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modérée, appuyée sur la vertu politique, c'est-à-dire sur le dévouement des citoyens à l'État (1).

Le plus éloquent organe des doctrines stoïciennes, Cicéron, rattache l'idée du droit à celle de la loi naturelle et d'une philosophie transcendante: «La loi, dit-il, est la raison suprême, gravée en notre nature, qui prescrit ce que l'on doit faire et ce que l'on doit éviter : développée et perfectionnée dans l'esprit de l'homme, cette raison est la loi.... Le nom que les Grecs ont donné à la loi signifie: chacun le sien, et en latin choisir. Pour eux, la loi c'est l'équité; pour nous, le choix : deux caractères également précieux de la loi. Si cette définition est exacte, et, selon moi, elle l'est, c'est à la loi que commence le droit. La loi, en effet, est la force de la nature; elle est l'esprit, la raison du sage; elle est la règle du juste et de l'injuste (2). « Où il << n'y a point de justice, il n'y a point de république, dit saint

Augustin (3); car sans justice, il n'y a point de droit, et sans << droit point de peuple, si l'on admet la définition de Cicéron, « qu'un peuple est une multitude assemblée pour vivre sous un « droit convenu. Les royaumes, sans la justice, ne sont que de << grands brigandages (magna latrocinia). »

La concorde est, comme la justice, un corollaire du principe de sociabilité. Tout est commun entre amis... Un ami est un autre soi-même, disait Pythagore (4), dont les doctrines, empruntées aux instituts sacerdotaux de l'Orient, furent les prémices de la sagesse grecque. De cette idée humanitaire, Socrate s'élève encore plus haut; il reconnaît, entre l'homme et Dieu, une société, un commerce d'hommages et de secours. Des liens d'amitié unissent le ciel et la terre; une même société enchaîne l'homme et Dieu, dit Platon (5), qui, par ces belles paroles. semble pressentir le double précepte du christianisme sur lequel

(1) Οὐκ ἂν εἴη μία ἀρετὴ πολίτου καὶ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ. Pol., liv. III, ch. II, § 3.

(2) De legib., liv. I, Vl.

(3) De citate Dei.

(4) Diogen. LaeRT., VIII, 10. PORPHYR., V. p. 33.

(5) GORG., p. 133

Unité

reposent, selon Bossuet (1) et Domat (2) les fondements du droit public.

Au principe de l'union des hommes en Dieu que la philosophie platonicienne pose dans l'ordre moral, correspond, dans l'ordre politique, le principe d'association. «L'impuissance de la vie. « isolée force, dit Platon (3), les hommes à se rapprocher les « uns des autres, à associer leurs forces et à s'aider mutuelle« ment. >>

Tout prouve, dit Aristote (4), que l'homme a été destiné par la nature à vivre en société; les autres animaux n'ont que la voix, lui jouit de la parole, et les sentiments qu'elle exprime constituent en s'associant la famille et l'Etat.

« D'où dépend, dit Sénèque (5), notre sûreté, si ce n'est des << services mutuels que nous nous rendons? Certainement il n'y « a que ce commerce de bienfaits qui rende la vie commode, et << qui nous mette en état de nous défendre contre les insultes et « les invasions imprévues... Otez la sociabilité, et vous détruirez « en même temps l'union du genre humain d'où dépendent la a conservation et le bonheur de la vie. »

II. De ces notions générales du droit les anciens déduipolitique. saient le principe d'unité des associations politiques. Socrate voit dans cette unité la perfection du gouvernement (6). « Oui, dit Platon, l'Etat a une vraie unité qui consiste dans l'harmonie des volontés et l'équilibre des intérêts. »>

Le prototype de l'unité politique est représenté par Cicéron (7) sous les traits du roi du ciel qui, d'un signe de tête, ébranle tout

(1) Politique sacrée, liv. I, art. 1".

(2) Traité des lois, liv. I, ch. 7.

(3) Rép., liv. II, p. 79.

(4) Polit., liv. I, c. 1, § 9.

(5) De benef., IV, c. XVIII.

(6) ARISTOT., Polit., liv. II, ch. 11.

(7) Sive hæc ad utilitatem vitæ constituta sinta principibus rerum publicarum, ut rex putaretur unus esse in cœlo, qui nutu, ut ait Homerus, totum Olympum converterit; idemque et rex, et pater habeatur omnium. (CIC., De rep., I, XXXVI).

l'Olympe, et est en même temps le souverain et le père de toute la nature.

L'apôtre des gentils, saint Paul, reproduit le dogme unitaire de la philosophie antique en étendant au genre humain ce que les philosophes païens disent de l'Etat. «Il y a plusieurs membres, « dit-il, mais tous ne font qu'un seul corps. Il n'y a ni gentil, <«< ni juif, ni circoncis, ni incirconcis, ni barbare, ni Scythe, ni « esclave, ni libre, mais Jésus-Christ est en tous (1). Tout le « genre humain est ordonné dans l'unité, totum genus ordinatur « ad unum... Qu'ils soient un, dit l'évangéliste saint Jean, afin « qu'ils soient tous ensemble; comme vous êtes un en moi et « moi en vous, qu'ils soient de même un en vous... Je leur ai << donné la gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient un comme nous sommes un ».

Cette idée de l'unité que Platon exagère jusqu'à l'absolutisme et à la communauté des biens, des femmes et des enfants, Aristote l'adopte, mais la restreint dans de justes bornes. Selon lui, l'unité absolue est la ruine de l'Etat (2). Si on la voulait pousser à bout, on serait obligé de réduire la cité à la famille et la famille à l'individu, car c'est lui qui a le plus d'unité. Ramener l'Etat à l'unité absolue, c'est vouloir faire un accord avec un seul son, un rhythme avec une seule mesure (3). Le Psalmiste exprime le principe tempéré de l'unité de l'Eglise par ces mots : Adstitit regina circumdatâ varietate, et saint Paul enseigne aux Corinthiens que le principe de l'unité ne doit pas porter atteinte à la liberté des cités qui sont, dit-il, par rapport au corps social ce que les membres sont par rapport au corps de l'homme (4).

III. - Au principe municipal qui découle de ces prémisses, le faux platonisme du moyen âge et des temps modernes, a prétendu substituer le principe du pouvoir absolu. Le prince de

(1) I, Corinth., XII, 12.

(2) Pol., liv. II, c, 1, § 4. Evouévŋ píx oùòè móλię kotiv, Ibid., § 7, οὐ γὰρ γίνεται πόλις ἐξ ὁμοίων.

(3) Liv. II, c. 11, § 9.

(4) Corinth., ch. XII.

Liberté des cités.

Pouvoir

absolu.

Machiavel et de Fra-Paolo Sarpi est investi d'une puissance sans frein et ne connaît d'autre justice que celle de se maintenir prince; le Léviathan de Hobbes est l'expressiou abstraite de la toute-puissance de l'Etat, sous quelque forme qu'elle se produise, et cumule tous les attributs de la souveraineté : le triple droit de gouverner, de juger et d'administrer, et la propriété universelle des biens. Mais ces théories monstrueuses sont désavouées par leurs auteurs mêmes. Machiavel condamne, dans ses discours sur Tite-Live, le pouvoir absolu qu'il préconise dans le Prince, et Hobbes limite les conséquences de l'obéissance aux ordres du maître par le droit de résistance qu'il reconnaît aux sujets.

Le despotisme ou l'insurrection, telle est, en effet, l'alternative qu'offrent aux nations les doctrines de l'absolutisme et du communisme qui dérivent elles-mêmes de la prépondérance de la raison d'Etat sur la justice. Les gouvernements absolus, quoique forts et tranquilles en apparence, sont en réalité toujours menacés des excès d'un principe unique que rien ne modère, et les Etats sur lesquels le pouvoir pèse avec trop de force, quelque soit celui qui l'exerce, roi, aristocratie ou peuple, sont facilement et rapidement entraînés vers le plus détestable système de république (1).

Quelle base scientifique prétendrait-on, d'ailleurs, donner au pouvoir absolu?

Est-ce le patriarcat?

Mais la puissance paternelle elle-même n'est pas une puissance absolue; elle varie et doit varier selon les temps et selon les lieux. On voit partout cette puissance se modifier selon les institutions politiques; Lycurgue à Sparte l'annihile presque; les décemvirs à Rome la proclament illimitée. Ces deux législations, quoique contradictoires en apparence, ont été sages l'une et l'autre, car elles se sont merveilleusement adaptées aux conditions générales d'après lesquelles la famille devait concourir au

(1) Nempe ita est: cum istius modi civitates feriantur nimia vi et nulla rerum temperatione cohibeantur, facili et proclivi cursu ad simillimum ac deterrimum rei publicæ genus delabuntur. (CIC., De rep., L.)

but général de la cité, en fortifiant à Sparte l'autorité souveraine de l'Etat, et à Rome la puissance du patriciat, cette clef de voûte de la constitution politique.

Quand la constitution romaine a été modifiée, la puissance paternelle asubi des modifications analogues. Autre chose, d'ailleurs, est la constitution domestique et l'autorité du père de famille, autre chose est la constitution municipale ou politique et le pouvoir du chef de la cité ou de l'Etat. Dès que les rapports sociaux s'étendent et se multiplient, il est nécessaire de varier les combinaisons administratives; et, quel que soit le respect que mérite, à tous les degrés de la hiérarchie sociale, le principe de l'unité, il doit être évidemment plus tempéré dans la cité et dans l'Etat que dans la famille. Aussi l'histoire, d'accord avec la philosophie, nous montre-t-elle, à mesure des progrès de la civilisation, les tribus fixées au sol et converties en municipes se donnant librement des lois et des magistrats, par l'effet d'un consentement commun, tacite d'abord et consistant seulement en la coutume, puis exprès et consacré par des lois écrites aussi diverses que les usages correspondant aux variétés infinies des races, des climats, des caractères des peuples, et des territoitoires habités par eux.

C'est par conséquent une double erreur que celle des absolutistes (1) qui, voyant dans les chefs des États les continuateurs héréditaires des patriarches, confondent sous le niveau d'un pouvoir également absolu les constitutions domestique, municipale et politique. Ces constitutions sont essentiellement distinctes les unes des autres; elles peuvent varier dans leurs formes, pourvu qu'elles respectent les principes de la justice et de la concorde, seuls immuables, seuls éternels.

A la théorie du patriarcat, considérée comme origine du pouvoir absolu, Hobbes a substitué je ne sais quelle prétendue abdication d'un prétendu droit absolu de tous sur toutes choses en faveur des chefs des États; mais qu'est-ce que ce pacte abstrait,

(1) FILMER, Du patriarche.— L'abbé THOREL, De l'origine des sociétés, etc.

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