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par l'accepter, sous l'influence de quelques grands exemples. Comment contester à la science française le droit d'avoir des ailes, depuis que quelques-uns des érudits les plus illustres de notre pays 1 doivent à l'éclat de leur imagination la meilleure part de leur gloire? M. Beulé est de leur famille. Il n'a pas pu vivre, pendant quatre ans, sur une terre imprégnée de souvenirs, au pied de l'Hymette et du Pentélique, en face du Parthénon, sans éprouver une émotion qui devait un jour percer à travers les patients travaux de l'archéologue et se révéler dans une œuvre poétique. J'imagine que, durant les longues heures qu'il passait à l'Acropole d'Athènes, d'abord pour étudier en détail les plus grands monuments de l'art grec et pour en retrouver par la pensée les parties évanouies, puis plus tard pour fouiller ce sol mystérieux, au milieu des anxiétés qui l'assiégeaient, quand il luttait contre l'inexpérience des ouvriers, contre des obstacles matériels accumulés, quand il se roidissait de toute l'énergie d'une indomptable volonté, afin de ne pas succomber à la fièvre qui le consumait, son esprit ardent s'arrachait souvent au labeur prosaïque de chaque jour et se reportait avec une joie profonde vers le temps où les temples de Minerve et d'Érecthtée s'élevaient dans leur splendeur, où les statues habitaient les frontons, où la frise entière courait le long des murs de la Cella, où une teinte légère répandue sur les colonnes adoucissait l'éclat du marbre et se fondait harmonieusement avec les couleurs plus vives des métopes. Que de fois, entre deux mesures à prendre ou entre deux mètres cubes de terre à enlever, le jeune savant qui allait attacher son nom au lieu le plus célèbre du monde, a-t-il dû repeupler en imagination le rocher où il se trouvait, y replacer les artistes qui l'ont orné, la génération qui a vu naître leurs chefs-d'œuvre et le grand citoyen qui en a commandé l'exécution! Et, lorsqu'après des semaines d'attente inquiète, il découvrait enfin les premières marches de l'escalier des Propylées, ne dut-il pas compléter ses rêves antérieurs, en se figurant qu'il voyait défiler devant lui, sur ces degrés retrouvés par son courage, la procession des Panathénées, telle que l'a sculptée la main de Phidias autour du Parthénon? En quittant la Grèce, M. Beulé n'avait peut-être pas écrit une ligne du drame antique qu'il publie aujourd'hui, mais il emportait avec lui le germe d'une pensée poétique qui allait mûrir.

Cette pensée, c'était de représenter dans sa vérité intime, sous son aspect à la fois poétique et moral, ce moment unique dans l'histoire

1. Pour n'en citer qu'un, M. Renan n'est-il pas un poëte au moins autant qu'un érudit?

de l'art où il a été donné au plus grand des artistes de concevoir et d'achever le monument le plus parfait qu'ait élevé la main de l'homme. Comment est né dans l'esprit de Phidias le projet de construire le Parthénon? Qui lui en a fourni les moyens? Quels obstacles et quels secours a-t-il rencontrés sur sa route pendant qu'il y travaillait ? Quelles étaient ses préoccupations de tous les jours, durant ces années d'efforts et de luttes? Que se passait-il dans cette âme éprise du beau, lorsqu'elle portait en elle le souci de tant de grandes choses? A-t-elle été comprise par ses contemporains, et l'ont-ils récompensée comme elle méritait de l'être? Voilà ce que ne dit positivement aucun historien, ce que peut seul entrevoir un esprit aussi familier avec les monuments qu'avec les textes, et ce que M. Beulé a voulu retrouver par une sorte d'intuition érudite et inventive, dans le cadre ingénieux d'un drame où il groupe autour de Phidias les personnages historiques d'Ictinus, de Socrate, d'Aspasie et de Périclès.

A-t-il complétement réussi à entrer dans les sentiments d'un Grec du cinquième siècle avant l'ère chrétienne? S'est-il assez détaché des idées de notre temps pour se replonger tout entier dans le passé, et pour que le Français du dix-neuvième siècle ne perce pas sous le costume de l'Athénien? Personne assurément ne le pouvait mieux que lui, qui connaît si bien et qui aime tant la Grèce antique. Je n'oserais pas affirmer cependant qu'il ne se soit pas glissé dans son œuvre plus d'un souvenir de nos luttes contemporaines. J'ai peur que son grand prêtre ne ressemble plus à un champion de ce qu'on appelle aujourd'hui le parti clérical qu'à un représentant du sacerdoce hellénique. Les prêtres ne jouaient pas chez les Grecs le rôle politique que l'Église s'attribue dans la société moderne. Ils ne tenaient pas en échec, comme aujourd'hui, le pouvoir civil, et si l'un d'eux avait mis le marché à la main au chef de la démocratie athénienne, ainsi que le suppose M. Beulé, Périclès n'aurait eu pour le perdre qu'à le livrer à ses collègues. Ceux-ci l'auraient condamné comme un déserteur de leurs poétiques croyances, en proie à des appétits grossiers, et indigne de figurer désormais parmi les adorateurs de cette beauté idéale à laquelle ils rendaient, sous mille formes diverses, un culte pur.

Mais si on oublie cet anachronisme peut-être volontaire, on croit, par moments, quand on lit le drame de Phidias, entendre parler les meilleurs et les plus sages des Grecs. C'est bien ainsi que Périclès devait comprendre son rôle, c'est bien avec ce mélange de finesse et de grandeur qu'il devait gouverner sa patrie, sans flatter les passions basses, sans suivre le courant démocratique, mais en ne se servant

de son empire sur le peuple que pour agrandir la gloire et pour élever la puissance d'Athènes. Quoi de plus conforme à son caractère et à ce que nous savons du patriotisme des Grecs, que de lui attribuer plus d'ambition pour son pays que pour lui-même, et moins le désir d'exercer le pouvoir que celui de l'exercer utilement? Je ne sais si Périclès a jamais fait à ses amis les confidences que M. Beulé met dans sa bouche; mais il était difficile d'imaginer un langage plus digne de lui que les paroles suivantes qu'il adresse à Phidias et à Aspasie: « Jamais, leur dit-il, je ne me rends à l'assemblée sans demander aux dieux de m'inspirer ce qui convient, parce que je vais parler à des Grecs, à des hommes libres, à des Athéniens. Et quand je suis à la tribune, en face de la mer que couvrent nos flottes victorieuses, ou de l'Acropole qui fut notre berceau, je crois voir au-dessus des dix mille têtes dressées vers moi, la figure de la patrie qui m'écoute. »>

Tout n'était pas admirable à Athènes. Il suffit de lire les comédies d'Aristophane' pour entrevoir ce qui se cachait de vices honteux et de corruption raffinée sous les dehors brillants de la civilisation grecque. M. Beulé le sait et ne le dissimule pas. Il y a dans son drame des citoyens envieux, des marchands avides, des esclaves payés pour trahir leurs maîtres, et des politiques qui achètent au poids de l'or la vie de leurs ennemis. Mais ce qui surnage dans l'histoire d'un grand peuple, aussi bien que dans les œuvres d'un grand homme, ce ne sont pas ses défauts, ce sont les qualités par lesquelles il a conquis la gloire. Une peinture d'Athènes où l'on tiendrait plus de compte des vices des Athéniens que de leurs vertus, ne ressemblerait pas plus à la vérité qu'une critique d'Homère où l'on relèverait les défaillances du poëte avec plus de soin qu'on n'en mettrait à admirer son génie. Aussi féliciterai-je l'auteur du drame de Phidias de nous peindre surtout la Grèce par ses beaux côtés, et de laisser dans nos âmes un profond sentiment d'admiration pour tant de gloire et pour tant d'héroïsme.

Il y a de l'héroïsme dans la résistance qu'oppose Périclès aux caprices de la multitude, au risque de compromettre sa popularité, et

1. L'habile traducteur de Thucydide, M. Zévort, recteur de l'académie de Savoie, va publier prochainement la traduction d'Aristophane, à laquelle il consacre, depuis plusieurs années, tout le temps dont il peut disposer en dehors de ses fonctions. Cette version nouvelle du grand poëte comique de la Grèce nous fera pénétrer plus avant que toute autre dans l'esprit et le caractère athéniens. Elle sera accompagnée d'études et de commentaires sur chaque texte d'Aristophane qu'il est nécessaire d'éclaircir. (CH.)

dans l'énergie avec laquelle il détourne le danger de la tête de ses amis pour l'attirer sur la sienne. Mais le véritable héros du drame, c'est Phidias, Phidias qui, par respect pour la liberté, conseille d'accorder aux poëtes comiques un droit dont il peut être la première victime; Phidias qui s'exile à Olympie pour ne pas exposer aux attaques des orateurs populaires la fortune de Périclès; Phidias qui garde auprès de lui, comme un garant de sa probité, un esclave payé par ses ennemis pour le dénoncer et pour le perdre; Phidias enfin qui, revenu dans son pays pour y mourir, se réjouit d'avoir été empoisonné par une main obscure, afin d'épargner aux Athéniens la honte de sa mort. Il semble que M. Beulé ait voulu, en traçant ce portrait, proposer aux artistes de notre temps l'idéal d'une vie consacrée à l'art et au culte de la patrie. Son livre ira réveiller peut-être dans quelques âmes engourdies le sentiment du beau, et en affermira d'autres dans leurs croyances. Les jeunes sculpteurs et les jeunes peintres y trouveront, à côté de conseils utiles pour la pratique, ce qui vaut mieux encore, des idées générales sur leurs devoirs exprimées dans un style simple et mâle, et la poésie de leur destinée résumée dans quelques pages qui laisseront leur empreinte partout où elles pénétreront. Si le mérite d'un ouvrage se mesure à la somme d'idées élevées qu'il répand et à la vigueur qu'il communique aux esprits qui s'en nourrissent, il ne s'en est guère écrit de notre temps qui aient mieux atteint le but que celui-ci. On le lit avec un plaisir viril, et on le quitte, comme on quitte un ami qui vient d'acquérir de nouveaux droits à notre estime, en nous parlant des vérités les plus nobles dans le langage le plus choisi.

A. MÉZIÈRES.

REVUE DU MOIS

7 juillet 1863.

I

Les chroniqueurs parisiens ont toujours tenu à constater bruyamment la stagnation qui accompagne la saison d'été. Dès le mois de juin ils s'écrient à l'envi: Paris se meurt, Paris est mort! et, Paris mort, que reste-t-il au monde, je vous le demande? Des étrangers, des provinciaux, des voyageurs, des campagnards, des touristes, tous gens qui ne comptent pas. Il y a de très-bonnes raisons pour entonner si régulièrement et si solennellement cette oraison funèbre. On se dit que si le monde se meurt, ses historiens peuvent bien sommeiller, et même endormir un peu leurs lecteurs sans qu'on leur cherche trop querelle. Or, il faut le dire, un relâchement général dans le sentiment du devoir se manifeste périodiquement chez la gent écrivante à cette époque de l'année. Ceux qui devraient faire des livres apaisent leur conscience en écrivant de simples articles de critique; les critiques qui emportent dans leur valise de gros volumes à analyser, se contentent d'envoyer de loin à leur journal le récit de leurs voyages, de leurs auberges et des fêtes auxquelles ils ont assisté; quant à ceux qui se sont modestement promis au départ d'écrire pour le public leurs impressions de route, ils ne font rien, si ce n'est jouer à la roulette à Bade ou à Hombourg, escalader des montagnes, prendre des bains, ou faire des piques-niques, en tâchant d'oublier l'échéance. Ce seraient les plus heureux si le remords n'existait pas ! Tout ce monde-là ne demande donc pas mieux que de laisser croire qu'il ne se fait rien, afin de n'avoir rien à raconter. Les choses ne se passent pas autrement, du reste, dans le public oisif. Demandez au premier venu ce qu'il y a dans le journal qu'il vient de lire assidument pendant une heure, il y a dix à parier contre un, qu'il vous répondra rien; quand bien même la feuille regorgerait de nouvelles, et cela pour s'épargner la peine de le dire. Mais on ne trompe pas la conscience. Si forte que soit chez l'écrivain la rage de paresse (il faut le mois de juillet pour accoupler ces deux mots-là !), il lui est

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