Page images
PDF
EPUB

24

ASSEMBLÉE NATIONALE.

(juin 1789) en face du maitre-autel et derrière le lutrin. Bientôt on vint leur dire qu'il fallait enlever les banquettes afin de laisser libre passage à la procession. Ce pauvre tiers eût été contraint à se tenir debout! mais Bailly, son président, «< trouva la chose indécente et signifia qu'il ne la souffrirait pas *. » Il gagna la partie et en fut puni peu de jours après, car il ne put obtenir, comme les présidents des autres ordres, le libre accès auprès du roi qui, notons-le bien, refusa de recevoir la députation du tiers-élat à la mort du Dauphin.

Nous n'avons pas aggloméré ces faits uniquement pour les produire à charge contre la cour ou contre les courtisans. Ce rôle est indigne de l'historien qui doit faire acception des temps et des lieux, avant de prononcer un jugement sur les personnages. La noblesse et le clergé ne pouvaient soudainement abdiquer leur morgue, leur orgueil, comme on jette un manteau couvert de taches. Seulement, plus de ménagement envers le tiers eût servi leurs propres intérêts, d'autant plus que la puissance du peuple augmentait de jour en jour. Il y avait d'ailleurs, il faut en convenir, dans toutes ces mystifications gratuites, de quoi aigrir son esprit : C'étaient des piqûres d'épingles auxquelles il devait riposter plus tard par des coups de pique.

[ocr errors]

Cependant le tiers se lassa de ces humiliations, et craignit de faillir au mandat que les électeurs lui avaient confié. Le 17 juin, il se déclara luimême assemblée nationale, sur la motion de l'abbé Sieyes, son héros. Le tiers commençait déjà à être quelque chose.

[ocr errors]

Dans cette séance le mot décréter est employé pour la première fois**. Mirabeau entre dans sa carrière d'orateur par un magnifique discours; il veut qu'on appelle les communes Assemblée des représentants du peuple français. - Du peuple, dont le nom est couvert de la rouille des préjugés. Et il rappelle que les amis de la liberté étaient les remontrants en Amérique, les pâtres en Suisse, les gueux dans les Pays-Bas. Début éclatant, et conforme au surnom d'ouragan qui lui avait été donné par sa famille. Ne perdons pas de vue ce géant qui domine toute l'assemblée nationale où son influence n'eut, pour ainsi dire, pas de bornes.

Les députés instituèrent un comité des subsistances chargé de veiller aux approvisionnements de Paris. Le soir même, vers cinq heures, il se fit un grand mouvement aux alentours de l'assemblée; la foule s'y porta. Plusieurs membres de l'ordre du clergé se réunissaient aux communes et donnaient ainsi l'exemple de l'union qui n'avait jamais été plus nécessaire. Le peuple, rassemblé dans la cour, prodigua aux ecclésiastiques sortants les huées ou les bravos, selon qu'ils coopéraient ou non à l'œuvre de réunion.

[ocr errors][merged small][merged small]
[blocks in formation]
[ocr errors]

25

Ainsi, l'assemblée nationale se trouvait en nombre imposant, et le lendemain elle se rendit à neuf heures du matin dans le lieu ordinaire de ses séances. Des gardes françaises en défendaient l'entrée. Quelques hérauts d'armes, — revêtus de leurs cottes de velours violet cramoisi et armoriées, de leurs toques noires et de leurs caducées, proclamaient à son de trompe, par toute la ville de Versailles, une séance royale pour le 22, et la suspension des séances ordinaires jusqu'à nouvel ordre. Les députés murmurèrent ; les jeunes, ardents qu'ils étaient, voulaient entrer de vive force dans la salle; d'autres, plus observateurs des formes, demandaient qu'on allât à Marly, tenir séance sous les fenêtres du château royal; d'autres, plus enthousiastes, qu'on transformát la place d'armes en Champ-de-Mars; le plus grand nombre indiquait le Jeu de Faume par l'organe du docteur Guillotin. Et ce lieu privilégié des passe-temps de Louis XVI fut témoin d'un serment solennel par lequel l'Assemblée déclara qu'elle ne se séparerait pas avant d'avoir établi une Constitution.

Le jour suivant était un dimanche, et comme on observait encore fidèlement les dimanches et fêtes, il n'y eut point de séance. D'ailleurs le tiersétat voulait une réunion royale ou non royale. Mais un ordre, daté de Marly, que Louis XVI habitait depuis la mort du Dauphin, avait remis la séance solennelle au 23; d'autre part, le comte d'Artois avait fait retenir pour son compte la salle du Jeu de Paume. Il fallut que l'assemblée cherchât un autre local. L'église des Récollets étant trop petite, Saint-Louis servit de refuge aux députés qui allaient quérir un gîte ainsi que des mendiants. Là, sous ces voûtes saintes, on répéta les mots famille et fraternité, et l'on résolut de continuer les délibérations, après la séance royale, malgré toute espèce de décisions contraires de la part du gouvernement.

Or, cette séance fut nulle; elle ressemblait à celle qui avait inauguré les États-Généraux. Le tiers-état tint parole. Lorsqu'il lui fut enjoint de quitter la salle, il résista, on sait comment. De ce jour, les communes l'emportèrent. De minorité qu'elles étaient d'abord, elles devinrent peu à peu majorité, qui imposa sa volonté aux nobles ou aux ecclésiastiques réunis à elles. Le tiers-état formait l'Assemblée nationale.

Elle eut lieu enfin cette mixtion complète des trois ordres, si désirée, et trop longtemps attendue! Mieux valait tard que jamais*. Et ce n'était encore qu'une pacification apparente, sur laquelle les hommes sensés ne pouvaient se faire illusion. Quant au peuple, un sentiment double s'empara aussitôt de lui: haine mêlée d'orgueil. Ses danses en rond, ses feux de joie, ses illuminations pour un événement aussi important, ne rendaient sa pensée qu'à demi. Il se procurait les petites jouissances du triomphe, il inventait la dénomination d'aristocrate, el disait déjà d'un homme « qu'il avait les

Texte d'une estampe.

26

OPINION PUBLIQUE.

(juin 1789) formes aristocratiques : » ce qui équivalait, selon lui, à la plus grossière injure.

Chacun des principaux aristocrates reçut même un nom burlesque. Le comte d'Artois, dont la tête avait été mise à prix, fut surnommé aristocrane; le maréchal de Broglie, ministre de la guerre, aristocroc; l'archevêque de Paris, aristocrossé; un autre, aristocruche. Les comédiens du Théâtre-Français parodièrent la chose; ils appelèrent l'acteur Molé aristopie, et La Rochelle, qui toussait toujours, aristocrache.

Une seule phrase suffira pour nous éclairer sur les véritables dispositions de la noblesse. Quarante-sept députés nobles venaient de se réunir à l'Assemblée nationale. A cette nouvelle, un homme de cour s'écria: « je les plains! voilà quarante-sept familles déshonorées, et auxquelles personne ne voudra s'allier. »

Y a-t-il bonne foi possible avec de pareils sentiments dans le cœur de gens qui se serrent la main ?

La noblesse et le clergé étaient solidaires aux yeux du peuple. Un placard, Lettre des Parisiens, affiché en tous lieux, appela sur eux la réprobation générale. La vertu du duc d'Orléans leur était opposée en exemple.

En ce moment de folle ivresse, l'allégorie devint à la mode pour la manifester Dans toutes les gravures, un triangle figura les trois ordres : trinité politique. La Concorde les rassembla autour du Monarque. Les trois ordres réunis, cela faisait trois têtes dans un même bonnet, dans le bonnet du tiers, remarquons-le bien. Il fut prouvé, par les mathématiques, que, IV- XII XVI; Louis XVI, par conséquent, valait, à lui sèul, Henri IV et Louis XII. Le vau général était accompli; les trois ordres s'embrassaient en disant : « V'la comme j'avions désiré que ça fùt.» On voit des cadrans de montre avec l'épée, la crosse et le rateau.

Mais bientôt, le tiers-état fit sentir qu'il avait la prépondérance, conformément aux prédictions du chansonnier. Les rôles étaient changés. Ce n'était plus la fermière, ni le prolétaire qui portaient le fardeau, c'étaient mainte nant l'abbé et la religieuse, disant :

« J'savais ben qu'j'aurions not'tour. »>

A l'heure qu'il est, un barbier rase l'autre, comme on a coutume de dire, et comme le rappelle une caricature. L'homme qui représente le tiers-état est parfaitement bien assis dans un fauteuil; un noble le rase, et un abbé remplit le rôle de garçon perruquier. A l'heure qu'il est, et répétons-le, puisque les rôles sont changés, ce n'est plus le prolétaire qui, complaisam

Almanach de la Révolution à l'année 1789.

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][graphic]
« PreviousContinue »