Page images
PDF
EPUB

tralisation absolue, la plus mortelle ennemie qu'ait la liberté; son influence n'est jamais plus funeste que quand elle pèse sur le ressort caché mais tout-puissant de la vie morale, sur la conscience religieuse. Ce système est battu en brèche à Rome même par un mouvement que l'on peut ralentir mais non arrêter, parce qu'il a pour lui le droit moderne dans ce qu'il a de plus élémentaire, ce droit qui ne saurait avoir deux poids et deux mesures, selon qu'on l'applique en France ou en Italie. Quand le pouvoir temporel des papes aura péri pour l'honneur de l'Église catholique qui a encore plus besoin de cet affranchissement que la nationalité italienne, les concordats tomberont d'eux-mêmes. L'essai d'une religion entièrement civile et nationale périrait sous le ridicule avant d'avoir achevé sa première année. On sera donc bien forcé d'en revenir au régime de la liberté de la religion placée sous le droit commun, et c'est alors que le grand mouvement de 1789 aura tout ensemble son correctif et son plein achèvement. Napoléon disait, le soir même de la proclamation du Concordat: << Maintenant, la révolution est finie. » Il se trompait; car elle ne sera finie que quand le grand principe de la séparation du spirituel et du temporel, posé par elle, aura reçu sa consécration définitive et aura été dégagé de toute inconséquence. Ce jour-là, la liberté sera décidément entrée dans nos lois, avec la liberté la plus haute et la plus essentielle, celle des âmes et des consciences; car cette liberté est la limite infranchissable où se brise toute tyrannie. Voilà le vrai libéralisme chrétien et moderne. Il est facile de reconnaître le lien qui rattache la question religieuse à la grande question du temps l'établissement sincère, définitif de la liberté dans le monde. Là est tout l'avenir de l'humanité.

EDMOND DE PRESSENSÉ.

ROMAN EN VERS

PAR ALEXANDRE POUCHKINE.

CHAPITRE VII.

I

Poussées par les rayons du printemps, les neiges des collines environnantes sont déjà descendues en ruisseaux bourbeux sur les prairies inondées. A peine sortant de son sommeil, la nature salue d'un sourire attendri le matin de l'année. Les cieux, d'un bleu plus foncé, sont plus rayonnants; encore transparents, les bois se couvrent d'un duvet de verdure; l'abeille quitte sa cellule de cire pour aller butiner sur les premières fleurs; les champs se sèchent et se nuancent; les troupeaux mugissent joyeusement, et le rossignol a déjà chanté dans le silence des nuits.

II

Comme ta venue m'est triste, ô printemps; printemps époque de l'amour! Quelle agitation pleine de langueur se fait alors dans mon âme, dans mon sang! Avec quelle émotion pesante je sens ton souffle me caresser le visage au sein de la tranquille campagne! Serait-ce que toute jouissance m'est désormais étrangère? que tout ce qui égaye et vivifie, tout ce qui est joie et splendeur, inspire de l'ennui et de l'abattement à une âme dès longtemps morte et qui ne voit plus que des couleurs sombres ?

III

Ou bien, loin de nous réjouir du retour des feuilles tombées à l'automne, nous rappelons-nous nos pertes cruelles au nouveau bruissement des forêts? Ou bien, dans notre pensée consternée, rapprochons-nous du rajeunissement de la nature la flétrissure de nos

1. Voir les 48, 49° et 50° Livraisons.

années, pour lesquelles il n'est pas de résurrection? Ou bien encore, nous vient-il à la mémoire, à travers je ne sais quel rêve poétique, le souvenir d'un autre vieux printemps qui nous fait palpiter le cœur par les images d'une contrée lointaine, d'une lune resplendissante, d'une nuit délicieuse?...

IV

Le moment est venu. Paresseux insouciants, épicuriens philosophes, heureux indifférents, vous aussi, disciples de Lèvchine', et vous, patriarches de village, et vous, dames sensibles, le printemps vous appelle aux champs. C'est le temps de la chaleur douce, des fleurs, des travaux paisibles, des promenades inspirées et des nuits séduisantes. Vite, vite, amis, partez; partez sur des voitures pesamment chargées, avec des chevaux de poste ou de louage; sortez en longues files des barrières de la ville.

V

Et toi aussi, lecteur bienveillant, assis dans ta calèche de fabrique étrangère, quitte la bruyante capitale où tu t'es amusé pendant l'hiver; viens avec ma muse capricieuse écouter le murmure du feuillage sur le ruisseau innommé, près des lieux où Onéguine, ce solitaire inoccupé et rêveur, a passé naguère un hiver entier dans le voisinage de Tatiana; ces lieux où il n'est plus maintenant, mais où il a laissé une trace douloureuse.

VI

Allons là-bas où, venu des collines couchées en demi-cercle, le ruisseau coule en serpentant vers la rivière, à travers la prairie verte et le bois de tilleuls. Là, le rossignol, amant du printemps, chante toute la nuit. L'églantine y fleurit, et l'on y entend le murmure des eaux. Plus loin, se voit une pierre funéraire sous l'ombre de deux pins blanchis de vieillesse. Là, une inscription dit aux passants: << Ci-gît Vladimir Lenski, mort trop tôt de la mort des âmes hardies, en telle année, à tel âge. Repose en paix, poëte adolescent. »

VII

Naguère le vent du matin balançait une couronne mystérieuse suspendue à la branche de pin inclinée sur l'humble monument; naguère deux amies venaient là, le soir, et, assises aux rayons de la lune, elles pleuraient en se tenant embrassées. Et maintenant... le triste monument est oublié. L'herbe a poussé sur le sentier qu'on

1. Auteur de plusieurs ouvrages sur l'agronomie.

avait frayé à l'entour. Il n'y a plus de couronne à la branche. Seul, le berger, vieux et cassé, y chante comme autrefois en tissant sa pauvre chaussure.

[blocks in formation]

Pauvre Lenski! le chagrin d'Olga ne la fit pas pleurer longtemps. Hélas! toute jeune fille est infidèle à sa douleur. Un autre sut attirer son attention et endormir sa souffrance par d'amoureuses flatteries. Ce fut un uhlan. Un uhlan fut choisi par son âme. Et déjà, elle se tient devant l'autel, la tête pudiquement baissée sous sa couronne, le feu du bonheur dans ses yeux qui ne se lèvent point et un léger sourire errant sur ses lèvres.

IX

Pauvre Lenski! Dans son tombeau, enveloppé de la sourde éternité, s'est-il troublé à la fatale nouvelle de cette trahison? Ou bien, penché sur le Léthé, somnolent et heureux de son insensibilité, le poëte n'est-il plus touché de rien, et le monde entier est-il muet et fermé devant lui? Oui, l'oubli et l'indifférence nous attendent tous au delà du tombeau. La voix des ennemis, des amis, des amantes, cesse à l'instant même, et si nous pouvions entendre quelque chose, ce serait le chœur hargneux de nos héritiers qui se livrent à des querelles indécentes.

XII

La voix sonore d'Olga cessa bientôt aussi de retentir dans la famille des Larine. Le uhlan, esclave de son service,, fut obligé de partir avec elle pour le régiment. La maman, disant adieu à sa fille, répandit des torrents de larmes et sembla cesser de vivre. Mais Tania ne put pas pleurer. Seulement son triste visage se couvrit d'une pâleur mortelle. Quand toute la famille se pressait sur le perron et autour de la voiture des jeunes époux pour leur adresser le dernier adieu, Tatiana vint aussi les reconduire.

XIII

Et longtemps, comme à travers un brouillard, son regard suivit leurs traces. La voilà seule, restée seule. Hélas! sa compagne de tant d'années, sa jeune colombe, sa confidente chérie, est entraînée au loin par la destinée, et à jamais séparée d'elle. Elle erre sans but, comme une ombre; elle va dans le jardin devenu désert; nulle part

et de nulle chose elle n'a de plaisir; elle ne peut parvenir à répandre ses larmes scellées sous ses paupières, et son cœur est brisé.

XIV

Dans ce cruel isolement, sa passion se met à brûler avec plus de force, et son cœur lui parle plus haut de cet Onéguine absent. Elle ne le verra jamais; elle doit haïr en lui l'assassin de son frère. Ce frère a péri, et déjà personne ne se souvient de lui; sa fiancée s'est donnée à un autre, et la mémoire du poëte a passé comme une traînée de fumée sur le ciel bleu. Deux cœurs, peut-être, s'attristent encore à son souvenir... A quoi bon s'attrister?

XV

Le soir était venu. Les eaux semblaient couler plus lentement sous le ciel obscurci; les hannetons bourdonnaient dans l'air; les rondes des jeunes gens s'étaient déjà dispersées; un feu de pêcheur fumait au delà de la rivière. Plongée dans ses rêveries, Tatiana marcha longtemps à travers les champs ouverts; elle marcha, elle marcha, et tout à coup, du sommet d'une colline, elle aperçut devant elle une maison seigneuriale, un village, un petit bois, un vaste jardin sur les bords d'une limpide rivière. Elle regarde, et son cœur se met à battre plus vite et plus fort.

XVI

Des scrupules l'assaillissent : « Irai-je plus loin ou retournerai-je sur mes pas? Il n'est pas ici; on ne me connaît point. Je jetterai un regard sur cette maison et sur ce jardin. » Tatiana descend la colline. Regardant autour d'elle avec inquiétude, et la poitrine haletante, elle entre dans la cour déserte. Des chiens se précipitent à sa rencontre en aboyant. A ses cris d'effroi accourt bruyamment une troupe des jeunes dvoroviés 1; ils prennent la demoiselle sous leur protection et réussissent, non sans peine, à écarter les chiens.

XVII

<< Peut-on voir la maison du barine2?» demanda Tania. Les enfants partirent aussitôt pour aller chercher la femme de charge. Elle arriva bientôt, ses clefs à la main, et devant Tania s'ouvrirent les portes de la maison vide qu'Onéguine avait habitée naguère. Elle entre. Dans le salon, une queue oubliée gisait sur le billard; une cravache traînait, sur le sopha, qui semblait encore froissé. Tatiana s'avance plus loin,

1. Serfs attachés au service de la maison du maître. 2. Seigneur de terres et d'âmes,

« PreviousContinue »