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XXVIII

Pour moi, je prie Dieu de me faire la grâce de ne jamais rencontrer au bal, ou sur le perron où se font les adieux, un séminariste en châle jaune ou un académicien en bonnet de dentelle. Pas plus qu'une bouche rose sans sourire, je n'aime une phrase russe sans faute de grammaire. Il est possible que, pour mon malheur, la nouvelle génération des jeunes beautés, cédant aux supplications gémissantes de nos gazettes, s'habituent à respecter la grammaire. Mais moi..... que m'importe? je resterai fidèle au vieil ordre de choses.

XXIX

Le murmure incorrect d'une jolie voix, une prononciation fautive, exciteront comme autrefois un frémissement de cœur dans ma poitrine. Jamais je ne m'en repentirai, et les gallicismes auront toujours pour moi la douceur des péchés de ma jeunesse et des vers de Bogdanovitch'. Mais c'est assez; il est temps que je revienne à la lettre de Tatiana. J'ai donné ma parole, et pourtant, devant Dieu, je suis prêt à y manquer. Il faudrait la plume de Parny; mais elle n'est plus à la mode.

XXX

Ah! si tu étais encore avec moi, ô chantre des Festins et de la Mélancolie, je t'aurais fatigué de ma demande indiscrète jusqu'à ce que tu eusses consenti à prêter tes rimes enchanteresses aux paroles étrangères de la jeune amoureuse. Où es-tu? viens; je t'abandonne tous mes droits avec un profond salut. Mais au milieu de rochers sombres et farouches, le cœur déshabitué de toutes louanges, tu erres seul sous le ciel rigoureux de la Finlande, et ton âme n'entend point ma requête.

XXXI

J'ai là, devant mes yeux, la lettre de Tatiana; je la conserve avec un saint respect; je la lis avec une sainte angoisse, et je ne puis la lire assez3. Qui lui a donné cette tendresse et cette charmante négligence des mots? Qui lui a inspiré ces folies touchantes, cette conversation du cœur avec lui-même, entraînante et périlleuse? je n'en sais rien. Mais voici une traduction incomplète et faiblo, comme une

1. Auteur d'un poëme de Psyché, publié sous le règne de Catherine II, et qu'on lisait encore au temps de la jeunesse de Pouchkine.

2. Baralinsky, poëte élégiaque, d'abord connu pour un poëme des Festins, bientôt exilé en Finlande.

3. On croit qu'en effet Pouchkine avait reçu cette lettre dans une circonstance analogue.

pâle copie d'un tableau plein d'éclat, ou bien comme l'ouverture du Freyschutz sous les doigts timides d'une pensionnaire.

Lettre de Tatiana.

« Je vous écris. Que puis-je ajouter à cela? Maintenant, je le sais, << il est en votre pouvoir de me punir par votre mépris; mais si vous << conservez une goutte de pitié pour mon triste sort, vous ne me repousserez point. J'avais commencé par vouloir me taire. Croyez« moi, vous n'auriez jamais connu la honte de mon aveu, si j'avais « eu l'espérance de vous voir dans notre maison de village, ne fût-ce << que rarement, ne fût-ce qu'une fois par semaine, seulement pour « vous entendre parler, vous dire un seul mot, et puis penser, tou<jours penser la même pensée, nuit et jour, jusqu'à une nouvelle << rencontre; mais on dit que vous vivez retiré. Dans cet obscur vil<< lage rien ne peut vous plaire, et nous, nous ne brillons par rien, << bien que nous soyons naïvement heureux de vous voir. Pourquoi << êtes-vous venu? Au fond de ma retraite ignorée, je ne vous aurais << jamais connu ; je n'aurais jamais connu ces amers tourments. Ayant << calmé avec le temps (en suis-je bien sûre?) les agitations d'une « âme inexpérimentée, j'aurais pu trouver un ami selon mon cœur, << et je serais devenue une épouse fidèle, une mère vertueuse.

<< Un autre ! non, à nul autre au monde je n'aurais donné mon <cœur. C'est décidé dans les conseils d'en haut; c'est la volonté du « ciel je suis à toi. Toute ma vie est une preuve certaine que je <«< devais te rencontrer. Je le sais, c'est Dieu qui t'a envoyé à moi; <«< c'est toi qui seras mon gardien jusqu'au tombeau; c'est toi qui m'apparaissais dans mes rêves; inconnu, tu m'étais déjà cher; ton << regard me suivait; ta voix résonnait dès longtemps dans mon âme. « Non, ce n'était pas un rêve. A peine entré, je t'ai reconnu. Je me « sentis frémir, je me sentis consumer. N'est-ce pas, je t'avais déjà << entendu? C'est toi qui me parlais dans le silence quand j'allais « secourir des pauvres, ou calmer par la prière les angoisses d'une « âme agitée. Et, dans cet instant même, n'est-ce pas toi, chère vision, « qui as passé dans l'obscurité transparente, et qui est penchée len<< tement sur mon chevet? N'est-ce pas toi qui me murmures d'une « voix caressante des paroles d'espoir? Qui es-tu? Mon ange gardien « ou un perfide tentateur? Résous mes doutes. Peut-être que tout << ceci n'est qu'une vaine illusion, l'erreur d'une âme qui ne se con« naît plus. Peut-être qu'une tout autre destinée m'attend; mais <«< c'en est fait. Dès à présent je te remets ma vie; je verse mes larmes « devant toi; j'implore ton secours..... Imagine-toi je suis seule, < personne ne me comprend; ma raison succombe dans la lutte, et

« je suis condamnée à périr en silence. Je t'attends. Par un seul re«gard ranime les espérances de mon cœur, ou bien interromps ce « rêve d'un lourd sommeil par un reproche, hélas ! trop mérité.

« J'ai fini........... Je n'ose relire. Je me meurs de honte et d'effroi; << mais votre honneur est ma garantie. Je m'y confie hardiment. »

XXXII

Tatiana laisse échapper tantôt un soupir, tantôt un faible gémissement. La lettre tremble dans sa main: un pain à cacheter se dessèche sur ses lèvres brûlantes; sa tête se penche languissamment sur son épaule, d'où est descendue sa légère chemise. Mais voilà que le scintillement des rayons de la lune s'éteint déjà; la vallée apparaît à travers le brouillard; le ruisseau laisse voir ses reflets d'argent; la cornemuse du vacher réveille le village; c'est le matin. On se lève; Tatiana ne remarque rien.

XXXIII

Elle ne voit pas l'aurore qui vient l'éclairer. Elle se tient la tête basse, et n'appuie pas sur la lettre son cachet ciselé. Cependant, ouvrant doucement la porte, voilà que la vieille Filipièvna lui apporte une tasse de thé sur un plateau. « Il est temps, mon enfant, lève-toi... Mais tu es déjà toute prête, ma belle. O mon petit oiseau matinal, hier j'eus bien peur pour toi; mais grâce à Dieu, tu te portes bien aujourd'hui. Il ne reste plus trace de l'angoisse de la nuit; ta figure est comme une fleur de pavot.

XXXIV

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« Ah! nourrice, fais-moi la grâce... Daigne seulement ordonner, ma petite mère. Ne t'imagine point, je t'en prie... un soupçon... mais tu vois bien... Ah! ne me refuse pas. Ma petite, Dieu m'est témoin... Envoie seulement en secret ton petit-fils avec ce billet chez Oné... chez lui, chez ce voisin, et surtout qu'il ne dise pas un seul mot, qu'il ne me nomme pas. Mais chez qui envoyer, ma petite? je suis devenue bien bête. Il y a tant de voisins dans les environs. Je ne saurais pas seulement les compter. »>

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XXXV

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Que tu es lente à deviner, nourrice! Ah! mon cher cœur, je suis vieille. Je suis vieille, Tania; mon esprit s'engourdit. Il fut un temps où j'étais une fine mouche. Un seul signe de la volonté des maîtres... Ah! nourrice, nourrice, que dis-tu là? qu'ai-je à faire de ton esprit? tu vois bien qu'il s'agit d'une lettre pour Onéguine. Ah! j'entends, j'entends. Ne te fâche pas, mon âme. Tu sais bien

que j'ai l'entendement dur. Mais pourquoi as-tu pâli de nouveau? Ce n'est rien, nourrice. Seulement n'oublie pas d'envoyer ton petitfils. >>

XXXVI

Le jour se passe, point de réponse. Un autre jour commence; rien encore. Pâle comme une ombre, habillée dès le matin, Tatiana attend, attend toujours. Arrive l'adorateur d'Olga : « Dites-donc, où est votre ami? lui demande la maîtresse de la maison; il nous a tout à fait oubliés. » Tatiana rougit soudain. « Il avait promis de venir aujourd'hui, répond Lenski à la bonne dame. La poste l'aura sans doute retenu.» Tatiana baissa les yeux comme à une cruelle moquerie.

XXXVII

Il se faisait tard. Sur la table sifflait le brillant samovar du soir, échauffant une théière de la Chine. Une légère vapeur se déroulait au-dessus. Déjà versé par la main d'Olga, le thé parfumé coulait en jets sombres dans les tasses; un petit domestique présentait la crème. Tatiana se tenait devant la fenêtre. Elle avait soufflé sur les vitres froides, et, rêveuse, elle avait tracé du bout d'un doigt, sur la glace ternie, les deux lettres chères, E, 0.

XXXVIII

Mais son âme était pleine d'angoisses, et des larmes voilaient son regard éteint. Tout à coup, des pas de chevaux... son sang se fige. Plus près... un galop... et, dans la cour, Onéguine. « Ah !... » et plus légère qu'une biche, Tatiana s'élance dans la première antichambre, puis du perron dans le jardin. Elle court, elle vole, elle n'ose pas regarder en arrière. Elle traverse en un clin d'œil le parterre, le petit pont, la prairie, l'allée qui mène au lac, le bois de bouleaux, brise un buisson de seringat, franchit les plates-bandes, et, haletante, sur un escabeau,

Tombe...

XXXIX

<< Il est ici... Onéguine est ici... Oh! grand Dieu, qu'a-t-il pensé? >> Son cœur, plein d'angoisses, conserve pourtant je ne sais quelle vague espérance, Elle frémit, elle écoute : « N'est-ce pas lui qui vient? >> Personne. En ce moment, dans le potager, les servantes cueillaient des framboises sur les tiges, et, suivant l'ordre, chantaient en chœur. Cet ordre était donné pour que, occupées de leur chant, ces bouches rosées ne pussent manger les fruits du Seigneur: notable invention de la finesse villageoise!

Chanson des servantes1.

<< Belles jeunes filles, compagnes bien-aimées, jouez à cœur joie, << divertissez-vous, petites âmes. Entonnez une chanson, votre meil« leure chanson, attirez un beau garçon vers notre ronde! Quand << nous aurons attiré le beau garçon, dès que nous le verrons de loin, « éparpillons-nous de tous côtés, et lapidons-le avec des cerises, des << framboises et des groseilles rouges: Ne viens pas écouter nos << jolies chansonnettes; ne viens pas épier nos jeux de jeunes filles. » XL

Elles chantent, et, prêtant une oreille distraite à leurs voix sonores, Tatiana attend avec impatience que la palpitation de son cœur se calme; que la rougeur de sa joue s'efface. Mais son cœur palpite toujours, et sa joue rougit davantage. Ainsi un pauvre papillon, fait prisonnier par un étourdi de collége, agite en vain son aile diaprée. Ainsi, dans le jeune blé qu'il broutait, un pauvre lièvre frémit à la vue d'un chasseur qui le met en joue derrière un buisson.

XLI

Elle poussa enfin un long soupir, se leva de son escabeau, et se mit en marche. Mais, à peine a-t-elle tourné l'allée, que, droit devant elle, le regard étincelant, et pareil à une apparition menaçante, se dresse Onéguine. Elle s'arrête comme frappée de la foudre... Mais, amis, je ne me sens pas d'humeur à vous raconter aujourd'hui les résultats de cette rencontre inattendue. Il faut que je me repose après le long discours que j'ai tenu. Je finirai plus tard comme je pourrai.

CHAPITRE IV.

VII

<< Moins nous aimons une femme, plus nous avons chance de lui plaire; et plus sûrement nous la faisons tomber dans nos filets. » Ainsi parlait jadis le froid libertinage, qui, se glorifiant d'avoir réduit l'amour en science, sonnait sa propre fanfare, et croyait pouvoir être heureux sans aimer. Mais ce grave amusement est digne des vieux

1. Cette chanson est écrite dans un rhythme populaire, très-différent de celui des strophes.

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