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Ainsi les menaces mêmes de mort n'autorisent pas l'homicide, car elles ne font naître qu'un péril éloigné et qui n'exige pas une défense actuelle: « Or il n'y a ni soupçon ni crainte d'un péril encore incertain, dit Puffendorf, qui suffise pour donner droit de prévenir celui dont on appréhende quelque chose1. » Le péril naît au moment où l'agresseur s'avance contre vous avec des armes, et en témoignant de son dessein; il n'est pas nécessaire de l'attendre: Si quis percussorem ad se venientem gladio repulserit, non ut homicida tenetur, quia defensor propriæ salutis in nullo peccasse videtur (Puffendorf développe cette loi : « Si j'aperçois, dit-il, un homme qui vient fondre sur moi, l'épée à la main, d'un air qui donne suffisamment à connaître qu'il vient me la passer au travers du corps, et que d'ailleurs je ne trouve point d'endroit où me réfugier, je puis lui décharger un coup de pistolet avant qu'il soit tout près de moi, et à portée de me toucher avec son épée, de peur que s'il s'avance trop je ne sois plus en état de me servir de mon arme » C'est dans ce sens qu'il faut entendre cette loi romaine : Meliùs est occurrere in tempore, quàm post exitum vindicare. Ce ne sont pas, en effet, les coups ni les blessures qui rendent la défense légitime, c'est le péril qui naît de l'àgression; le seul point à constater est donc l'existence et le caractère menaçant de cette agression.

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1484. Si l'attaque est repoussée, le droit de la défense expire aussitôt, car elle n'est plus nécessaire, le péril a cessé : la loi autorise la défense quand elle a pour but de protéger la vie, non d'accomplir la vengeance; c'est à la justice et non à la personne offensée qu'elle remet le soin de punir. Telle était aussi la décision de la loi romaine: Illum solum qui vim infert, ferire conceditur, et hoc si tuendi duntaxat, non eliam ulciscendi causâ factum sit ". Ainsi, soit que l'agresseur ait été

1 Loc. cit.

Cicéron exprime le même sentiment: Qui hoc statuit unquam aut cui concedi, sine summo omnium periculo, potest, ut cum jure potuerit occidere, à quo metuisse se dicat, ne ipse posterius occideretur. Orat. pro Tull.

2 L. 3, C. ad leg. Corn. de sicariis.

3 Loco citato.

4 L. 1, C. quandò liceat unicuique sine judice se vindicare.

5 L. 45, § pen., Dig. ad leg. Aquil.

repoussé, soit qu'il se soit retiré lui-même, la personne attaquée ne peut le poursuivre pour le tuer ou le blesser; son droit de défense se puise dans un danger qui n'existe plus.

La défense, en second lieu, ne peut être réputée nécessaire lorsqu'elle n'est pas exactement proportionnée à la nature et aux efforts de l'agression, lorsqu'elle excède la mesure de résistance suffisante pour repousser cette agression. C'est, en effet, la loi impérieuse de la conservation qui fait toute la légitimité de la défense; cette défense doit donc cesser d'être légitime dès qu'elle se déploie plus forte que l'attaque ne l'exige. La loi romaine proclamait énergiquement cette règle, lorsqu'elle réservait le bénéfice de l'exception de la défense aux actes qui avaient pour but d'assurer la conservation de l'agent, et non à ceux qui n'assuraient que sa vengeance: si tuendi duntaxat, non ulciscendi causâ factum Les anciens jurisconsultes avaient, en conséquence, tracé le cercle de la défense: Moderamen inculpatæ tutelæ dicitur servatum quandò illud tantùm fit quo omninò violentia repelli non posset. Puffendorf maintient également cette limitation du droit de défense: «Tout le privilége des citoyens, dit-il, se réduit à une simple permission de repousser par eux-mêmes le danger présent; mais, pour ce qui est de la satisfaction de l'injure et des sûretés pour l'avenir, il en faut laisser le soin aux magistrats. » On retrouve enfin cette distinction dans le rapport fait au Corps législatif sur cette partie du Code pénal : « Quand la conservation de la personne attaquée est assurée, dit M. Monseignat, elle ne peut sans délit ne pas laisser à la loi la vengeance du crime. >>

Ainsi celui-là excède les bornes d'une légitime défense qui se sert d'une arme meurtrière quand l'agresseur n'en avait pas et quand il pouvait le repousser sans en faire usage, ou qui

1 L. 45, eodem.

Farinacius, quæst. 125, num. 881.

3 Droit de la nature et des gens, 1, 2, ch. 5, § 4.

4 Eum igitur qui cum armis venit, possumus armis repellere, 1. 3, Dig. de vi et vi armatâ. Farinacius, quæst. 125, num. 354, explique ainsi ces termes : Ubi quis aliquem aggreditur sine armis, non licet adversùs illum se defendere cum armis.

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lui porte des blessures après qu'il l'a désarmé et mis hors d'état de nuire, ou enfin qui consomme l'homicide lorsque l'agresseur a pris la fuite et tandis qu'il le poursuivait, sans que rien indiquât le retour de cet agresseur 1. Dans ces diverses hypothèses, les actes qui ont suivi le moment où le péril avait cessé ne sont plus, à proprement parler, des actes de défense; ils constituent donc une véritable agression, et l'agent en devient responsable. 1485. On a demandé si la personne attaquée est dans l'obligation de fuir lorsqu'elle en a la facilité, et si sa persistance à résister doit lui faire perdre le bénéfice de l'état de légitime défense. Cette question était controversée par les anciens jurisconsultes les uns pensaient que la fuite n'est jamais un devoir, soit parce qu'elle ne peut entraîner des périls, soit parce qu'elle ne peut avoir lieu sans déshonneur et sans honte; les autres soutenaient, au contraire, que l'agent était obligé de fuir dès qu'il le pouvait sans péril3. Puffendorf adopte ce dernier sentiment: « La fuite, dit ce publiciste, n'a rien de honteux ni d'indignẹ, même d'un homme de guerre, puisqu'on ne s'y porte point par lâcheté ou contre son devoir, mais pour obéir à la raison qui nous enseigne qu'il n'y a point de véritable bravoure à tuer un citoyen, des insultes duquel le magistrat peut nous mettre suffisamment à couvert *. >>

Dans le for de la conscience cette opinion est parfaitement exacte l'homme doit éviter l'occasion de verser le sang humain; ce n'est que la stricte nécessité qui l'absout. Celui qui marche au-devant d'une agression qui menace sa personne, tandis qu'il peut l'éviter, commet une imprudence. Mais cette faute est-elle assez grave pour que la défense cesse d'être légitime? Nous ne le pensons pas : la loi ne crée pas des devoirs aussi rigoureux, et n'impose pas des obligations aussi étroites;

1 Farinacius, quæst. 125, num. 385.

2 Julius Clarus, § Homicidium, num. 32; Farinacius, quæst. 125, num. 121 et 127.

3 Baldus, in l. 3, Dig. de justitiâ et jure; Damhouderius, Prax. crim., cap. 76, num. 7. Ces auteurs s'appuient sur ce § des Institutes Injuria autem occidere intelligitur qui nullo jure occidit; itaque qui latronem occiderit, non tenetur, utique si aliter periculum effugere non potest. Inst. de lege Aquiliâ, § 2. 4 Chap. 5, 1. 2, § 13.

il lui suffit, en général, que l'agression ait mis en péril la sûreté de la personne, pour qu'elle reconnaisse la légitimité de la défense; le droit de cette défense naît immédiatement de l'attaque elle-même et du danger qu'elle produit, et le fait que l'agent s'y est exposé volontairement ne modifie ni la nature de l'attaque, ni la gravité du danger. Il n'est pas d'ailleurs possible de soutenir qu'il y ait provocation de sa part, car le seul refus de se dérober par la fuite à l'attaque d'un malfaiteur ne peut être considéré comme un acte de provocation envers celui-ci. En résumé, la raison, sans aucun doute, conseille la fuite, mais la loi n'a point distingué; et dès lors elle protége la défense dès qu'elle constate l'attaque et le péril, et sans rechercher si l'agent a eu les moyens de fuir et s'il en a profité.

Nous aurions cependant quelque peine à étendre cette décision au cas où l'agression a été faite soit par un insensé, soit par un homme en état d'ivresse, soit par un enfant, soit enfin par un agent de la force publique qui se trompe et vous prend pour un autre. Dans ces diverses hypothèses, le droit de repousser la force par la force est certain; il dérive, comme on l'a dit, du péril même1. Mais il faut supposer, dit Puffendorf, qu'il n'y ait point d'autre voie pour éviter le péril dont on est menacé: «< condition, ajoute cet auteur, qui ne doit pas être si scrupuleusement observée par rapport à ceux qui attaquent de propos délibéré. » En effet, ce n'est plus seulement un acte de prudence, c'est une obligation étroite d'éviter la rencontre d'un furieux, d'un homme ivre, d'un enfant, et de fuir, lorsque cela est possible, devant leurs coups. Le prétexte de la honte n'est plus un obstacle à cette fuite, et l'humanité commande impérieusement de se mettre à l'abri d'une pareille attaque pour n'avoir pas à la repousser. L'imprudence devient donc ici une faute grave; et s'il est bien constaté que l'agent pouvait éviter l'agression et ne l'a pas fait, il nous semblerait difficile d'admettre en sa faveur l'exception de légitime défense. C'est par une application de ce principe qu'il a été décidé : « qu'une arrestation, en la supposant illégale, ne rentre pas dans les

1 Grotius, 1. 2, ch. 1, n. 5.

2 Droit de la nature et des gens, t. 2, ch. 5, p. 5.

termes de l'art. 328, et ne constitue pas le cas de nécessité actuelle de la légitime défense de soi-même ou d'autrui, pouvant légitimer une tentative de meurtre 1.

1486. Au surplus, s'il est nécessaire de poser quelques règles générales, comme des jalons qui peuvent guider les pas du jurisconsulte dans cette matière difficile, il est évident que leur application est subordonnée aux circonstances variables du fait. Mille nuances peuvent distinguer les actes d'attaque et de défense; il faut se reporter, pour les bien apprécier, au moment même de leur perpétration; il faut considérer l'isolement, la position, la force physique, le caractère même de la personne attaquée. Ce n'est pas, en effet, le péril tel qu'il peut exister aux yeux du juge qui constitue l'état de légitime défense, c'est le péril tel qu'il s'est présenté aux yeux de la personne attaquée ; il faut donc avoir égard à ses terreurs, à sa faiblesse, aux circonstances qui ont pu égarer son jugement; si elle s'est crue de bonne foi en danger, cette bonne foi la protége et légitime sa défense; ce que le juge doit se proposer, c'est de fixer le point où la nécessité de la défense a cessé dans l'esprit même de la personne attaquée, où cette personne a continué de combattre, non plus pour garantir sa vie, mais pour se venger ou pour punir 2.

1487. La troisième condition qui légitime la défense, c'est que l'agression soit injuste.

L'homicide ou les blessures sont justes quand ils sont ordonnés par la loi et exécutés par l'autorité légitime. Telle est l'exécution d'une condamnation à mort; tel est l'homicide commis par la force publique dans une sédition. Le condamné ou les personnes présentes à l'exécution, la personne blessée au milieu de la sédition ou ses complices, ne seraient pas recevables à alléguer le péril qui menaçait, soit eux-mêmes, soit autrui, pour justifier les violences qu'ils auraient commises. Leur défense est un nouveau crime, puisqu'elle constitue un acte de rébellion envers la loi.

1 Cass., 15 sept. 1864, Bull. n. 231.

2 Ici peuvent recevoir leur application plusieurs règles développées dans notre chapitre précédent.

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