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1544. Cette opinion a définitivement prévalu. Après deux arrêts rendus dans le sens de la jurisprudence des chambres réunies', la question s'étant présentée de nouveau, un dernier arrêt, rendu à notre rapport, a déclaré : « que l'art. 334 punit d'une manière générale tous ceux qui trafiquent de la corruption de la jeunesse, qui l'excitent à la débauche et lui en facilitent les moyens pour la livrer à la prostitution, pourvu que la fréquence et la répétition des faits prennent le caractère d'une habitude. criminelle; que cette habitude peut évidemment résulter soit de faits de corruption répétés à différentes époques envers la même personne, soit des mêmes faits successivement. pratiqués envers des personnes différentes; que le jugement attaqué constate que la demanderesse a, par ses actes réitérés d'excitation, provoqué une jeune fille mineure de 21 ans à se livrer à la débauche et lui en a facilité les moyens; qu'en jugeant ainsi, les juges ont fait une saine application de la loi 2. » Ainsi la pluralité des victimes n'est point une condition essentielle de l'habitude: il suffit de faits réitérés pour la constituer.

1545. Est-il du moins nécessaire que le proxénète ait favorisé les passions de plusieurs individus, ait agi dans l'intérêt de plusieurs séducteurs ? Non, si l'habitude peut se constituer par d'autres faits. Un arrêt décide « qu'il n'est pas nécessaire, pour que le proxénétisme soit atteint et puni par l'art. 334, qu'il se soit entremis pour favoriser les passions de plusieurs. individus; que la fréquence et la continuité des actes de prostitution, dans l'intérêt des passions d'un seul, en constituant l'habitude, rend applicables en même temps au proxénète les dispositions de cet article 3. » Ainsi, ce n'est pas le concours prêté à plusieurs actes de séduction qui constitue l'habitude; la loi n'exige ni la pluralité des victimes, ni la pluralité des. séducteurs; elle n'a pas indiqué les éléments de l'habitude; elle en a laissé l'appréciation aux juges. Ce qui la constitue,

1 Cass., 1er juin 1844, Bull. n. 193.

2 Cass., 31 janv. 1850, Bull, n. 40; 10 déc. 1869, num. 256; 1a mai 1863 n. 435.

3 Cass., 15 oct. 1853, Bull. n. 517.

c'est la fréquence et la continuité des actes et non le nombre des personnes qui sont l'objet de ces actes; c'est l'exercice ou du métier ou d'une action incessante ou successive, avec le but d'exciter ou de faciliter la corruption. Il importe peu que l'agent ne soit l'intermédiaire que d'un seul séducteur vis-àvis d'une seule mineure, s'il a été l'instrument continu et habituel de leur rapprochement et du commerce de ces deux personnes. Ce sont les actes qu'il faut apprécier, c'est leur réitération, ce sont les époques plus ou moins rapprochées de leur perpétration. L'habitude est un fait qui se compose d'éléments complexes et multiples: elle peut résulter soit de rapports successifs avec plusieurs personnes, soit de la continuité des mêmes rapports avec une seule; mais elle ne puise pas exclusivement ses éléments constitutifs dans l'une ou dans l'autre de ces deux catégories de faits.

1546. Cette question en fait naître une autre qui en est en quelque sorte le corollaire: il s'agit de savoir si le deuxième alinéa de l'art. 334 exige, comme le premier, le concours de l'habitude pour la constitution du délit. La Cour de cassation avait d'abord jugé l'affirmative par un arrêt du 11 sept. 1829 1; mais l'opinion contraire paraît implicitement résulter de deux arrêts postérieurs des 26 juin et 26 octobre 1838 2. Ces arrêts ne donnent, du reste, aucuns motifs de leur décision; mais on peut la fonder sur ce que les termes du deuxième alinéa de l'art. 334 ne se lient point nécessairement avec le premier; d'où il suivrait que l'on peut concevoir dans cet article deux délits, dont l'un se composerait d'une succession des faits incriminés, dont l'autre serait constitué par la perpétration d'un seul de ces faits: or, dans ce dernier cas, la sévérité de la loi serait justifiée, puisque les pères, mères ou tuteurs sont plus répréhensibles pour un seul acte de cette nature qu'ils exercent sur leurs enfants ou leurs pupilles, que des étrangers pour une suite de ces mêmes actes. Telles sont sans doute les considéra

1 Journ. du dr. crim., 1829, p. 326; et arr. Nancy, 10 déc. 1833, Ibid., 1834, p. 149.

2 Journ. du dr. crim., 1838, p. 196, et 1839, p. 54; et Cass., 21 fev. 1840, Bull. n. 62; Dev.40.1.872.

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tions qui ont entraîné l'opinion de M. Carnot: « Faut-il, dit ce criminaliste, que dans l'application du 2 § de l'art. 334, comme dans le premier, la débauche ait été habituellement excitée ? Le législateur a parlé dans ce 2o § de prostitution et de corruption, sans y attacher la circonstance de l'habitude, de sorte que ce ne serait pas en violer les dispositions; ce serait, au contraire, faire une juste application aux pères et mères et autres individus chargés de la surveillance des mineurs, lors même qu'il ne serait pas établi qu'ils auraient habituellement favorisé leur débauche . » Nous ne pouvons adopter cette doctrine; les deux alinéa de l'art. 334 sont intimement liés l'un à l'autre le deuxième alinéa n'a fait qu'aggraver la peine à raison de la qualité des coupables et du devoir plus sacré qu'ils violent en commettant le délit; mais les éléments de ce délit sont les mêmes. Ce qui le prouve, c'est que ce deuxième alinéa se borne à indiquer la circonstance aggravante et la peine; il n'énonce pas même les circonstances du délit, et par exemple l'âge des victimes; il faut donc se référer au premier alinéa pour connaître qu'il s'agit uniquement de la corruption exercée sur des mineurs de 21 ans ; il en est de même de la circonstance de l'habitude. Nous en trouvons une autre preuve dans l'article qui suit immédiatement celui-là; il commence ainsi: Les coupables du délit mentionné au précédent article ; dans le système que nous combattons, il faudrait qu'on lût des délits. Remarquez, du reste, qu'il suffit que le père ou le tuteur livre à la prostitution ou excite à la débauche un seul de ses enfants ou de ses pupilles, pour devenir passible des peines légales, pourvu que les actes d'excitation se soient répétés. Ici, comme dans le premier alinéa, c'est l'habitude, c'est le trafic que la loi a voulu atteindre; et cette habitude existe, ainsi que nous l'avons établi tout à l'heure, dès que le coupable favorise successivement plusieurs actes de corruption de la part de la même personne.

Cette doctrine a été consacrée par un arrêt qui, répudiant la première jurisprudence de la Cour, a déclaré : « que le premier alinéa de l'art. 334 exige, pour l'application de la peine qu'il

1 Comment, du Code pénal, tome 2,
p. 101.

institue, que le prévenu ait excité, favorisé ou facilité habituellement la débauche, ou la corruption de la jeunesse ; que la circonstance de l'habitude est donc un élément essentiel de ce délit ; que le deuxième alinéa du même article se réfère au premier alinéa, et par conséquent ne prévoit et ne réprime qu'une circonstance aggravante du même délit, résultant de l'autorité appartenant aux pères, mères, tuteurs ou autres personnes chargées de la surveillance des mineurs de 21 ans ; qu'en effet, l'art. 335, qui définit les incapacités auxquelles peuvent être successivement condamnés les coupables, et qui comprend les cas prévus par les premier et deuxième alinéa de l'art. 334, ne les considère que comme constituant un seul délit; d'où il suit que le législateur n'a pas fait de ce deuxième alinéa un délit distinct et spécial1. »

1547. Tels sont les caractères constitutifs du délit d'attentat aux mœurs. Ces caractères se résument dans ces deux règles ; la loi n'a voulu atteindre que les personnes qui s'entremettent pour favoriser la débauche des mineurs, soit qu'elles soient chargées de la surveillance de ces mineurs, soit qu'elles leur soient étrangères; elle ne les punit que, lorsqu'elles se livrent habituellement à cette infâme entreprise. Ainsi le délit n'existe que par le concours de ces deux circonstances: 1° il faut que la débauche ou la corruption n'ait pas été excitée dans le but de satisfaire sa propre passion, sauf le cas où l'agent s'est fait lui-même un intermédiaire de corruption; 2° qu'il y ait eu habitude des actes d'excitation, c'est-à-dire réitération de ces actes, soit que cette réitération se soit manifestée sur une seule personne ou sur plusieurs.

1548. Nous allons maintenant faire l'application de ces règles à quelques espèces qui ont offert des difficultés,

En premier lieu, est-il nécessaire, pour l'existence du délit, que la corruption ait été consommée, que le mineur ait été flétri par la débauche? Cette question était vivement agitée par les anciens jurisconsultes. Les deux côtés de la controverse s'étayaient également sur le texte diversement interprété de la loi 1, § 2, au Dig. De extraordinariis criminibus; Perfecto

1 Cass., 10 mars 1848, Bull. n. 63; 10 déc. 186), n. 253.

flagitio punitur capite, imperfecto in insulâ deportatur. Farinacius cite les docteurs qui avaient embrassé l'une et l'autre opinion, et s'arrête à celle que le délit n'existe pas quand la tentative de corruption n'a été suivie d'aucun résultat : Ut lenocinii pœna non habeat locum, effectu non sequuto, ut putà quia mulier à lend sollicitata noluerit consentire'. Il nous semble qu'en présence du texte de l'art. 334, cette question a cessé d'exister en effet, cet article place le délit dans le rôle du proxénète, dans les efforts qu'il fait pour corrompre et pros tituer; il ne se préoccupe nullement du résultat. Ainsi l'attentat aux mœurs consiste, d'après ses termes, dans le fait de faciliter, d'exciter la débauche; il ne consiste pas dans l'acte même de cette débauche; il suffit que le proxénète ait prêté son entremise pour amener ce résultat, que le but de ses démarches ait été celui-là; le délit se trouve consommé à son égard par la perpétration de ces actes d'excitation. Cette doctrine est confirmée par un arrêt de la Cour de cassation, ainsi conçu: « Sur le moyen tiré de la fausse application de l'art. 334 du Code pénal, en ce que la jeune fille, objet des attouchements du prévenu, serait restée pure et n'aurait pas été débauchée : attendu que l'article précité ne punit pas seulement la prostitution et la corruption de la jeunesse, et qu'il a pour but aussi de réprimer et de punir l'excitation à la corruption et à la débauche, lorsqu'elle résulte de faits réitérés qui constituent une habitude; rejette 2. »

1549. Une autre question est de savoir si l'art. 334 s'applique à ceux qui livrent à la prostitution de jeunes filles mineures qui, avant leur entremise, étaient déjà prostituées. La Cour de Rennes a jugé affirmativement cette question 3, et nous partageons complétement cet avis. La loi, en effet, ne fait aucune distinction, elle punit tous ceux qui font métier d'exciter à la débauche des jeunes gens mineurs de 21 ans ; qu'importe que ces mineurs soient déjà débauchés ? La morale distingue-t-elle

1 Quæst. 144, num. 33.

2 Cass., 5 juill. 1834, Devill. et Car., 1834.1.844, 14 août 1863, Bull. n. 220.

3 Arr. Rennes, 16 mars 1835, Journ du dr. crim., 1835, p. 370.

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