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ET

LES LOIS DE GERMINAL AN X'

Une logique impérieuse contraint le despotisme à ne pas concéder une seule liberté, et à pratiquer son système résolûment jusqu'au bout. Or, Napoléon n'était pas seulement un despote, c'était le génie même du despotisme. La liberté n'eut jamais d'adversaire plus résolu, plus conséquent et plus redoutable chez une nation éprise avant tout de la gloire et que la fumée des batailles aveugle si facilement. Il n'était donc pas possible que le premier consul laissât subsister l'indépendance de la conscience religieuse dans le pays qu'il venait de conquérir, aussi bien par l'ascendant de son génie que par son épée. Un pareil désordre ne pouvait être toléré, d'autant moins que si le despotisme a sa logique, la liberté a aussi la sienne; elle ne peut subsister sur un point, sans tendre à sa pleine réalisation. On ne saurait jamais se contenter d'une liberté particulière; elle serait vaine et illusoire en dehors d'un régime vraiment libéral. Est-ce que, par exemple, la liberté de la religion n'implique pas toutes les libertés publiques sous peine de n'être qu'un mot dérisoire sur un chiffon de papier? Les assemblées de culte peuvent être dissoutes au gré du pouvoir si le droit de réunion n'existe pas; la manifestation d'une foi vive et conquérante sera arrêtée par la loi qui comprime la presse, et toute Église active tombera sous le coup des lois contre l'association. La religion séparée de l'État a un besoin urgent de liberté, parce qu'elle est appelée à en user tous les jours. L'indépendance religieuse ne pouvait dès lors survivre à la liberté elle-même, et il suffit de relire la constitution de l'an VIII, pour prévoir les lois de germinal an X.

Je ne méconnais pas ce que le gouvernement du premier consul eut de réparateur au point de vue de l'ordre. Je suis aussi touché

1. Voir la 50 livraison.

Tome XIII.-51⚫ Livraison.

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qu'un autre du miracle de Marengo; je n'oublie pas l'anarchie déshonorante dans laquelle le Directoire avait plongé la France, et je suis fort peu disposé à plaindre ce pouvoir qui avait lui-même violé la constitution par un coup d'État. Toutefois, je suis aussi de ceux qui croient toujours à la liberté, même après les événements de brumaire; de ceux qui pensent qu'après tout, le coup d'État du général Bonaparte n'a été réparateur que d'une façon tout extérieure, et qu'il renfermait plus de périls pour l'avenir que la déplorable situation où était la France la veille de ce jour, et dont elle aurait bien pu sortir par une autre issue, surtout si le jeune dictateur qui peu après faisait célébrer magnifiquement la mort de Washington, eût trouvé bon de l'honorer en l'imitant. On dit souvent que l'empire a démenti le consulat, et on oppose à l'envahissement insensé de l'Espagne et de la Russie le législateur de l'an VIII. Je pense, au contraire, que l'empire avec toutes ses fautes est la conséquence du consulat, et que le jour où cet audacieux et incomparable génie rejeta tout frein moral par la violation de la constitution de son pays, il fut précipité sur la pente au bas de laquelle étaient Moscou et Waterloo; il était déjà livré à cette ambition illimitée qui ne voit pas de bornes à son action, et s'imagine qu'elle ne rencontrera pas d'obstacles.

On vante beaucoup la sagesse que le premier consul déploya dans les affaires étrangères; mais il ne s'y tint pas plus longtemps que ce ne fut nécessaire à la consolidation de son pouvoir. Il lui fallait une paix glorieuse pour se faire empereur. Qu'on n'oublie pas combien au même moment il se montre irascible, violent à l'intérieur, à la moindre velléité d'opposition. Il a raison sur plus d'un point, et quand il a raison c'est de la façon supérieure du génie; sa pofitique à l'égard de la Vendée et de l'émigration est excellente; mais quant à la constitution de l'an VIII, elle nous paraît l'une des plus tristes œuvres de Napoléon, et cela d'autant plus qu'elle conserve les vaines apparences du régime antérieur à peu près comme Auguste inaugura l'empire avec les institutions de l'ancienne Rome, habilement transformées.

La constitution de l'an VIII commence par le mensonge de l'élection populaire, réduite à dresser des listes de notabilité, pour aboutir au mensonge de la représentation nationale, réduite à un sénat conservateur de lui-même, à un corps législatif muet, à un tribunat impuissant. Il n'y a de réel en tout ceci que le pouvoir exécutif, c'està-dire la personnalité du général Bonaparte. On s'en aperçut bientôt

quand on le vit fouler aux pieds cette représentation nationale dérisoire avec plus de rudesse et d'insolence que Louis XIV venant dire en habit de chasse à son parlement : l'État, c'est moi. Cette constitution s'est au moins épargné le mensonge d'un préambule libéral. Aucun des droits reconnus essentiels en 1789 n'y est invoqué. La liberté de le presse et de la religion n'est pas gravée sur le frontispice, on a même oublié la fameuse liberté d'aller et de venir. Le maître seul en usera largement, en promenant la France de la Vistule au Tage, ou du Pô au Danube. L'organisation intérieure du pays porte le même caractère fictif que la constitution; là aussi on retrouve des fantômes de conseils placés auprès des agents trop puissants du pouvoir exécutif; le préfet peut dire : Le Département, c'est moi, parce qu'il parle au nom de celui qui personnifie l'État. Le maire lui-même joue le même rôle dans la commune où il représente non ses administrés, inais le pouvoir central. La centralisation est arrivée à sa perfection; aucun rouage ne manque à la grande machine remise à neuf; il n'y a pas un point dans le pays où le pouvoir absolu n'ait l'œil ouvert, et ne tienne toutes les volontés sous sa main, tantôt pour les satisfaire, tantôt pour les briser. Nous ne contestons pas les bienfaits qui furent la conséquence immédiate du rétablissement de l'ordre dans l'administration, mais ils furent bientôt chèrement payés et presque annulés. Ce fut une sévère leçon où le pays dut apprendre que l'ordre sans la liberté n'a aucune garantie, car l'arbitraire est en lui-même un principe de désordre. C'est l'anarchie d'en haut qui prétend étouffer l'anarchie d'en bas. Quelle place restait à la liberté de la religion dans ce savant organisme d'un despotisme intelligent, mais implacable? Elle devait succomber; et c'est là ce qu'on appelle cependant le rétablissement des autels par le premier consul!

Ou ne peut qu'approuver les mesures qu'il prit dès son arrivée au pouvoir pour mettre fin aux lois de proscription contre le clergé. Il fit d'abord élargir ceux des prêtres assermentés qui avaient été persécutés, et dont un grand nombre étaient détenus aux îles de Ré et d'Oléron. Quant au clergé réfractaire, le premier consul lui rendit la patrie en substituant au serment prêté à la constitution civile qui blessait directement sa conscience, une promesse toute générale d'obéissance aux lois. Il n'y avait plus que la passion la plus aveugle qui pût se refuser à une pareille mesure.

Enfin, il fut arrêté que les églises seraient rendues aux ministres des divers cultes, et les règlements ridicules et oppressifs que certaines

municipalités avaient pris pour faire substituer le décadi au dimanche dans la célébration du service divin, furent cassés. Supposons un régime de liberté établi en France, ces mesures complétées par une protection efficace du droit de la conscience eussent amplement suffi à la paix religieuse. On peut croire que le clergé insermenté eût promptement repris l'ascendant dans le pays, et que le clergé constitutionnel se fût, en partie, rallié à lui, en obtenant quelques concessions, ou bien qu'il eût vécu à son côté, opposant autel à autel, ce qui n'est pas un mal lorsque la controverse religieuse se maintient dans sa sphère, car des cultes qui se surveillent se gardent par cela même contre leurs propres entraînements. On eût vu promptement disparaître du sein du clergé constitutionnel toute trace des désordres révolutionnaires, et le clergé insermenté eût été peut-être retenu sur la pente de l'ultramontanisme effréné qui a fait depuis un si grand mal à l'Église de France. Mais le premier consul, pour les raisons que nous avons indiquées, ne pouvait se contenter de protéger la liberté ; il était parfaitement décidé à la supprimer partout; il allait en briser le ressort le plus énergique en rattachant l'Église à l'État, et en combinant pour cela les traditions de l'ancienne monarchie avec celles de la Révolution. Dès que la paix générale fut conclue après la glorieuse et décisive campagne d'Italie, il profita du loisir bien court qui lui fut accordé pour compléter le régime nouveau, en ne laissant debout aucune liberté qui troublât la symétrie de l'œuvre législative de l'an VIII. Ce fut sa manière de couronner l'édifice en se couronnant lui-même.

A l'époque où le Concordat fut proposé et conclu, les querelles religieuses étaient apaisées, le culte était célébré pacifiquement. Il n'y eut dès lors d'autre motif pour cette entreprise, que le désir trèsnaturel dans un régime de centralisation, de tenir sous sa main toutes les forces vives du pays et de les conduire à grandes guides en quelque sorte, sans qu'aucune d'elles pût tirer de son côté. L'œil du maître avait découvert sur la surface du pays une liberté encore vivace; il fallait à tout prix s'en emparer. Telle fut l'origine du Concordat. On ne saurait prétendre que le premier consul ait été poussé par un intérêt religieux quelconque, quand on a lu ses entretiens intimes avec ses conseillers, tels que les ont reproduits ses plus fervents apologistes. Jamais les choses de l'âme et de la conscience ne furent traitées d'une manière plus insolente, uniquement au point de vue de l'instrumentum regni. Je sais bien que par

moment il touche à la corde du sentiment religieux, et cherche à convaincre Monge et Laplace de l'existence de Dieu. Le général Bonaparte n'était pas athée, il n'aimait pas l'impiété ouverte, probablement par instinct religieux et aussi par son goût très-vif pour le principe d'autorité. C'est à l'intelligence à reconnaître l'intelligence dans l'univers, a dit très-bien M. Thiers. Ce n'est pourtant pas assez de reconnaître Dieu dans le monde, si on le méconnaît dans l'homme. Or, c'est ce que l'on fait toutes les fois qu'on n'admet pas la souveraineté et l'indépendance de la conscience, et qu'on traite la religion uniquement au point de vue de l'utilité qu'on en peut retirer pour des fins terrestres. Il y a là une sorte d'athéisme pratique qui se trahit par le mépris de l'homme. On rapporte que le premier consul était ému toutes les fois qu'il entendait la cloche du village le plus rapproché de la Malmaison. Cette vague émotion n'était pas une raison suffisante pour ne plus vouloir qu'un seul son de cloche dans toute l'étendue du pays, et pour décréter la fusion de deux églises comme celle de deux régiments, uniquement parce que cela rentrait dans les convenances de l'État. Cette pacification n'était qu'une paix forcée et par conséquent fausse et vaine.

A ceux qui conseillaient au premier consul de ne pas se mêler des querelles religieuses, et de se contenter de protéger également tous les cultes, il répondait que le pouvoir ne pouvait être indifférent à la religion dans un pays aussi religieux.-Comme si l'intervention de l'État n'était pas surtout dangereuse, et propre à soulever les conflits les plus graves là où fermentent des convictions ardentes, et où celles-ci sont tout naturellement susceptibles à l'excès! Les religions mortes sont seules faites pour se plier patiemment à la règle administrative. C'était donc se tromper gravement que d'invoquer l'absence d'indifférence religieuse en faveur du Concordat. Que penser de cet argument que le gouvernement ne pouvait être désintéressé dans les querelles des diverses Églises, et qu'il devait se poser comme juge du combat? L'histoire proclamait, d'une façon suffisamment claire, que le plus sûr moyen d'envenimer et d'éterniser les disputes théologiques, c'était que l'État tentât d'opérer des réconciliations forcées, qui n'étaient au fond qu'une paix hypocrite obtenue par l'oppression de l'un des partis. En vérité ce n'était pas la peine d'être un grand génie pour recommencer la tragi-comédie byzantine. On trouve admirable que le général Bonaparte, pour les besoins de la cause, se soit formé une bibliothèque théologique où il puisait une érudition

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