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sible de ne pas appliquer cette prohibition à l'action du ministère public.

Oh! sans doute, il est déplorable que les crimes qui ont pu être commis pour priver une personne de son état puissent jouir de l'impunité; il est déplorable qu'un faussaire puisse braver la justice en s'abritant sous une question de forme. Mais à cette question de forme est attachée la tranquillité des familles, car il n'est point de question d'état qui ne puisse y jeter la perturbation, et par conséquent le jugement préalable de cette question suivant les formes des procès civils est leur sauve-garde. La loi, comme le dit l'exposé des motifs, a pensé que si l'intérêt de la société est que les crimes soient réprimés, un plus grand intérêt commande que le repos domestique des citoyens ne soit pas troublé par de téméraires recherches. Or, la recherche du crime, soit qu'elle eût été faite à la requête de la partie civile ou du ministère public, eût amené infailliblement la contestation de l'état supposé, la recherche de l'état véritable.

Maintenant est-il vrai, comme le veut M. Merlin et comme M. Mangin l'a répété, qu'une telle impunité accuse la loi elle-même? Est-il vrai que cette loi, mal interprétée suivant l'un de ces légistes, imparfaite suivant l'autre, appelle sur ce point quelque modification? Au point de vue de la répression des crimes, cela ne serait pas douteux. En effet, la question d'état ne peut être portée devant les tribunaux civils que par les parties qui ont des droits acquis;

or, comme ces droits ne s'ouvrent en général qu'à la mort de l'auteur de la suppression, l'impunité est dans la plupart des cas assurée au coupable. Mais il faut aussi considérer la question sous un autre point de vue. L'ordre social ne vit pas seulement de la répression des crimes; il puise aussi quelques-uns de ses éléments dans l'ordre des familles, dans la stabilité des droits des citoyens. N'existe-t-il pas un certain nombre de faits qui, bien qu'empreints d'une grave immoralité et jetant dans la société un trouble réel, n'ont point été incriminés par la loi pénale, parce que le danger des investigations judiciaires a paru plus redoutable que l'impunité même? Le législateur n'a point sans doute rangé parmi ces faits la suppression d'état; mais, comme la poursuite de ce délit jette nécessairement l'inquiétude dans la famille dont elle menace les droits, il a soumis cette poursuite à une condition qui est destinée à prouver que cette poursuite n'est pas téméraire, et qu'elle ne se présente qu'appuyée de preuves. C'est une exception à la règle de la loi criminelle, mais cette exception trouve son explication dans la nature du délit et dans le danger des recherches que la poursuite amènerait.

Lors de la discussion dans le conseil d'État des art. 326 et 327 du C. civ., la commission chargée de la rédaction proposa un amendement qui avait pour objet de permettre au ministère public d'agir d'office lorsqu'il produirait un commencement de preuve par écrit. Y a-t-il lieu de regretter le rejet de cette

↑ La commission du conseil d'État avait formulé cette pensée dans

disposition? Nous ne le pensons pas, car les mêmes inconvénients, les mêmes périls se seraient présentés dans cette nouvelle hypothèse. Si la règle qui soumet la question d'état à la juridiction des tribunaux civils est une règle salutaire, n'est-il pas évident que la transaction proposée donnerait le moyen de l'éluder complétement? Et puis, si les parties ont des droits acquis et réclament, pourquoi ne pas laisser d'abord vider la question d'état, puisqu'elles possèdent un commencement de preuve et que cette question peut être immédiatement résolue? Si, au contraire, les parties intéressées gardent le silence, serait-il sans danger de leur fournir par la voie criminelle le complément de la preuve écrite? Le commencement de preuve ferait-il disparaître l'incon

trois articles qui formaient les art. 18, 19 et 20 du liv. I, tit. 7 du projet du Code civil. Ces articles, rejetés par le conseil d'État, étaient ainsi conçus: «Art. 18. L'enfant qui réclame un état qu'il prétend avoir été supprimé, ne peut se pourvoir que par la voie civile, même coutre les auteurs et complices de cette suppression, sauf au fonctionnaire chargé de la poursuite des délits publics à intenter d'office, s'il y a lieu, l'action criminelle. Art. 19. L'action publique ne peut même être admise de la part du fonctionnaire public, que sur un commencement de preuve par écrit; et l'examen de cette preuve est une question préjudicielle sur laquelle il doit être statué préalablement. Le jugement, soit préjudiciel, soit sur le fond, ne peut être rendu qu'en la présence des parties qui ont des droits acquis à l'époque de l'accusation, ou elles dùment appelées. L'action criminelle intentée d'office suspend toute poursuite commencée au civil. —- Art. 20. Dans le cas de l'article précédent, le tribunal criminel, en jugeant le fond, se borne à prononcer en même temps sur l'état de l'enfant, et renvoie, s'il y a lieu, les parties intéressées à se pourvoir, pour leurs droits civils, devant le tribunal compétent. (Locré, t. V, p. 169.)

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vénient de troubler par le procès criminel une possession d'état qui n'excite aucune réclamation? Tous les motifs qui militent en faveur de la prohibition se présentent avec la mème puissance, soit qu'il n'y ait aucune preuve écrite de l'état supprimé, soit qu'il y ait un commencement de cette preuve.

$ 154.

De l'étendue de la règle qui subordonne la poursuite au jugement préalable de la question d'état.

Nous avons successivement exposé le caractère et les effets de la règle qui soumet la poursuite du crime de suppression d'état à la condition du jugement préalable de la question d'état par les tribunaux civils. Nous avons vu que cette règle s'appliquait à la poursuite d'office du ministère public aussi bien qu'à celle qui est provoquée par la plainte des parties civiles.

Il nous reste à tracer maintenant les limites dans lesquelles l'application de cette règle doit être renfermée.

Ces limites peuvent se formuler dans les deux propositions suivantes :

La question d'état n'est préjudicielle à l'action publique que lorsqu'elle a pour objet une question de filiation;

Elle n'est préjudicielle que lorsque cette filiation est contestée, et que la poursuite peut exercer une influence directe sur l'état de l'enfant.

Ces propositions exigent quelques développements, à raison surtout des conséquences qui en découlent.

Il est évident, en premier lieu, que le jugement préalable de la question d'état n'est prescrit par la loi qu'en matière de filiation. En effet, l'art. 327 du C. civ., qui subordonne l'action criminelle au jugement de cette question préjudicielle, ne prévoit que la question de filiation et ne se réfère qu'à cette seule question. Cet article est, d'ailleurs, placé dans le titre de la paternité et de la filiation, et dans le chapitre des preuves de la filiation des enfants légitimes. Enfin, les articles qui le précèdent et le suivent démontrent clairement que l'exception qu'il a établie s'applique exclusivement à l'état des enfants. Aucune contestation ne s'est élevée sur ce point 1.

Ainsi, tout acte qui a pour but et pour effet la suppression de l'état civil d'un enfant rentre dans les termes de cette exception. Tel est le crime d'enlèvement, de recelé ou de suppression d'un enfant ou de substitution d'un enfant à un autre, prévu par l'art. 345 du C. pén.2, tel est encore le faux commis sur les registres de l'état civil, lorsque ces crimes sont un moyen employé pour changer l'état de l'enfant 3. Mais la question préjudicielle n'opère que sur les faits qui ont pour objet cette suppression ou cette supposition.

Voy. Merlin, Rép., vis Bigamie, no 2, et Supposition de part, § 2; Mangin, n" 182; Leseyllier, no 1512.

2 Voy. Théorie du Code pénal, t. IV, p. 203, 2e éd.

3 Voy. conf. Merlin, Quest., v° Quest. d'état, § 1; Mangin, n° 184; Legraverend, t. I, p. 36; arr. Cass. 9 juin 1838 (Bull., no 165).

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