain le schah lui-même accompagné de l'un de ses fils, gouverneur général de Téhéran, accourut avec un fort détachement pour arrêter le massacre; le ministre russe et sa suite

étaient déja tombés victimes de leur fureur. Le premier secrétaire de légation, M. de Malzoff, et trois autres individus avaient eu seuls le bonheur de leur échapper.

Une consternation profonde succéda bientôt à cette horrible scène; le prince Abbas-Mirza surtout en parut accablé. Le schah ordonna un deuil de huit jours, et fit partir à l'instant un des grands de sa cour pour porter les premiers témoignages de sa douleur au gouverneur général des provinces du Caucase, comte PaskewitschEriwanski, qui se trouvait à Tiflis, en attendant qu'il envoyât offrir à l'empereur Nicolas lui-même les satisfactions qu'il pourrait désirer. Le ministre anglais (M. Macdonald) accrédité près de la cour de Téhéran, mais alors à Tauris, ayant appris ce fatal événement, et en comprenant les conséquences, prit les Russes échappés au massacre sous sa protection spéciale; il déclara au schah qu'il ne suffirait pas de désavouer un pareil attentat, et insista pour que les instigateurs ou auteurs fussent punis du dernier supplice; faute de quoi, et si le gouvernement persan n'était pas en état de se laver complétement d'une participation quelconque à ce forfait, non seulement la Russie, mais le monde civilisé tout entier deviendrait son ennemi.

Déja, comme on l'a vu, le schah et le prince héréditaire se montraient disposés à donner des satisfactions à la Russie: il fut convenu que l'un des fils du prince, Khosrew Mirza irait en personne à Pétersbourg au pied du trône impérial porter l'expression des regrets, le désaveu et les excuses du schah. Cette démarche, dont on dira dans la suite les résultats, ne dissipa point entièrement les craintes d'une rupture nouvelle entre la Perse et la Russie; craintes confirmées d'ailleurs par l'envoi d'un ambassadeur persan à Constantinople, et qui semblent avoir influé sur les délais mis par le général russe à l'ouverture de la campagne d'Asie...

Tout se disposait cependant pour celle du Danube.

On avait attribué une partie des pertes de l'armée russe dans la dernière campagne à l'insuffisance des approvisionnemens, à la difficulté des convois, à la mauvaise administration des hôpitaux. Il fut fait à cet égard des informations et des enquêtes qui ne

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