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seulement dans les mains des administrations, mais dans celles du ministère public, il crée un véritable obstacle à son exercice. Mais il ne faut pas confondre le droit exclusif de plainte et le droit de transaction: l'un empêche l'action publique de se former, l'autre l'anéantit; le premier est une cause de suspension, l'autre d'extinction. Ce n'est donc pas en ce lieu qu'il convient d'examiner les rapports de l'action publique et de cette classe d'infractions; l'intervention du ministère public n'est subordonnée dans aucun cas à la plainte des administrations lésées.

Telle est la législation. Après avoir posé la règle générale qui permet à l'action publique de saisir toutes les infractions à la loi pénale, elle a tracé l'exception qui, à l'égard de quelques délits, subordonne cette action à la plainte des parties. Cette exception, qui se fonde, en ce qui concerne chacun de ces délits, sur des motifs de convenance ou d'utilité, est nécessairement limitée aux cas spécialement prévus par la loi, car il est de la nature d'une exception de se renfermer dans le cercle qui lui est tracé. C'est d'après cette règle que nous l'avons vue s'étendre, en vertu des textes précis de la loi, aux délits d'adultère, de rapt, de fraudes des fournisseurs, de diffamations et d'injures, de chasse et de pèche, de contrefaçon en matière d'inventions industrielles, enfin aux crimes commis à l'étranger par un Français contre un Français. C'est d'après la même règle que nous avons successivement rejeté Voy. infrà le chapitre IX de ce livre.

de l'exception les faits de banqueroute, les voies de fait entre parents, les infractions à la police de l'imprimerie et de la librairie, les délits commis soit dans les bois, soit sur les propriétés rurales des particuliers, les infractions aux lois des contributions indirectes et des douanes.

Cette législation est-elle à l'abri de toute critique? L'exception qu'elle consacre est-elle placée sur ses véritables bases? s'étend-elle à trop ou à trop peu de délits? Les criminalistes qui se sont occupés de cette question semblent en général disposés à circonscrire l'action publique, à élargir les droits de l'action privée. M. Von Gonner veut que, toutes les fois que le délit porte atteinte à des droits que la partie lésée pouvait aliéner, sa plainte soit la condition essentielle de la poursuite; car, si elle ne se plaint pas, elle est présumée avoir consenti à la lésion 1. Ainsi, lorsqu'un vol a été commis, le propriétaire de la chose volée, s'il ne porte pas plainte, est présumé avoir ratifié la soustraction par son consentement; il n'y a donc plus de fait punissable. M. Zachariæ fonde le développement de la règle exceptionnelle sur une autre théorie: il soumet à la condition de la plainte la poursuite de tous les délits qui peuvent donner lieu de pénétrer dans les secrets de la famille, ou dont l'impunité, s'il n'est pas porté plainte, n'entraîne pas un péril social 2. Il place dans cette dernière catégorie toutes les offenses qui ne sont pas

1 Neues Archiv. des criminal Rechts, VII, p. 48.

9 Strafgesetzbuch-Entwurt, p. 20.

de nature à être réitérées. Ainsi, par exemple, le vol doit être poursuivi d'office, car si le propriétaire de la chose volée ne se plaint pas, il y a lieu de présumer que l'agent commettra d'autres vols; mais la même présomption n'existe pas en matière de coups et blessures quand ils ne sont pas très graves; de ce qu'un individu en a blessé un autre dans une rixe, il ne s'ensuit pas qu'il portera d'autres blessures; il n'y a donc là aucun péril social qui doive être arrêté par l'application d'une peine si la personne blessée ne se plaint pas.

Il est facile de démontrer l'inexactitude de ces deux théories. La première confond l'action civile et l'action publique, le droit de la personne lésée à une réparation pécuniaire et le droit de la cité à une réparation pénale. La partie peut faire l'abandon de ses intérêts, mais pourquoi cet abandon engageraitil la cité? pourquoi celle-ci serait-elle tenue de renoncer à la punition du délit par cela seul que l'autre renonce au paiement du dommage? Il s'agit, à la vérité, dans cette hypothèse, d'un délit qui s'attaque principalement à un intérêt privé; mais quel est le délit, quelque minime qu'on le suppose, qui, soit par ses effets, soit par l'exemple qu'il donne, peut être considéré comme un dommage purement privé? quel est l'intérêt privé qui, lorsqu'il est lésé par un délit, ne se rattache pas à l'intérêt général ? Le second système ne supporte pas davantage un examen sérieux. Les peines ne sont pas seulement infligées en vue d'un mal à venir et pour en prévenir

la perpétration; elles le sont surtout en vue du mal accompli et pour en opérer la réparation morale. La société a intérêt à ce que l'agent soit puni, lors même que son action ne devrait pas se renouveler, car elle punit cette action à raison de son immoralité intrinsèque et à raison du péril social que son exemple peut produire. Et puis comment distinguer les actes qui sont ou qui ne sont pas de nature à être réitérés? La présomption qui ferait la base d'une telle distinction ne dériverait-elle pas de la cause impulsive plus encore que de la nature de l'acte ? Et comment établir une règle exceptionnelle sur les motifs ou les circonstances qui accompagnent un délit ?

Il est certain qu'en admettant l'exception, il est difficile de poser la limite où elle doit s'arrêter. Il n'existe, en effet, aucune raison de droit pour décider qu'il sera procédé d'office à l'égard de certains délits, et seulement sur la plainte des parties lésées à l'égard de certains autres. Si le droit général de la société doit être restreint dans quelques cas, quelle doit donc être la cause de cette restriction? S'il est nécessaire d'établir une exception, quel est le critère qui doit lui servir de fondement?

Est-ce la volonté des parties lésées? Non; ces parties ont le droit de provoquer et de mettre en mouvement l'action publique; elles peuvent s'associer à la poursuite et la fortifier de leur concours; elles ne peuvent ni l'arrêter ni la désarmer. La loi appelle les dénonciations et les plaintes; elle en fait

un élément de l'instruction, mais elle ne fait pas dépendre de ce seul élément le sort de l'instruction; les peines ne sont point prononcées au profit et dans l'intérêt des parties lésées; elles n'ont donc pas le droit de s'opposer à leur application.

Est-ce la mesure plus ou moins grande du péril dont les délits menacent l'ordre? Non; la mesure du péril peut influer sur la mesure de la répression, elle ne peut en général exercer aucun effet sur la poursuite. Sans doute l'utilité de la répression a des degrés différents, mais elle existe à chacun de ces degrés, car c'est son existence qui fait la légitimité de la peine. Or, comment subordonner à la plainte de la partie lésée l'application d'une peine utile en elle-même ? Ne serait-ce pas placer toute cette utilité dans la réparation du dommage matériel? Ne serait-ce pas faire complètement abstraction de l'élément moral qui domine la pénalité? Et puis, est-ce qu'il est possible de mesurer exactement le péril que chaque délit apporte à la société? Est-ce que ce péril ne dépend pas en grande partie de la réitération des actes, des circonstances qui les entourent, du but qu'ils se proposent? Est-ce que le pouvoir social peut abdiquer l'avance, à l'égard d'une nombreuse catégorie de délits, le droit de provoquer leur répression?

Il est évident que cette limite doit être puisée, non dans les règles du droit, mais dans les considérations plus flexibles de l'utilité sociale. L'action publique peut s'arrêter là où le mal causé par le délit est secondaire, où la poursuite aurait pour la société

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