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BIBLIOGRAPHIE

ESSAI SUR LA JEUNESSE CONTEMPORAINE, PAR ACH. GOURNOT.

L'Essai sur la jeunesse contemporaine est un livre éloquent, rempli de qualités diverses, sentiments généreux, bonne foi, talent; mais il est un mérite qui lui manque peut-être, celui de l'à-propos. C'est une œuvre de tristesse et presque de découragement; il y a quelques mois, ce sentiment eût semblé tout naturel. Bien des gens croyaient en toute sincérité que le siècle était voué sans remède au culte des intérêts égoïstes, et que les idées libérales n'y sauraient plus trouver d'écho. Quelques-uns, même parmi les libéraux, semblaient presque fiers de leur isolement prétendu; à les en croire, au milieu de l'indifférence générale, eux seuls restaient fidèles aux illusions généreuses, et on eût été mal venu à leur contester ce privilége. Ils se regardaient modestement comme des singularités véritables et de précieuses exceptions. Ils répétaient volontiers ce mot amer d'un écrivain éminent : « Il est des temps où l'optimisme fait involontairement soupçonner chez celui qui le professe quelque petitesse d'esprit ou quelque bassesse de cœur.> Or le récent mouvement électoral est venu prouver que les optimistes n'avaient peut-être pas tout à fait tort; que les traditions libérales n'avaient pas encore subi de prescription; que ceux qui s'en souciaient encore, les Catons à qui plaisent les causes vaincues, n'avaient peut-être pas le droit de se considérer comme des raretés héroïques et d'inestimables échantillons d'une opinion disparue, et qu'enfin ils feraient bien de renoncer à ces prétentions mal fondées, à ces dédains aristocratiques, lesquels n'ont pas toujours garanti suffisamment l'inflexibilité du caractère et la fermeté des convictions.

Plus d'un sans doute regrettera cette erreur flatteuse; mais ce ne sera pas assurément M. Gournot, car on sent en le lisant que sa tristesse est sincère, et il est loin de s'en faire un titre de noblesse intellectuelle et morale. Ce livre est, si je ne me trompe, le début d'un jeune homme. Or tout cœur bien doué a passé par ces afflictions. Le premier regard jeté sur le monde est toujours rempli de mécomptes, et le premier jugement d'une sévérité inévitable. On ne connaît guère

alors l'humanité que par les livres; et les livres la font plus grande, plus pittoresque surtout, qu'elle n'est dans la réalité, plus absolue dans le bien ou dans le mal. On ne tarde pas à découvrir que la probité réelle y est parfois assez plate, et que, d'un autre côté, les scélérats grandioses sont tout aussi rares que les saints. On s'aperçoit que les honnêtes gens ressemblent trop souvent à M. Prudhomme, et les Richard III aux Sbrigani. Cela ne répond guère à l'idée poétique qu'on se formait des uns et des autres, et cause d'abord un désappointement qui mène à plus d'une injustice involontaire. Heureusement on en revient, on se rabat sur une appréciation moins satisfaisante peut-être pour notre imagination, mais plus conforme à la justice, et qui, si elle prête moins aux amertumes éloquentes, laisse encore une place suffisante à l'estime réelle pour la vertu, malgré ses inconséquences, et à des haines viriles pour le mal, malgré ses bassesses qui, d'ordinaire, ne lui donnent droit qu'au mépris.

Je sais très-bien qu'on n'arrive pas du premier bond à cette résignation un peu triste, à cette philosophie tempérée, qui n'est pas exempte non plus de bien des inconséquences. Je sais surtout qu'elle n'est guère de nature à plaire à la jeunesse. M. Gournot n'a pas encore atteint cette période d'indulgence un peu terne, et il faut l'en féliciter. Elle assagit peut-être, mais le plus souvent elle assoupit; mieux vaut l'indignation généreuse et l'étonnement d'un jeune cœur devant les platitudes humaines. Cette révolte courroucée a, dans tous les cas, plus d'efficacité que l'honnête opposition de l'âge mûr celui-ci peut avoir la résistance du fer (quand il l'a); les jeunes ont le ressort de l'acier. << Nous sommes la jeune garde, » disait sous la Restauration un des vieux d'aujourd'hui. Hélas! la vieille garde ne figure guère qu'aux jours sinistres; elle est l'espérance dernière, celle qui succombe au soir de la bataille. Confions-nous donc aux jeunes; mais à une condition, c'est qu'ils nous donneront l'exemple et qu'ils auront foi en eux-mêmes. Malheureusement M. Gournot n'en est pas là. Il avouerait presque toutes les défaillances attribuées à la jeunesse. Il se contente de récriminer contre les générations antérieures, et de prouver qu'elles n'ont pas donné toujours à leurs successeurs des leçons suffisantes de sagesse ou de dévouement. Je suis loin ici de le contredire; mais peut-être vaudra-t-il mieux nous faire rougir d'autre façon, c'est-à-dire par des actes, en valant mieux que nous. Je connais bien des vieux qui se résigneront avec joie à cette patriotique humiliation.

Voici par quels mots débute le livre de M. Gournot: « Qui voudra nier que la jeunesse présente soit tombée dans un discrédit profond? » J'avoue, moi, que je le nierais, parce que ce serait nier l'ave

nir, l'espérance, et qu'alors autant vaudrait s'endormir dans l'indifférence et la béate préoccupation des oisivetés individuelles, ou se couvrir la tête comme un ancien à l'heure de la mort. J'aime au moins à croire que la jeunesse s'insurgerait contre la rigueur de ce jugement. M. Gournot, qui par esprit de corps semble plus intéressé que moi à ne pas souscrire à tout cela, ne répugne pas trop, ce me semble, à cette condamnation collective; seulement il en rejette la faute sur ceux qui, par leurs exemples et leurs leçons, auraient fait la jeunesse telle qu'elle est en ce moment, selon lui. Cela n'est, à mon sens, ni consolant ni juste. Je trouve M. Gournot bien sévère, et je ne saurais reconnaître ni le mal qu'il avoue chez les générations nouvelles ni celui qu'il attribue aux précédentes générations.

Et d'abord je remarquerai que ce reproche fût-il vrai au fond, il y aurait un inconvénient grave à le répéter ainsi à outrance: car, en vérité, cet éternel a tempora, o mores! jadis réservé à la vieillesse et qu'on lui pardonnait comme une infirmité, ces éloquentes imprécations sur l'affaiblissement des caractères, sur l'amoindrissement des intelligences, deviennent depuis dix ans environ, un véritable lieu commun, qui, je l'espère, commence à s'user, quoiqu'il ait été traité avec beaucoup d'éloquence et d'esprit par de jeunes publicistes animés, cela est évident, des meilleures intentions du monde; mais ils devraient y songer, le plus grand malheur qui pût leur arriver, ce serait de réussir à nous convaincre. Persuadez à une personne atteinte d'une indisposition passagère qu'elle est gravement malade, il y a tout à parier qu'elle le deviendra. Le médecin Tant mieux a toujours fait plus de cures que son confrère Tant pis. C'est aggraver le mal que de l'exagérer. Cela est vrai surtout des maladies morales. Quand ces accusations excessives, ces violents ou dédaigneux réquisitoires trouvent créance, qu'arrive-t-il? Les faibles se découragent et se résignent au mal qu'on leur peint comme à peu près incurable. D'autres, moins accommodants, se redressent, mais, quand ils le font, c'est le plus souvent d'une assez triste manière, en acceptant l'outrage et en payant d'effronterie. Contre une imputation trop accréditée, fût-elle à moitié fausse, un individu, une génération, une classe, ne réagissent d'ordinaire qu'en achevant de la mériter.

Quand vous dites que notre temps a oublié les traditions du droit et de la justice, que, tout entier au culte de l'intérêt et des biens matériels, il s'est absolument désintéressé de toute grandeur morale, songez-y bien, vous ne trouverez que trop de gens fort empressés à vous croire sur parole, fort disposés à accepter pour la société en masse une excommunication qui diminue la responsabilité de chacun. Ils se garderont bien de vous contredire ! Vous leur fournissez

leur justification. Notre lâcheté secrète n'est déjà que trop encline à s'exagérer l'impuissance des efforts individuels; vous lui ôtez sa dernière pudeur. Elle ne demandait pas mieux que de trouver un prétexte à ses commodes découragements. Regardez autour de vous; étudiez seulement, je vous prie, quelques variétés de découragés, et voyez s'il est bon de leur venir en aide, et de leur fournir les raisons que leur conscience ébranlée cherchait peut-être en tâtonnant. Pour moi, je me méfie particulièrement des élégiaques; j'ai trop vu de Werther qui mettaient un terme à leurs souffrances autrement qu'en lâchant la détente d'un pistolet. Je ne sais par quelle fatalité singulière les infortunés qui gémissent sur la mort de l'amour sacrifié à l'intérêt aboutissent le plus souvent à quelque riche mariage; quant aux Brutus qui désespèrent de la vertu, et disent: tu n'es qu'un nom! ne craignez point pour eux d'extrémité fâcheuse : d'ordinaire ils ne songent qu'à utiliser leur découragement.

Oh! que le désespoir a pris de nos jours des formes diverses, des aspects vraiment neufs et inattendus ! Ne parlez plus à celui-ci de ce qui le passionnait jadis : c'est un savant, un artiste, un lettré; il sourit amèrement, mais au fond il n'est pas trop à plaindre; il n'est désabusé que des croyances gênantes. Il a abrité son scepticisme dans le sanctuaire de l'art et de la science, et il y a trouvé honneur et profit. Cet autre, nâvré des misères de son temps, s'est réfugié auprès du foyer domestique, et il entend le mot famille dans le sens impie que signalait jadis madame de Staël : « Pour certaines gens, la famille est un mot décent pour se désigner soi-même. » Il y a encore le désespéré mystique, celui qui se résigne invariablement aux décrets de la Providence, et vraiment ne s'en trouve pas mal; c'est celui dont le Paillasse de Béranger a résumé d'un mot la philosophie: Vivent ceux que Dieu seconde! Encore Paillasse le disait-il gaiement, mais ceux-ci prennent des poses mélancoliques. Hélas! tous ces gens-là avaient, eux aussi, rêvé l'idéal, des amours comme on n'en voit guère, des libertés comme on n'en voit pas ! Ils avaient même eu soin de placer leur idéal si haut, qu'ils étaient naturellement dispensés de l'atteindre. Ils ont reconnu leur erreur, ils en souffrent cruellement, croyez-le bien; ils pleurent leurs illusions perdues; mais ils ressemblent à Rachel pleurant ses enfants, ils ne veulent pas être consolés; car ils savent que de toutes les conditions de fortune, la plus lucrative et la plus sûre, c'est un désespoir bien entendu.

Et nous irions nous prêter avec une crédulité humiliante à ces dégoûtantes hypocrisies! nous ferions semblant de croire à des scepticismes qui rapportent tant! Nous leur fournirions au moins des excuses, et nous oserions leur dire : Vous n'avez jamais aimé, mais il

Tome XIII. - 51° Livraison.

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n'est que trop vrai qu'au dix-neuvième siècle l'amour est un proscrit. - Vous êtes des intrigants, soit; mais le désintéressement, le goût du sacrifice n'est plus de mode, les hautes ambitions même sont inconnues. Vous avez renié tous les principes, mais qui donc s'en soucie? Si vous avez tort, vous avez tort avec tout le siècle, ce qui, pour les consciences souples et les intelligences dociles, suffit surabondamment la majorité vous est acquise, vous êtes absous!

Ce n'est là assurément ni ce que dit ni ce que veut faire entendre le jeune et généreux écrivain dont nous examinons le livre; mais c'est, je le crains, la moralité commode que bien des gens fort avisés tireront de son livre, sans trop en forcer les conclusions.

Quant à la vérité absolue de cette condamnation si rigoureuse portée contre la société contemporaine, elle ne me paraît pas moins contestable. On ne peut juger de son temps qu'en le comparant aux époques antérieures: or je ne vois pas que le nôtre souffre trop de la comparaison.

Défendons-nous ici d'une illusion naturelle, mais trompeuse: du passé, nous ne voyons guère que l'ensemble, et il arrive souvent qu'il paraît grandiose; du présent, nous ne voyons que le détail, et le détail est presque toujours mesquin. Mais descendez aux minuties de l'histoire; c'est là qu'est la vérité, au fond du puits, comme toujours. Fouillez les mémoires, interrogez surtout les correspondances d'autrefois, ces confessions involontaires, mais toujours véridiques, pour qui sait les comprendre, et dites si vous trouvez dans le passé autant de convictions fermes, de fidélités honorables que chez les hommes de notre temps. Sans doute nous avons été témoins de bien des faiblesses; cela s'est vu de tout temps.

Le vent de la faveur passe sur ces courages,

nous dit le vieil Agrippa d'Aubigné en nous parlant de ses rudes compagnons, de ces huguenots du seizième siècle, qui nous semblent à distance si inflexibles, et qui l'ont été le plus souvent en effet. Nous les contemplons toujours dans l'énergique attitude où les a fixés l'histoire, et celle-ci néglige, comme il est juste, les inflexions légères que saisissaient les contemporains, et qui, chez les plus roides, venaient parfois les désespérer. Quant aux courages de notre temps, qui ont faibli, encore faudrait-il s'entendre. Est-on bien sûr qu'ils fussent des courages, et que ce soient des exemples dont on puisse s'autoriser pour gémir douloureusement sur l'abaissement des caractères? Peut-être serait-il prudent d'examiner si tous ceux contre lesquels ce reproche semble fondé ont eu, pour s'abaisser, à se courber sensiblement.

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