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l'a entraîné n'eût pas existé. » Telle est la doctrine que l'article 321 a formulée, mais sans essayer néanmoins de définir avec précision le caractère et le degré de gravité des faits auxquels est attachée l'excuse de la provocation. Cet article est ainsi conçu « Le meurtre, ainsi que les blessures et les coups, sont excusables s'ils ont été provoqués par des coups ou des violences graves envers les personnes. » Essayons de déterminer le sens et les limites de cette disposition.

1430. Le premier élément de la provocation légale est que l'attaque dont elle se forme ait consisté en coups ou violences physiques. Sur ce point, la loi n'a voulu laisser aucun doute; non-seulement elle place sur un même plan, et comme des faits semblables, les violences et les coups, mais elle exige que celles-là comme ceux-ci soient exercés envers les personnes.

Ainsi l'injure et l'outrage par paroles ne peuvent constituer des faits d'excuse. En général, l'injure verbale ne saurait justifier les voies de faits 1, car il n'est pas permis de repousser une injure par une voie de fait l'injure n'excuse que l'injure; injuriam mihi illatam, aliâ injuriâ propulsare possum'; les voies de fait sont un excès de la défense, elles deviennent une agression; car l'injure, quels que soient ses emportements, ne peut être considérée comme une violence personnelle. La Cour de cassation a donc eu raison de décider : « qu'une imputation injurieuse n'est pas une violence, et encore moins une violence grave; qu'une telle imputation n'a reçu de la loi d'autre qualification que celle de la calomnie, si elle est fausse ; que les juges ne peuvent admettre pour excuse que les faits qui sont admis comme tels par la loi, et qu'ils violent les art. 304 et 321 du Code pénal en admettant pour excuse, sur une accusation de meurtre, l'imputation d'un délit faite verbalement à l'accusé 3. »

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Cependant, si la loi a dû repousser l'injure verbale comme excuse d'un crime grave, il est impossible que le juge ne tienne pas compte, à quelque degré, de l'impression que cette

1 L. 3, Dig de justitiâ et jure; L. 52, § 1, Dig. ad legem Aquiliam.

2 Farinacius, quæst. 125, n. 96.

3 Cass., 27 fév. 1813, Bull. n. 40.

injure a produite sur l'agent. Il n'est point excusable, parce qu'une simple injure n'a pu complétement altérer la liberté de son esprit; mais l'impression qu'il a ressentie a pu néanmoins être assez vive pour que la gravité de son action en soit atténuée. L'injure devient alors non pas une excuse, mais une circonstance atténuante; le crime ne change pas de caractère, mais la peine doit être réduite. Telle était aussi la décision des docteurs: Licet non licitum sit percutere eum qui verbalem injuriam infert, et si quis percutiat, aut vulneret, aut occidat, puniatur, sed non pond ordinariâ propter provocationem1.

1431. La même décision doit s'appliquer aux menaces verbales, quand elles ne sont point accompagnées de voies de fait. Mais la question devient fort grave lorsque ces menaces se produisent avec des actes matériels qui peuvent faire croire à leur exécution immédiate supposons, par exemple, qu'un individu marche vers l'agent, armé d'une canne et le bras levé, en le menaçant de le frapper; assurément il est difficile, nous l'avons déjà décidé au sujet du délit de rébellion, de ne pas voir dans cet acte une voie de fait, une violence, lors même que celui qui en a été l'objet n'a été ni frappé ni blessé. C'est aussi dans ce sens que la Cour de cassation a déclaré : « que la provocation violente peut exister sans blessure effectuée, mais par la seule menace avec une arme meurtrière approchée du corps 2. » Il y aurait même raison de décider dans le cas où l'agresseur armé d'un fusil menacerait de faire feu sur celui à qui il défendrait de passer3. En effet, le caractère principal de la provocation légale est, suivant l'expression du législateur, qu'elle ait été de nature à troubler la liberté d'esprit nécessaire pour agir avec une mûre réflexion; or, quel acte plus capable de faire une vive impression, que la menace d'un coup accompagné d'un geste qui semble le porter? Les anciens auteurs, si habiles à discerner les nuances de la criminalité des actions, n'hésitaient pas à déclarer l'homicide excusable, toutes les fois que la menace avait paru prête à s'effectuer: Dummodò

1 Farinacius, quæst. 125, num. 98.

2 Cass., 15 mess. an XIII, Devill. et Car., 2, p. 134; J. P., t. 4, p. 3 V. infrà notre chapitre 43, pour les cas de légitime défense.

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minans sit in actu vulnerandi vel occidendi, vel quandò periculum est in expectatione et appareat in minante aliqua signa offendi1. On trouve une application de cette règle dans l'espèce suivante un individu, trouvé en flagrant délit de chasse, avait tué l'un des gendarmes qui le poursuivaient, et mis en accusation pour meurtre, il prétendait faire résulter la provocation de ce qu'il avait été mis en joue par ce gendarme qui lui avait crié : « Bas les armes, ou tu es mort!» La Cour d'assises avait déclaré que ces menaces adressées à un individu en délit de chasse et en état de rébellion ne constituaient pas l'excuse de la provocation. Le pourvoi a été rejeté : « attendu que si la menace de mort peut, dans de certains cas, être considérée comme une violence grave envers la personne qui en est l'objet, il n'en saurait être ainsi alors que, adressée à un délinquant, elle n'a pour but que de lui faire déposer l'arme dont il annonce l'intention de faire usage2. »

1432. L'art. 321 veut que les coups et les violences aient été exercés envers les personnes. Ces expressions, qui nous l'avons déjà dit, indiquent la nature physique des violences que la loi avait en vue, servent à caractériser ces violences, et deviennent dès lors l'un des éléments de l'excuse. Il en résulte d'abord que toute violence, même physique, qui n'a pas été commise sur les personnes elles-mêmes, n'est pas constitutive de l'excuse; ainsi la Cour de cassation a dû juger que des coups donnés à des animaux ne pouvaient excuser les blessures faites par le propriétaire de ces animaux. Une autre conséquence de la même règle est que l'excuse n'est pas admissible, s'il n'est pas déclaré que les violences ont été commises envers des personnes. Ce point a encore été reconnu par la Cour de cassation: «< attendu qu'après avoir déclaré l'accusé coupable de la tentative de meurtre dont il était prévenu, la Cour de Florence l'a déclaré excusable, et s'est borné à en donner pour motif qu'il avait été excité par des violences graves précédentes ; qu'une telle déclaration de laquelle il ne résulte que des faits

1 Farinacius, quæst. 125, n. 70.
2 Cass., 25 avril 1857, Bull. n, 170.
3 Cass., 7 fév. 1814, J.P.10.106.

insignifiants, puisqu'elle laisse ignorer si ce sont des personnes qui ont été l'objet des violences exercées, et si, conséquemment, la provocation présentait le caractère déterminé par l'art. 321, n'a pu servir de base légale à la commutation de la peine1. »

On peut déduire encore des mêmes termes une autre conséquence. La loi n'exige point, en effet, que les coups aient été portés ou les violences faites à la personne même qui s'est rendue coupable de l'homicide ou des blessures, il suffit que ces violences aient été exercées envers des personnes. Ainsi la provocation subsiste non moins puissante, l'excuse non moins efficace, lorsque les coups ou violences sont portés, non sur l'agent lui-même, mais sur un tiers. Cette décision se fonde sur une saine intelligence du cœur humain. Supposons, d'abord, que les violences aient été exercées sur le père, sur le fils, sur la femme de l'agent; l'injure serait-elle moins grave que si luimême en avait été l'objet ? N'est-ce pas le cas de répéter cette maxime: Injuria uni facta, alteri facta censetur? Sera-t-il plus maître de ses sens, son ressentiment n'éclatera-t-il pas au même degré ? Les docteurs à cet égard n'avaient conçu aucun doute; ils étendaient l'excuse à tous les faits provoqués par une attaque envers un parent, un ami, un voisin 2; il leur semblait que, dans ce cas, l'auteur de l'homicide ou des blessures n'avait fait que céder à un sentiment irrésistible et presque à un devoir. Nous n'hésitons point à adopter cette opinion. Souvent l'outrage exercé envers une personne que nous affectionnons nous est plus sensible que s'il était dirigé contre nous : nous pouvons trouver en nous-mêmes la force de dédaigner une insulte; nous croirions commettre une lâcheté en laissant insulter l'être qui nous est cher; son danger nous semble réel; le venger, c'est à nos yeux voler à sa défense,

1433. La solution doit-elle se modifier lorsque l'agent, témoin des violences exercées envers un tiers qui lui est inconnu, s'est révolté de ces mauvais traitements, et, dans l'élan de son

1 Même arrêt.

2 Farinacius, quæst. 125, num. 289 et seq., Damhouderius, cap. 80, num. 1 et seq.; Bartole, in 1. 3 au Dig. de justitiâ et jure.

indignation, a blessé ou tué leur auteur? La décision des docteurs était la même : ils regardaient que les actes qui avaient eu pour but de défendre un homme injustement opprimé, quel que fût cet homme, étaient avoués par l'humanité et ne pouvaient constituer des crimes: Cuivis homini jura permittunt defendere ac citra crimen omne protegere confratrem suum, etiam ignotissimum, ab altero graviter oppressum1. Le Digeste en donnait pour raison que la nature a établi entre les hommes une sorte de parenté, cùm inter nos cognationem quamdam natura constituerit. La véritable raison se puise dans la nature même de l'excuse. La loi n'a atténué les peines, en cas de provocation, que parce que la criminalité de l'agent se modifie. Or cette modification de la criminalité n'existe-t-elle pas quand l'agent n'a commis le crime que pour repousser l'injuste agression dont un tiers était l'objet ? Cette agression dont il a été le témoin n'a-t-elle pas été une légitime provocation à le défendre? La loi aurait-elle prétendu imposer à chaque citoyen le rôle égoïste de spectateur impassible des outrages adressés à un autre homme? Comment distinguer si cet homme vous appartient par quelque lien, ou s'il vous est inconnu? Qu'importe que vous ayez été entraîné par l'affection ou par un sentiment d'humanité? Ce que la loi veut pour admettre l'excuse, c'est une juste cause de trouble chez l'agent, c'est que ce trouble prenne sa source dans des violences commises sur des personnes; elle n'a point exigé que ces personnes fussent ou l'agent lui-même, ou sa famille, ou ses amis; elle n'a fait aucune distinction, et son texte interdit d'en faire. La provocation peut donc en général résulter des violences exercées soit sur l'auteur même du crime, soit sur des personnes de sa famille, soit sur des tiers qui lui sont étrangers. Toutes les fois qu'il est prouvé que ces violences ont pu exciter spontanément sa colère, et qu'aucun autre motif ne l'animait, son action change de nature, et la provocation voile en partie sa criminalité.

1434. Le deuxième élément de cette excuse dérive du plus

1 Damhouderius, Praxis crim., cap. 80, n. 1; Farinacius, quæst. 125, n. 287.

2 L. 3, Dig. de justitiâ et jure.

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