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criminel à la décision préalable de la question d'état. On peut citer même plusieurs arrêts du parlement de Paris qui avaient jugé que l'action criminelle pour délit de suppression d'état pouvait être intentée, poursuivie et jugée sans qu'il eût été préalablement statué par les tribunaux civils sur la question d'état 4. La jurisprudence faisait seulement une réserve pour le cas où la poursuite criminelle ne serait qu'un prétexte pour arriver par une voie détournée à la preuve de la filiation. Les règles suivies dans cette matière ont été résumées par M. l'avocat général Gilbert, dans les réquisitoires qu'il prononça dans l'affaire de la demoiselle de Saint-Cyr, jugée par arrêt du parlement de Paris du 19 juin 1724: L'état des personnes, disait ce magistrat, est un objet civil en soi-même, mais il donne lieu de commettre de grands crimes. Non-seulement on peut se l'attribuer par erreur, mais on peut entreprendre aussi de l'usurper par une imposture criminelle... On a prétendu que dans les accusations impliquées avec une question d'état, il fallait d'abord traiter la question d'état par la voie civile, et que ce n'était qu'après son événement qu'on pouvait passer à la poursuite criminelle. Il serait d'une trop funeste conséquence d'interdire toute accusation d'imposture ou de supposition d'état, jusqu'à ce que l'état fût constaté par la voie civile. L'imposteur, muni des titres de l'état qu'il s'attribue, serait en pleine

Arr. parl. Paris 4 décembre 1638, 19 janvier 1658, 15 août 1694, 16 février 1695, etc.

sûreté dès qu'il ne pourrait être convaincu que par des témoins qu'on ne pourrait faire entendre. Celui qui aurait entrepris de supprimer l'état d'autrui serait d'autant plus invulnérable, qu'il aurait pris plus de soin d'en dérober toutes les preuves écrites, et trouverait la source de l'impunité dans la consommation complète de son crime. Cet excès n'est pas probable. Il faut seulement éviter un excès contraire. Rejeter indistinctement toutes les accusations de cette nature tant que l'état n'est pas prouvé civilement, c'est favoriser le coupable, c'est procurer l'impunité du crime, c'est choquer ouvertement les premiers principes des matières criminelles. Mais autoriser toutes les accusations sans discernement et sans choix, n'est-ce point ouvrir la porte à un artifice dangereux, qui peut, sous l'apparence d'une accusation frivole, ne tendre, en effet, qu'à se procurer une preuve testimoniale de l'état, toujours difficile à faire admettre par la voie civile? Cet artifice est fréquent dans l'usage; mais il n'a pas échappé à la pénétration de la justice, et il y a longtemps que sa prudence a trouvé le moyen de le réprimer... Lorsque le titre d'accusation a quelque rapport au civil, l'implication du civil et du criminel n'empêche pas ordinairement la justice de permettre d'abord d'informer; mais, comme son intention n'est pas d'empêcher un détour qui élude la disposition des lois sur les matières civiles, elle est attentive d'avance à ce qui résultera de l'information, et si elle reconnaît que dans cette information on ne s'est

attaché qu'à faire la preuve du civil, et qu'on a négligé le criminel, elle regarde le titre d'accusation comme une couleur employée pour la surprendre; elle désavoue ce qu'elle a fait, et se porte à le réformer, à le détruire... 1. »

Cette doctrine, consacrée par l'arrêt du parlement de Paris du 19 juin 1724, résume l'ancienne jurisprudence. La question d'état n'était dans aucun cas un obstacle à ce qu'une information criminelle fût commencée contre le crime de suppression d'état 2; elle n'était pas même un obstacle au jugement de ce crime. Seulement, si les juges s'apercevaient que cette information n'était qu'un moyen d'arriver par la voie criminelle à la preuve de l'état, et d'éluder par là la règle du droit civil 3, ils déclaraient qu'il n'y avait pas lieu d'instruire l'accusation. C'était là la seule digue que la jurisprudence eût opposée à la fraude.

Toutefois un autre arrêt du même parlement, du 6 avril 1789, avait prononcé la nullité d'une procédure criminelle instruite à raison d'un crime de suppression d'état, par le motif que l'action criminelle n'était pas recevable tant que la partie plaignante ne s'était pas pourvue, par la voie civile, sur la réclamation d'état. Mais cet arrêt, qui paraît à peu près isolé dans notre ancienne jurisprudence, ayant été cassé et l'affaire étant revenue, après un circuit de

Rép., v Tribunal d'appel, § 5.

* Ord. 1670, tit. 14, art. 8. 3 Ord. 1667, tit. 18, art. 2.

procédure, devant la Cour de cassation, cette Cour a déclaré : « que la Cour d'appel, en décidant que le plaignant avait pu se pourvoir par la voie criminelle, pour raison de la suppression de son état, avant d'avoir fait juger la question d'état par les tribunaux civils, n'a contrevenu à aucune loi antérieure à la publication du Code civil 4. »>

C'est là précisément ce que ce Code a voulu réformer. Ses art. 326 et 327 portent : « Art. 326. Les tribunaux civils seront seuls compétents pour statuer sur les réclamations d'état.» « Art. 327. L'action criminelle contre un délit de suppression d'état ne pourra commencer qu'après le jugement définitif sur la question d'état. »

« La loi craint tellement, disait M. Bigot de Préameneu devant le Corps législatif, de faire dépendre entièrement les questions d'état de simples témoignages, qu'elle impose aux juges le devoir de proscrire les moyens indirects que l'on voudrait prendre pour y parvenir. Telles seraient les plaintes en suppression d'état que l'on porterait aux tribunaux criminels avant qu'il y ait eu par la voie civile un jugement définitif. Toujours de pareilles plaintes ont été rejetées comme frauduleuses, et les parties ont été renvoyées devant les juges civils. Cette décision est contraire à la règle générale qui, considérant la punition des crimes comme le plus grand intérêt de l'État, suspend les procédures civiles quand

4 Arr. Cass. 25 brum. an XIII (Journ. du pal., t. IV, p. 244), el Merlin, Rép., v Tribunal d'appel, § 5.

il y

a lieu à la poursuite criminelle; mais lorsqu'il y un intérêt autre que celui de la vengeance, intérêt dont l'importance fait craindre que l'action criminelle n'ait pas été intentée de bonne foi; lorsque cette accusation est présumée n'avoir pour but que d'éluder la règle du droit civil qui, sur les questions d'état, écarte comme très dangereuse la simple preuve par témoins; lorsque la voie civile qui rejette cette preuve, même pour des intérêts civils, serait en opposition avec la loi criminelle qui l'admettrait, quoiqu'elle dût avoir pour résultat le déshonneur et une peine afflictive, il ne peut rester aucun doute sur la nécessité de faire juger les questions d'état devant les tribunaux civils, avant que les poursuites criminelles puissent être exercées. »

L'orateur du Tribunat ajoutait : « Des exemples nombreux, surtout dans ces derniers temps, ont dénoncé un abus que le caractère criminel du fait originaire semblait justifier. Privé devant les tribunaux civils de la faculté dangereuse de se composer une preuve avec des témoins, parce qu'il n'avait ni titre, ni possession, ni commencement de preuve, le réclamant portait le fait originaire, sous la qualification d'un délit, devant les tribunaux criminels, et remplaçait ainsi une enquête impossible pour une information indispensable. C'était une subversion de tout ordre judiciaire et un instrument fatal mis à la portée de tout le monde pour ébranler dans leurs fondements les familles les plus pures et les plus respectées. D'ailleurs, le fait qui donne lieu à la

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