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L'homicide et les blessures sont, au contraire, injustes, toutes les fois qu'ils ont été commis sans droit. Il n'est pas nécessaire que l'agresseur ait la conscience de l'injustice de son attaque; le maniaque ou l'idiot n'éprouve pas ce sentiment; il suffit que l'attaque soit injuste en elle-même. « Pour rendre innocente la défense de soi-même, dit Grotius, il suffit que l'agresseur n'ait aucun droit de nous attaquer, et que rien ne nous impose d'ailleurs l'obligation de souffrir la mort sans aucune résistance1. » Ainsi, lors même que l'agresseur serait de bonne foi, comme par exemple si c'est un soldat qui croit exécuter un ordre, ou s'il est hors de son bon sens, on n'a pas moins le droit de se défendre, et c'est dans ce sens qu'il faut dire, avec le même auteur, que ce droit vient directement et immédiatement du soin même de notre propre conservation, et non pas de l'injustice et du crime de l'agresseur 2.

1488. Mais le caractère juste ou injuste de l'agression n'est pas toujours facile à reconnaître. Supposez qu'une personne soit provoquée par des violences exercées sur elle par un tiers; elle cède à un sentiment de vengeance, et commet à son tour sur celui-ci des voies de fait qui mettent sa vie en péril. Se trouve-t-il en état de légitime défense? S'il commet un homicide pour se défendre, sera-t-il justifié? Puffendorf s'exprime en ces termes sur cette question: « La loi naturelle ordonne, sans contredit, que l'agresseur offre satisfaction à la personne offensée; celle-ci, de son côte, est tenue d'accorder à l'agresseur le pardon qu'il lui demande et d'étouffer tout ressentiment contre lui, lorsqu'il témoigne d'ailleurs un véritable repentir de sa faute, et qu'il offre en même temps la réparation du dommage avec toutes les sûretés nécessaires pour l'avenir. Si donc l'agresseur, après avoir refusé la juste satisfaction qu'on lui demandait, se défend contre la personne offensée qui l'attaque à son tour pour se faire raison de l'injure, il entasse offense sur offense. Mais si la personne offensée, ne se contentant pas des satisfactions raisonnables que l'agresseur lui offre, veut à quelque prix que ce soit tirer vengeance par la voie des armes,

1 L. 2, ch. 2, § 5.

2 L. 2, ch. 1, § 5.

elle se porte à une injuste violence, et, par conséquent, celui qui avait été l'agresseur peut alors se défendre légitimement 1. >>

1489. Cette opinion, qui d'ailleurs est énoncée en vue des querelles des nations plutôt qu'en vue des querelles privées, appliquée à ces dernières agressions, ne nous paraît pas en tous points exacte. Une distinction domine toute la question: on doit examiner si l'agresseur a menacé la vie même de la personne, ou s'il n'avait pour but que de l'insulter; car, dans l'un et l'autre cas, la position des parties n'est pas la même. Dans la première hypothèse, la personne attaquée se trouve en état de légitime défense; en portant des coups à son adversaire, elle ne fait qu'exercer un droit; ses violences sont licites; l'agresseur peut s'y dérober par la fuite: mais s'il lutte, et que dans ce combat il commette l'homicide, comment distinguer s'il ne l'a commis que pour protéger sa vie, ou pour accomplir le crime qu'il méditait? Faut-il distinguer les différentes phases de la rixe, pour apprécier si, au moment de l'homicide, il était agresseur ou se tenait sur la défensive ? Mais quand il n'aurait tué que pour se défendre, l'homicide n'est-il pas la conséquence de son agression, la continuation de la même action? Il n'a fait avec plus ou moins d'efforts que consommer son crime; le péril qu'il a couru ne saurait en modifier la nature.

Dans la deuxième hypothèse, la position de la personne attaquée a changé; dès que l'agresseur n'a voulu commettre qu'une insulte, un outrage, la loi ne reconnaît pas à cette personne le droit de se faire justice elle-même en se portant à des violences; elle l'excuse, mais ne la justifie pas; elle atténue les peines, mais elle la punit. Ces violences auxquelles elle se livre constituent donc une attaque injuste, dès qu'elles excèdent la gravité des voies de fait constitutives de l'outrage; l'agresseur a donc le droit de se défendre: la faute qu'il a commise ne saurait aliéner le droit naturel, car il n'est responsable que de l'outrage; l'excès commis par la personne outragée, quand sa défense ne l'exigeait pas, est une faute personnelle à celui-ci, on ne peut en faire retomber les conséquences sur son adversaire. Si donc celui-ci n'a pas excédé

1 L. 2, ch. 5, p. 19, t. 1er, p. 319.

les nécessités de la défense, il pourra être justifié, et les premières violences qu'il a commises dans sa provocation lui seront seules imputées.

1490. La même question se présente à l'égard du complice surpris en flagrant délit d'adultère par le mari, et qui, violemment attaqué par celui-ci, se défend et le tue : «< Dans ce cas, dit Jousse, celui qui tue ainsi le mari n'est pas excusable, et il est même punissable de mort. Cette distinction est fondée sur ce que le coupable d'un adultère en prend sur lui toutes les suites et s'en rend responsable'. » Toute la question est dans la nature du droit qu'exerce l'assaillant. Le mari a-t-il le droit d'homicider le complice de l'adultère en cas de flagrant délit? La loi a répondu : elle excuse le mari, elle est indulgente pour sa colère ; mais elle qualifie son action de délit, elle le punit. En droit, l'homicide commis par le mari sur le complice est donc un homicide injuste; quels que soient les torts de celui-ci, ces torts ne justifient pas le meurtre; il a donc le droit de résister et de défendre sa vie; et si la nécessité de sa défense le conduit à attaquer la vie de son adversaire, rien ne s'oppose à ce qu'il puisse réclamer l'exception de la légitime défense. '

1491. Nous avons achevé d'exposer les éléments de cette exception. Il résulte de nos observations que le fait justificatif de la légitime défense, pour être admis, doit réunir une triple condition, à savoir que l'attaque ait été dirigée contre la sûreté de la personne, que cette attaque soit injuste, enfin que l'homicide ou les blessures aient été une nécessité de la défense. L'attaque doit avoir été dirigée contre la sûreté de la personne; il ne suffirait pas qu'elle l'ait été contre les biens ou contre l'honneur. Mais la sûreté de la personne ne comprend pas seulement la vie; l'attaque qui n'aurait pour but que de faire des blessures, la tentative de viol, sont compris dans cette expression. L'attaque doit avoir été injuste; il n'y a point de légitime défense contre l'exécution d'un homicide légal. Enfin l'homicide doit avoir été une nécessité (de la défense et par conséquent il faut que cette nécessité ait été actuelle; il ne suffirait pas que le danger eût existé, s'il avait cessé au

1 T. 3, p. 503.

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moment de l'homicide. Il faut, en second lieu, que la défense n'agisse que dans la proportion des efforts de l'agression; car dès qu'elle excède la mesure nécessaire pour la défense, cet excès devient une agression imputable à son auteur.

Ainsi constituée, l'exception de la légitime défense, il importe de le remarquer avant d'aller plus loin, protége l'homicide ou les blessures commis, non-seulement pour la propre défense de l'agent, mais pour la défense d'autrui. La loi romaine n'en avait étendu le bénéfice qu'à la défense de soimême ou des siens, sibi vel suis1; les docteurs ont peu à peu, à l'aide de l'analogie, fait entrer dans ce cercle les amis, les hôtes, les voisins. Enfin, l'ancien droit proclamait que « l'homicide est aussi exempt de peine lorsqu'il se commet pour la défense d'une autre personne qui, sans secours, aurait couru risque de perdre la vie par les mains de l'agresseur3. » Ainsi ce principe d'humanité, sanctionné par la jurisprudence, est devenu acquis à la science, et notre Code n'a fait que le recueillir. Les règles qui régissent la légitime défense sont donc les mêmes, soit que l'auteur de l'homicide ou des blessures les ait commis pour sa propre défense, soit qu'il les ait commis pour la défense d'autrui ; et la loi a supprimé, comme l'avait déjà fait la pratique attestée par Jousse, toute distinction entre les individus de la famille et ceux qui lui sont étrangers: le péril crée un lien sacré de fraternité entre les hommes, et c'est un devoir de porter secours à celui que menace une injuste agression, quelque étranger, quelque inconnu qu'il soit à l'agent.

§ III.

De l'homicide commis en repoussant des attaques

nocturnes.

1492. La loi, après avoir posé en des termes généraux le principe de la légitime défense, a étendu ce principe à deux cas

4 L. 1, §, Dig. ad leg, Corn, de sicariis.

2 Baldus, in 1, 29, au C, undè vi; Barthole, in 1. 3, Dig. de justitiâ et jure; Julius Clarus, § Homicidium, num. 28; Farinacius, quæst. 125, num. 267 et seq.

3 Jousse, tome 3, p. 505.

particuliers sur lesquels pouvaient planer quelques doutes. L'art. 329 est ainsi concu : « Sont compris dans les deux cas de nécessité actuelle de défense les deux cas suivants : 1° si l'homicide a été commis, si les blessures ont été faites, si les coups ont été portés en repoussant, pendant la nuit, l'escalade ou l'effraction de clôtures, murs ou entrée d'une maison ou d'un appartement habité ou de leurs dépendances; 2° si le fait a eu lieu en se défendant contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violences. »>

Le droit de repousser par la force des armes les voleurs nocturnes se trouve consacré dans la législation la plus ancienne; nous avons rappelé dans le chapitre précédent, en séparant à cet égard les voleurs de jour des voleurs de nuit, les textes qui le consacrent'. Mais la raison de ce droit de défense n'est point, comme l'a pensé Puffendorff', et comme l'établissent d'ailleurs quelques textes3, puisée dans la conservation de la propriété, plus difficile à défendre et à recouvrer contre un voleur nocturne qu'on ne reconnaîtrait pas plus tard. Grotius se rapproche davantage de la vérité quand il émet l'avis que la loi a voulu établir, dans le cas d'homicide du voleur, une présomption. qu'il s'était porté à des violences contre le maître de la maison, et que celui-ci l'aurait tué pour défendre sa vie. Le véritable motif de cette disposition est que le maître de la maison, incertain des intentions de l'assaillant, doit craindre qu'il n'ait dessein, non-seulement de voler, mais de se porter à des violences, et dès lors il doit se croire en état de légitime défense; telle est aussi la raison donnée par Farinacius: Præsumitur quod eo tempore fur habuerit animum non solùm furandi sed etiam occidendi ; vel saltem cùm sic de nocte veniat, ratione temporis discerni non posset an ad furandum, an verò ad occidendum venerit. Et, en effet, les attaques nocturnes dirigées contre une maison n'inspirent pas seulement des craintes pour

1 Exod., cap. 22; leg. Duod. Tabularum, 1. 12; 1. 9, Dig. ad leg. Corn. de sicariis; 1. 1, C. quandò liceat unicuique; Capitul. Baluze, 1. 5, num. 243, 2 L. 2, ch, 5, num. 18.

3 Baluze, Capit., 1. 5, num. 343.

L. 2, ch. 1er, § 12, n. 2.

5 Farinacius, quæst. 125, num. 199.

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