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que le père désiroit se confesser, se concertèrent ensemble sur les moyens de faire venir un prêtre. Ils furent donc chercher le père Huan, qu'ils conduisirent à une maison proche de la prison. Le soir du 17, j'obtins des soldats de conduire le vénérable Jean Dat à cette maison, où il se confessa, sans qu'on en sût rien. Il revint ensuite à sa prison, rempli de joie et de consolation de la grâce qu'il venoit d'obtenir. Il s'en fut aussitôt saluer le commandant général des cinq quartiers du gouvernement, et le commandant particulier du quartier où il étoit détenu prisonnier, pour les remercier des bontés qu'ils avoient eues pour lui et pour les chrétiens : « Voici, leur dit-il, le jour >> de ma mort qui approche; je vous remercie des bontés, » dont vous avez usé à mon égard et envers les chrétiens; le >> roi a ordonné qu'on me mît à mort; le Seigneur du ciel et » de la terre l'a ainsi permis, je m'y soumets de bon cœur, je n'en murmure point, je n'ai aucune haine contre qui que ce » soit, je suis même sans trouble et sans crainte ; je vous prie » seulement d'une chose, c'est d'avoir pitié des chrétiens de >> çette province, et de protéger la religion, afin d'avoir du » mérite en cette vie et en l'autre. »

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>> Le vingtième jour qui étoit un dimanche, le frère du roi, le grand mandarin Ou-kouan avec tous les autres mandarins s'assemblèrent dans la chambre du conseil dès le matin et donnèrent ordre d'y faire entrer les chrétiens, ainsi que le père et les gens de la maison de Dieu. Le père étoit assis seul du côté droit dans la cour intérieure; les gens de la maison de Dieu à genoux du côté gauche, et tous les chrétiens au milieu de la cour extérieure; alors le frère du roi leur dit : « L'ordre du >> roi porte que votre maître de religion soit mis à mort; quant » à vous, votre pardon vous est accordé. » Aussitôt, on leur ôte la cangue à tous, avec permission d'accompagner le père jusqu'au lieu du martyre. Puis adressant la parole au vénérable Jean Dat, il lui dit : « Parce que vous avez enseigné la religion européenne, le roi ordonne qu'on vous mette à >> mort, afin que les chrétiens se corrigent et ne suivent plus >> cette religion. »>

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Quand le grand mandarin Ou-kouan ordonna d'inscrire le catalogue des chrétiens, et de les conduire en grand nombre

au gouvernement, le 20 de la neuvième lune, son intention étoit de les épouvanter par la vue de la mort de leur père, et de les porter par là' à abandonner la religion. Depuis le 14 de la septième lune jusqu'au 12 de la neuvième, les mandarins et les soldats persécutèrent partout les chrétiens, avec la plus grande violence; ils les frappèrent et détruisirent leurs maisons, pillèrent leurs biens, de la manière la plus barbare. Ceux-ci épouvantés, prenoient la fuite, et peu osoient venir visiter le père prisonnier. Mais le 20, on les vit venir en foule confesser le nom de Dieu en présence des mandarins. «< Venez! sembloit leur » dire une voix au fond du cœur; venez, perdez tout senti>> ment de crainte, ne pensez plus à fuir, mais venez imiter » l'exemple du vénérable père Jean Dat, qui va mourir pour » la gloire de mon nom; empressez-vous de l'accompagner » jusqu'au lieu où il va avoir le bonheur de verser son sang » pour moi; venez prendre part à ses mérites! »

» Il étoit environ neuf heures lorsque le frère du roi donna ordre à un mandarin de conduire le père au martyre. Ce mandarin sortit donc avec ses soldats; après avoir fait environ cent pas, il fit halte, ordonna aux soldats de se ranger en deux files, et fit asseoir le père au milieu, et Douy-Thienh (c'est le nom du mandarin) commanda à la troupe de laisser entrer les chrétiens dans les rangs. Aussitôt ils s'y jettent en foule, poussant des cris et des gémissements, se prosternant aux pieds du père qu'ils baisent et arrosent de leurs larmes; mais lui conservoit toujours une fermeté inébranlable; la joie et le calme qui paroissoient sur son visage étonnoient tout le monde, qui, rempli d'admiration, ne cessoit de lui donner des louanges.

» Alors le mandarin ordonna de préparer une maison et d'apprêter à dîner au père; s'écriant: Chose étonnante! ce père est plus ferme qu'un rocher. Environ sur les dix à onze heures, un autre mandarin monta sur un éléphant, les quatre mandarins des quatre quartiers montèrent à cheval, formant l'avant-garde. Les soldats sur deux rangs marchoient pique haute et sabre nu, au nombre d'environ cent cinquante, le père au milieu, et en dehors un nombre infini de personnes accourues à ce spectacle. A la sortie du gouvernement se trouve le marché; on s'y arrêta: les soldats eurent ordre de se ranger sur deux files, lais

sant un grand espace vide. Alors on commande une seconde fois au père de s'asseoir au milieu, on permet aux chrétiens de s'approcher de lui, faisant défense aux païens d'entrer dans les rangs. Aussitôt les chrétiens s'avancent en foule, se prosternent aux pieds du père qu'ils baignent encore de leurs larmes en poussant des cris lamentables : ensuite, ayant fait environ cent pas, nous arrivâmes à la rivière. Le mandarin embouche la trompette, ordonne aux barques d'approcher, de passer d'abord les chrétiens, et que les mandarins, les soldats, les païens passeroient ensuite; à peine eûmes-nous traversé la rivière, qu'il s'éleva un orage qui fit presser la marche; le père marchoit à grands pas, conservant toujours la même sérénité et la même joie : la pluie dura environ une demi-heure. Après que nous eûmes fait plus d'une lieue, nous arrivâmes près d'un village chrétien: on y fit halte, et le commandant de l'avantgarde ordonna aux soldats de former un cercle dans un espace de terrain d'environ un arpent. Là on étend une natte par terre, pour faire asseoir le père, on lui ôte la cangue et l'on permet encore aux chrétiens d'entrer dans le cercle et de s'approcher de lui. Ce fut alors que les cris, les gémissements, les soupirs et les sanglots se firent entendre de tous côtés de la part des chrétiens prosternés aux pieds de leur père sur le point de passer à une meilleure vie. Pour moi et quelques-uns des principaux, craignant que tant de démonstrations et tant de pleurs ne fissent trop d'impression sur le cœur de notre commun père spirituel, et ne vinssent à amollir son courage, nous éloignâmes les chrétiens, et ne leur permîmes plus d'entrer dans le cercle. Le mandarin ordonna de porter à manger au père; il prit quelque chose, sans doute pour complaire à cet officier, et faire voir qu'il ne craignoit pas la mort mais qu'elle étoit plutôt l'objet de ses désirs; ensuite il demanda un moment pour se recueillir. Aussitôt nous nous écriâmes: Grand mandarin, nous vous prions d'accorder un moment à notre père, afin qu'il fasse une affaire particulière. Quelle est cette affaire, demandèrent les mandarins? C'est, répondîmes-nous, que notre père désire un moment pour se préparer à mourir pour la religion. On vous l'accorde, répondit-on. Il étoit environ deux heures. Alors le père, assis sur la natte sans être

lié, joint les mains devant la poitrine, penche la tête, ferme les yeux et se met à prier à voix basse. A cette vue, nous fîmes trois pas en arrière, et saluâmes en action de grâces le grand mandarin qui présidoit monté sur un éléphant : après le salut, je jette les yeux sur le signal de l'exécution, qui étoit un petit étendard, et tout de suite je me retourne, et regarde le père ; déjà sa tête étoit détachée du corps et tombée à terre. Le sang bouillonnoit à grands flots, le corps gisoit étendu à la renverse, les mains encore jointes sur la poitrine. Aussitôt le mandarin cria à haute voix : « Chrétiens, on vous accorde le corps, » cherchez un lieu pour l'enterrer. » En même temps, il piqua son éléphant et s'en retourna en grande hâte au gouvernement. Les chrétiens répandant des larmes en abondance, se jettent en foule et couvrent le corps: les uns trempent leurs mouchoirs et leurs habits dans le sang, les autres enlèvent la terre qui en étoit teinte, de sorte qu'il n'en resta pas une seule goutte. >>

« Le jour où Jean Dat avoit reçu la couronne du martyre étoit le 28 octobre 1798; ce vénérable prêtre venoit d'être ordonné à Pâques de la même année. Tous les mandarins, témoins de son innocence et de l'air serein avec lequel il avoit reçu la nouvelle de sa condamnation, ne se lassoient pas de l'admirer; et celui qui l'a conduit au lieu du supplice, lui avoit proposé la veille de lui obtenir sa grâce, s'il vouloit renoncer au sacerdoce et au christianisme ; il l'eût élevé au grade de mandarin militaire, car le voyant si ferme et si constant, il le jugeoit digne d'être à la tête des troupes du prince; mais ce vénérable confesseur le remercia, disant qu'étant serviteur de Jésus-Christ, il aimoit mieux mourir que de renoncer au service d'un si bon maître.

>> La persécution dure encore, quoiqu'un peu ralentie, nous avons eu beaucoup à souffrir des mandarins et du peuple païen; ce n'est pas tant pour la plupart la haine de la religion, que l'avarice insatiable, qui les pousse à nous persécuter. Quelques-uns même avouent que la religion n'a rien de mauvais, mais croient que le roi l'ayant condamnée, ils ne peuvent

1 Extrait d'une lettre de M. Le Roi, missionnaire apostolique au Ton-king, du 10 avril 1800.

se dispenser d'exécuter ses ordres. Le zèle pour les ordres du roi se borne à nous piller, après quoi, tout va comme à l'ordinaire. Les chrétiens continuent leurs exercices de religion un peu plus secrètement qu'auparavant, surtout lorsque le prêtre vient les administrer, et les mandarins ferment les yeux.

>> M. Le Pavec vient de faire un petit collége en Xu-Doai, et moi, je viens de rétablir notre séminaire à Ke-Vinh, où j'enseigne la théologie. M. Tessier est obligé d'aller travailler dans mon district, en attendant un moment plus favorable pour rétablir le grand collége qui étoit ici à Ke-Vinh, et qui a été ruiné de fond en comble, de manière que je suis logé dans une maison qui ne nous appartient pas; qu'importe, pourvu que l'oeuvre de Dieu se fasse! Notre Seigneur et les apôtres n'étoient guères mieux logés...."

» Quant au nombre des maisons religieuses, il s'est beaucoup augmenté, ainsi que celui des religieuses. Du reste les missions ont un extrême besoin d'ouvriers apostoliques.

» Deux missionnaires du Ton-king et de la Cochinchine se proposoient de porter la lumière de l'Evangile dans le royaume de Laos, mais voyant le besoin de leurs missions, il a fallu différer cette entreprise à un autre temps, dans l'espérance qu'il nous viendroit quelques serviteurs de Dieu pour les remplacer. (Du vendredi saint.) Je viens de faire l'adoration de la croix. Vous auriez été attendri jusqu'aux larmes en voyant avec quelle tendre dévotion ces bons Tong-kinois baisoient les pieds du doux Jésus leur divin Sauveur. Les petits enfants surtout, les mains jointes et les deux genoux en terre, le faisoient avec tant de modestie et tant d'amour, que mon servant fondoit en pleurs en les regardant. »

« Nous présentâmes, continue un autre missionnaire, au jeune tyran, une apologie de notre sainte religion, qu'il ne daigna pas seulement regarder 1. Nous avons aussi appris qu'il n'avoit pas même daigné lire une requête présentée par les chrétiens: sa sœur même ne put obtenir de lui la révocation de l'édit porté contre notre sainte religion. En conséquence, plusieurs satellites à la suite d'un des frères du tyran, ont ra

Extrait d'une lettre de monseigneur Longer, évêque de Gortine, vicaire apostolique du Ton-king occidental, du 13 mai 1800.

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