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sérieuse. Il faut admettre avec la loi l'excuse de la passion personnelle, quelque honteuse que soit cette passion et quelque infâmes que soient les actes auxquels elle descend; ce n'est pas parce que de tels actes méritent quelque condescendance, c'est parce qu'il importe de maintenir l'indépendance de la vie privée, c'est parce que les poursuites auraient, outre l'éclat du scandale, le péril de pénétrer trop avant dans la famille, c'est parce que la loi pénale a pour mission, non de venger la morale outragée, mais de réprimer les actes extérieurs qui troublent l'ordre. Mais est-il possible de confondre avec des faits de séduction le fait de réunir des mineurs pour les dépraver? Peuton couvrir du nom de passion le goût impur qui cherche une satisfaction dans une obscénité commune? Qu'importe d'ailleurs l'intérêt qui anime l'agent, dès qu'il réunit autour de lui plusieurs mineurs, dès qu'il les rend tour à tour témoins de ses actes? Ne devient-il pas par là même, pour quelques-uns du moins, un intermédiaire de corruption? N'est-il pas évident qu'il excite à la débauche celui qui n'est pas actuellement l'objet de sa séduction? Et comment de tels faits, quand ils se renouvellent jusqu'à l'habitude, ne tomberaient-ils pas dans les termes de l'article 33424

1540. Mais si la jurisprudence ne paraît pas être sortie des limites de la loi pénale, il ne faut pas qu'elle perde de vue que les écarts sont faciles sur un terrain aussi glissant. Elle va nous en fournir un exemple. Un propriétaire était inculpé d'avoir favorisé la débauche d'une fille mineure en lui louant une chambre dans une maison habitée par des prostituées; renvoyé de la poursuite par un arrêt de la Cour de Rennes, la Cour de cassation a prononcé l'annulation de cet arrêt: « attendu que l'art. 334 ne s'applique pas seulement à l'agent honteux de la corruption, qui, par une intervention directe et personnelle, la favorise et l'excite; que la loi va plus loin, en employant le mot faciliter; qu'elle proscrit ainsi tous les actes sans distinction ayant pour résultat d'aplanir aux mineurs la vie de débauche; qu'il résulte de l'arrêt attaqué que la femme Guilluet

1 V. sur ce point notre dissertation dans la Revue de législation de 1860, p. 481.

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a loué à la fille Lavaud une chambre dans une maison dont elle est propriétaire, et qui est exclusivement habitée par des filles de mauvaise vie; qu'au moment de cette location la femme Guilluet savait que la fille Lavaud était mineure; qu'elle était fille publique elle-même, inscrite sur les registres de la police; que par conséquent elle ne devenait locataire de cette maison que pour s'y livrer journellement à la débauche; que vainement l'arrêt ajoute que la prévenue avait une habitation distincte de ladite maison, qu'elle n'a à exercer aucune surveillance sur ses locataires, et qu'au fait de la location ne s'est joint aucun acte ayant tendu à exciter, favoriser ou faciliter la débauche de ladite mineure; qu'il résulte uniquement de ces circonstances que la femme Guilluet n'a pas pris une part directe à l'exercice de la débauche de la fille Lavaud; qu'elle n'y est point intervenue; mais que le seul fait de la location, accomplie dans les conditions qui viennent d'être signalées, avait pour résultat nécessaire de fournir à ladite mineure le moyen de se livrer à la prostitution'. » Ce sont les dernières expressions de cet arrêt qui révèlent les doutes qu'il peut soulever. Faut-il distinguer trois faits distincts dans ces mots de l'art. 334, en excitant, favorisant ou facilitant la débauche?» ou n'est-ce qu'un même fait que la loi a enveloppé sous trois faces différentes, pour qu'il ne pût lui échapper? Ce fait ne consistet-il pas uniquement, quelles que soient les combinaisons dans lesquelles il se produit, dans l'entremise d'un tiers pour propager la corruption? Cette intervention ne suppose-t-elle pas un acte personnel de ce tiers tendant au rapprochement des personnes? N'est-ce pas parce qu'elle l'appréciait ainsi que la loi a incriminé, non le fait matériel de faciliter la débauche, mais l'attentat aux mœurs commis en la facilitant? Comment comprendre un attentat qui ne se manifeste par aucun acte direct, par aucune action personnelle et qui ne consiste que dans la prestation d'un moyen ou d'un instrument de débauche? S'il suffisait, pour constituer le délit, « d'aplanir aux mineurs la vie de débauche,» les actes les plus simples et les plus indirects pourraient être incriminés; et la loi, si réservée en cette

1 Cass., 10 nov. 1854, n. 313; et conf. Cass., fer mai 1863, n. 135.

matière, prendrait un caractère de tracassière inquisition. 1541. Il ne faut pas dans tous les cas confondre les actes matériels d'une participation criminelle avec les conseils, la provocation, la prédication même de l'immoralité : la loi, qui ne punit que l'attentat aux mœurs, n'a voulu incriminer que les faits matériels de proxénétisme ou de promiscuité de débauche qui auraient pour résultat, non-seulement d'enseigner la corruption, mais de souiller la personne elle-même. Elle ne frappe l'outrage à la morale, indépendamment d'un attentat matériel aux mœurs, que lorsque cet outrage est public. Dans une espèce où les juges du fait avaient appliqué l'art. 334 à des actes qui ne constituaient qu'une odieuse école d'obscénité, la cassation a été prononcée : « attendu qu'il est déclaré que le demandeur, soit par des discours obscènes ou lascifs, soit par des gestes, des attitudes ou des démonstrations matérielles, avait initié des jeunes filles mineures aux idées et aux images du vice; que ces pratiques avaient lieu lorsqu'il se trouvait seul avec l'une d'elles et qu'il les avait isolées à dessein les unes des autres; que l'arrêt constate en même temps que ces actes, propres à corrompre ces jeunes filles en échauffant leur imagination et leurs sens, se faisaient dans le but de procurer au demandeur une satisfaction coupable; que de telles circonstances, quelque réprobation qui puisse s'attacher à la conduite du prévenu, sont exclusives du délit prévu par l'art. 334, et qu'en prononçant les peines édictées par cet article, l'arrêt en a faussement appliqué les dispositions'. »

1542. Une difficulté non moins grave s'est élevée au sujet de cette disposition de l'article qui veut que le prévenu ait favorisé habituellement la débauche de la jeunesse. Quels sont les éléments de cette condition du délit? Il est évident en premier lieu qu'elle exige plusieurs faits successifs, car l'habitude est un fait complexe qui consiste dans une série d'actes ou une pratique réitérée du même acte. La Cour de cassation a dû rejeter un pourvoi, « parce qu'il était constaté en fait par l'arrêt attaqué que la scène de débauche, dans laquelle la prévenue avait attiré deux mineurs, s'était accomplie en un seul trait

1 Cass., 15 mars 1860, Bull. n. 78; 14 août 1863, n. 220.

de temps, et un temps assez court; que ce fait unique, si odieux qu'il soit, et quoiqu'il eût eu lieu avec le concours de deux personnes, ne pouvait constituer l'habitude, condition essentielle du délit prévu par l'art. 334. »

L'habitude résulte-t-elle des mêmes actes réitérés sur la même personne? Est-il nécessaire qu'il y ait plusieurs victimes? La jurisprudence de la Cour de cassation a varié sur ce point. Elle avait décidé par de nombreux arrêts : «< que les faits dont la réunion constitue l'habitude doivent être considérés relativement à celui qui en est l'auteur, et non par rapport à ceux qui en ont été l'objet; qu'il suit de là que des faits de corruption, répétés à de différentes époques, envers la même personne, peuvent caractériser l'excitation habituelle à la débauche. » Mais un arrêt des chambres réunies déclare: «< que l'attentat aux mœurs se compose de deux éléments, savoir : 1° la répétition des actes par lesquels la débauche ou la corruption sont excitées, favorisées ou facilitées, ou l'habitude; 2o la pluralité des victimes livrées à la prostitution ou à la débauche, comme l'indique clairement cette expression collective employée par le législateur, la jeunesse de l'un et de l'autre sexe; qu'il suit de là que les dispositions de l'art. 334 ne sauraient recevoir d'application, lorsque ces deux conditions, 1° d'habitude ou de répétition des actes par lesquels la débauche ou la corruption serait excitée, favorisée ou facilitée, et 2o de pluralité des personnes corrompues ou prostituées, ne se trouvent pas réunies3. » Ainsi, par ce dernier arrêt, la Cour de cassation, abrogeant sa première jurisprudence, exige, non plus seulement que les actes de corruption soient réitérés, mais que cette réitération ait lieu sur plusieurs personnes *.

1543. Cette jurisprudence nous semble plus circonspecte sur un point que la loj. La Cour de cassation, à la vérité, persistait encore à cette époque à confondre dans les termes de

1 Cass., 29 déc. 1866, Bull. n. 309.

2 Cass., 17 janv. et 17 sept. 1829, Journ. du dr. crim., 1829, p. 155 et 326; 29 janv. 1830, ibid., 1830, p. 140; 4 janv. 1838, ibid., 1838, p. 13; Devill. et Car., 1838.1.254.

3 Cass., 26 juin 1838, Devil. et Car., 1838.1.566.

4 V. encore dans ce sens Cass., 1er juin 1844, Bull. n. 193.

l'article ceux qui excitent à la débauche pour assouvir soit leurs propres passions, soit les passions d'autrui, et cette doctrine a dû nécessairement influer sur son arrêt; car en enlevant au délit son véritable caractère, il fallait l'environner de certaines conditions propres à refréner d'indiscrètes poursuites. Le séducteur ne serait plus, dans ce système, passible de l'application de la loi qu'après avoir opéré plusieurs séductions; mais cette condition de la pluralité des victimes a moins d'importance, si l'on admet, comme cela est établi aujourd'hui, que l'art. 334 ne s'applique qu'aux individus faisant métier de prostituer. Le métier existe, en effet, lorsque l'agent a plusieurs fois tiré profit d'un acte de la même nature, lorsqu'à l'égard de la même personne il a fait le métier de proxénète, lorsque plusieurs actes d'excitation sont constatés à sa charge. Il n'importe alors que ces actes n'aient eu lieu qu'à l'égard de la même personne, car il faudrait décider que celui qui aurait trafiqué pendant plusieurs années de cette seule personne ne serait pas coupable d'une excitation à la débauche, ce qui nous semble inadmissible. Les anciens auteurs exigeaient également l'habitude comme un élément du délit, mais ils la faisaient résulter du nombre des actes, et non de celui des personnes: Non dicitur leno nec lenocinii pond punitur, qui semel tantum lenocinium fecit: requiritur enim consuetudo saltem per trinum actum . On croit trouver la pluralité des victimes dans le mot jeunesse qu'emploie l'article; mais l'emploi de ce mot s'explique par l'intention d'y comprendre les deux sexes, et d'ailleurs il désigne l'âge, et non une collection d'individus. Dans la discussion du Code, on voit que la commission du Corps législatif et le Conseil d'État hésitèrent entre les mots de jeunesse et d'individus au-dessous de vingt ans, et nulle expression ne permet d'admettre que la première de ces locutions ait été employée pour imposer la nécessité d'une pluralité d'individus : la loi a puni la flétrissure tentée sur la jeunesse, comme les anciens punissaient l'outrage fait à la vieillesse. C'est l'âge qu'elle a voulu protéger: Maxima debetur puero reverentia.

1 Farinacius, quæst. 144, num. 35; Menochius, de arbitr., quæst. casu 534,

num. 49.

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