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NATIONALE

ET ÉTRANGÈRE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE

TOME TREIZIÈME

PARIS

AU BUREAU DE LA REVUE NATIONALE

28, QUAI DE L'ÉCOLE, 28

1863

Réserve de tous droits

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LA

RÉFORME EN ANGLETERRE

AU XVI SIÈCLE'.

IV

Deux branches distinctes reçoivent la séve commune, l'une en haut, l'autre en bas, l'une respectée, florissante, étalée dans l'air libre, l'autre méprisée, à demi enfouie sous terre, foulée sous les pieds qui veulent l'écraser, toutes deux vivantes, l'anglicane comme la puritaine, l'une malgré l'effort qu'on fait pour la détruire, l'autre malgré les soins qu'on prend pour la développer.

La cour a sa religion comme la campagne, religion sincère et qui gagne; parmi les poésies païennes qui jusqu'à la Révolution occupent toujours la scène du monde, insensiblement on voit percer et monter le grave et grand sentiment qui a plongé ses racines jusqu'au fond de l'esprit public. Plusieurs poëtes, Drayton, Davies, Cowley, Giles Fletcher, Quarles, Crashaw, écrivent des récits sacrés, des vers pieux ou moraux, de nobles stances sur la mort et l'immortalité de l'âme, sur la fragilité des choses humaines et sur la suprême providence en qui seule l'homme trouve le soutien de sa faiblesse et la consolation de ses maux. Chez les plus grands prosateurs, Bacon, Burton, sir Thomas Brown, Raleigh, on voit affleurer la vénération, la préoccupation de l'obscur au delà, bref, la foi et la prière. Plusieurs de celles qu'écrivit Bacon sont entre les plus belles que l'on sache, et le courtisan Raleigh, contant la chute des empires, et comment «< une populace de nations barbares avait abattu enfin ce grand et magnifique arbre de la domination romaine,» achevait son livre avec les idées et l'accent d'un Bossuet 2. Qu'on se représente l'église de Saint-Paul à

1. Voir la 48e livraison.

2. «O éloquente, juste et puissante mort! Celui que personne n'osait avertir, tu l'as persuadé. Ce que personne n'osait faire, tu l'as fait. Celui

Londres, et le beau monde qui s'y donne rendez-vous, les gentilshommes qui traînent bruyamment sur le parvis leurs éperons à mollettes, qui lorgnent et causent pendant le service, qui jurent par les yeux de Dieu, par les paupières de Dieu, qui entre les arceaux et les chapelles étalent leurs souliers garnis de rubans, leurs chaînes, leurs écharpes, leurs pourpoints de satin, leurs manteaux de velours, leurs façons de bravaches et leurs gestes d'acteurs. Tout cela est fort libre, débraillé même, bien éloigné de la décence moderne. Mais laissez passer la fougue juvénile, prenez l'homme aux grands moments, dans la prison, dans le danger, ou même seulement quand l'âge vient, quand il arrive à juger la vie; prenez-le surtout à la campagne, sur son domaine écarté, dans l'église du village dont il est le patron, ou bien seul le soir, à sa table, écoutant la prière que son chapelain récite, et n'ayant d'autres livres que quelque gros in-folio de drames graissé par les doigts de ses pages, son Prayer Book et sa Bible; vous comprendrez alors comment la religion nouvelle trouve prise sur ces esprits imaginatifs et sérieux. Elle ne les choque point par un rigorisme étroit; elle n'entrave point l'essor de leur esprit; elle n'essaye point d'éteindre la flamme voltigeante de leur fantaisie; elle ne proscrit pas le beau; elle conserve plus qu'aucune église réformée les nobles pompes de l'ancien culte, et fait rouler sous les voûtes de ses cathédrales les riches modulations, les majestueuses harmonies d'un chant grave que l'orgue soutient. C'est son caractère propre de n'être point en opposition avec le monde, mais au contraire de le rattacher à soi en se rattachant à lui. Par sa condition civile comme par son culte extérieur, elle en est embrassée et l'embrasse, car elle a pour chef la reine, elle est un membre de la constitution, elle envoie ses dignitaires sur les bancs de la chambre haute; elle marie ses prêtres; ses bénéfices sont à la nomination des grands, ses principaux membres sont les cadets des grandes familles : par tous ces canaux, elle reçoit l'esprit du siècle. Aussi entre ses mains, la réforme ne peut pas devenir hostile à la science, à la poésie, aux larges idées de la Renaissance. Au contraire, chez les nobles d'Élisabeth et de Jacques Ier, comme chez les cavaliers de Charles Ier, elle tolère les goûts d'artistes, les curiosités de philosophes, les façons

que tout le monde a flatté, toi seule tu l'as jeté hors du monde et méprisé. Tu as ramassé ensemble toute la grandeur si fort tendue, tout l'orgueil, la cruauté, l'ambition de l'homme, et couvert tout ensemble de ces deux mots étroits: Hic jacet. »

mondaines et le sentiment du beau. L'alliance est si forte que, sous Cromwell, les ecclésiastiques en masse se firent destituer pour le prince, et que les cavaliers par bandes se firent tuer pour l'Église. Des deux parts, les deux mondes se touchent et se confondent. Si plusieurs poëtes sont pieux, plusieurs ecclésiastiques sont poëtes; l'évèque Hall, l'évêque Corbet, le recteur G. Wither, le prédicateur Donne. Si plusieurs laïques s'élèvent aux contemplations religieuses, plusieurs théologiens, Hooker, John Bales, Taylor, Chillingworth, font entrer dans le dogme la philosophie et la raison.

On voit alors se former une littérature nouvelle, élevée et originale, éloquente et mesurée, armée à la fois contre les puritains qui sacrifient à la tyrannie du texte la liberté de l'intelligence, et contre les catholiques qui sacrifient à la tyrannie de la tradition l'indépendance de l'examen, également opposée à la servilité de l'interprétation littérale,.et à la servilité de l'interprétation imposée. En face des premiers paraît le savant et excellent Hooker, un des plus doux et des plus conciliants des hommes', un des plus solides et des plus persuasifs entre les logiciens, esprit compréhensif, qui en toute question remonte aux principes, fait entrer dans la controverse les conceptions générales et la connaissance de la nature humaine; outre cela, écrivain méthodique, correct et toujours ample, digne d'être regardé non-seule.nent comme un des pères de l'Église anglaise, mais comme un des fondateurs de la prose anglaise. Avec une gravité et une simplicité soutenues, il montre aux puritains que les lois de la nature, de la raison et de la société sont, comme la loi de l'Écriture, d'institution divine, que toutes également sont digues de respect et d'obéissance, qu'il ne faut pas sacrifier la parole intérieure, par laquelle Dieu touche notre intelligence, à la parole extérieure par laquelle Dieu touche nos sens; qu'ainsi la constitution civile de l'Église et l'ordonnance visible des cérémonies peuvent être conformes à la volonté de Dieu, même lorsqu'elles ne sont point justifiées par un texte palpable de la Bible, et que l'autorité des magistrats comme le raisonnement des hommes ne dépasse pas ses droits en établissant certaines uniformités et certaines disciplines sur lesquelles l'Écriture s'est tue pour laisser décider la raison. « Car si la force naturelle de <«<l'esprit de l'homme peut par l'expérience et l'étude atteindre à une << telle maturité, que dans les choses humaines les hommes puissent

1. The ecclesiastical policy, 1594.

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