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temples, qu'il n'a plus d'illusions et qu'il ne lui reste plus de dieux. Aussi pouvons-nous devancer sur lui le jugement de la postérité. Il pourra passer pour un Balzac perfectionné par Stendhal, revu par Théophile Gautier; il ne sera point un chef d'école. On le citera comme l'auteur d'une merveilleuse fantaisie (Salammbo); il n'est point le créateur d'un geure; il ne commence pas une période, il marque admirablement sa place dans une période commencée.

I

Quelle est donc cette période; où commence-t-elle, quels événements l'ont précédée et préparée? En quoi consiste le caractère qui la distingue?

Au dix-septième siècle, il n'y a qu'une seule science qui soit faite, les mathématiques, et les mathématiques vivent d'axiomes. Quoi d'étonnant qu'on ne fasse attention qu'à ce qui est général, à ce qui ne change pas? Aux yeux de Bossuet, l'Égyptien, l'Hébreu, le Grec, le Romain, ne sont pas des races ayant un type moral distinct; c'est la même créature plus ou moins perfectionnée selon les desseins de la Providence et les progrès de la pédagogie politique. Il n'y a pas des sociétés qui se développent et dépérissent comme les êtres vivants; il y a des empires que la main de Dieu élève ou abaisse à son gré et pour un certain but. Quelque chose d'identique à soi-même pour le fond, quoique sujet aux accidents, voilà ce qu'est l'homme. En quelque temps ou quelque lieu qu'on le prenne, on ne cherche point les différences, mais les ressemblances. On veut savoir ce qu'il a fait de raisonnable, ce qui appartient en lui à l'homme abstrait.

Le point de vue est le même au dix-huitième siècle. A la vérité, il y a une science de plus; Voltaire commence sa gloire en enseignant la physique à ses contemporains. De là le goût des faits, une grande curiosité. On lit des voyages, des compilations. Chardin et Bayle sont dans toutes les mains. Mais au fond tout ce grand travail n'est entrepris que pour se former une notion plus juste de l'homme en général, pour en revenir à des abstractions d'où l'on tirera des articles de législation universelle, à la nature, à l'humanité, à la raison, divinités du temps. On parle bien des Chinois et des Juifs, mais comme d'exemples à suivre ou à rejeter au nom du bon sens, point du tout comme de races distinctes, avec lesquelles il est oiseux de nous comparer dans un but pratique.

De là le caractère des héros de roman jusque vers 1800. Raisonneurs ou sensibles, ils ne représentent presque jamais que l'homme en général. Ils vérifient des aphorismes abstraits comme ceux de la Bruyère et de la Rochefoucauld, rien de plus. D'ailleurs comme ils appartiennent à des siècles de foi et de raison, ils ont toujours une valeur morale, c'est-à-dire qu'ils se dirigent suivant un certain principe rationnel; ici le goût de l'ordre, le triomphe du devoir sur les passions; là le retour aux enseignements de la raison naturelle, la révolte du cœur contre les préjugés. Voilà ce qui fait l'intérêt et la vie de ces figures abstraites. Chacun des deux siècles y retrouve ses inclinations et ses croyances, sa manière de concevoir la vertu et l'intérêt social. De vagues personnages, avec quelque belle ou touchante doctrine qui les soutient, les relève, leur donne une voix vivante et leur fait un écho dans les âmes, voilà ce que nous trouvons presque sans exception dans les romans antérieurs à 1800.

Au dix-neuvième siècle, tout change. Voici l'histoire naturelle et, avec elle, l'anthropologie, l'ethnographie, la physiologie. Les idées de type, d'espèce, de fonction apparaissent. Des analogies tirées de ces notions s'imposent à quiconque veut méditer sur l'homme, le comprendre et le peindre.

On passe bien vite sur le végétal pur, pour étudier les grandes divisions botaniques, familles, genres et espèces. De même l'homme abstrait cesse d'exciter l'intérêt. On s'attache aux espèces d'une moyenne étendue. Voilà ce qui est « riche et substantiel, » comme disait Hégel. On ne peint plus le cœur humain, mais le cœur de la Parisienne; on ne nous parle plus de nos faiblesses; on décrit les ridicules de la province. Ainsi il n'est plus question de l'humanité et de la société en général, mais des subdivisions que chacune contient. Il s'agit d'en figurer les types. De là une nouvelle sorte de beauté, celle qui résulte de la justesse de la classification, de la vraisemblance du type, du relief du caractère. Le lecteur se plaît à reconnaître le genre du personnage, comme un botaniste à reconnaître une fleur.

L'âme ne tombe plus du ciel toute faite dans un corps quelconque; elle se développe par degrés et subit l'action des circonstances. La plante succède à l'aérolithe. L'homme cesse donc d'être séparé de la nature et élevé au-dessus d'elle; il apparaît comme une portion d'un ensemble vivant. Tout ce qui l'entoure immédiatement, climat, société, conversation, luxe, costume, mobilier, que sais-je? agit sur

son esprit ou en reçoit l'empreinte. L'âme prend de toutes mains, se peint dans tous les objets. De là ce précepte littéraire que rien de ce qu'on voit à l'entour de l'homme n'est indifférent et à négliger. Les descriptions deviennent donc plus précises; les détails prennent de l'importance; l'accessoire d'autrefois devient quelque chose de principal et le cadre est désormais une partie du tableau.

De la même cause dérive un sentiment tout nouveau de la nature animée. Avant le dix-neuvième siècle, l'union de l'homme et de la nature ne paraît point. Les choses vivantes ne sont autour de l'homme que comme un accompagnement habituel, tout à fait inanimé et insignifiant. L'utilité est le point auquel tout se ramène. Si l'on admire la vigne, c'est en pensant au pressoir d'où coule un vin généreux ou aux branches ramenées en berceau d'où pendent des grappes agréables au goût. On sait gré au chêne, non de sa force, mais de ses frais ombrages, et la campagne, avec ses horizons au bout de la plaine, ses prairies remplies de bœufs couchés, ses bêlements de brebis dans le lointain, n'est que le théâtre inévitable d'une pastorale ornée de rubans. Les progrès de l'histoire naturelle changent ces dispositions. On commence à trouver aux choses une physionomie propre; elles plaisent non plus seulement parce qu'elles sont utiles, mais parce qu'elles vivent ou reçoivent l'empreinte de la vie, parce qu'elles expriment le libre développement de la force. On aime le bouleau avec son feuillage qui pleure autour de lui; la simple pâquerette dans sa collerette blanche; le coquelicot avec sa tête de nègre, bouffon dans son capuchon de velours rouge; le grand œil bleu de la pervenche, plein des larmes de la rosée. Chaque plante a son caractère; tout animal a son âine; et les bœufs semblent poursuivre «un rêve intérieur.»> Enfin les objets inanimés eux-mêmes s'animent et vivent pour l'imagination. La nature tout entière apparaît comme le miroir de l'esprit, comme un assemblage d'êtres sensibles, dont les impressions réelles ou présumées ressemblent aux nôtres et peuvent en devenir l'écho. Mais voici une conséquence bien autrement grave. L'homme n'est plus un cristal immuable : ce qui nous frappe maintenant en lui, c'est ce qui vit, c'est-à-dire ce qui se développe et change. Grand péril pour la raison absolue. On la néglige d'abord comme trop connue, comme fastidieuse; puis on la soupçonne. Ne voyez-vous pas qu'elle change comme le reste? N'est-elle pas le plus souvent l'imagination ou la sensibilité sous un masque? Que de principes absolus d'autrefois, qui nous apparaissent aujourd'hui comme les consé

quences d'un tour d'esprit national ou provincial, comme des suggestions obscures de l'intérêt social du moment, comme des illusions produites par la poussée du tempérament physique! Le résultat extrême du point de vue moderne est donc de faire rentrer la raison tout entière dans le mouvement général de l'âme humaine. Elle n'est pas; comme tout le reste, elle devient. Nos principes de tout genre sont de purs accidents historiques, des produits du sang et du climat. Êtes-vous sémite ou indo-européen ; je vais vous dire comment vous concevez l'Etre suprême.

Les anciens moyens d'exciter l'intérêt ne conviennent plus à un siècle aussi sceptique. Les principes étaient déjà dépourvus d'inté– rêt, parce qu'on les savait par cœur; ils perdent maintenant ce qui leur restait d'autorité. D'une manière très-générale, les caractères qui n'ont de grandeur que celle de croire à une grande vérité morale paraissent étroits et invraisemblables. Ce qui plaît, ce qui attire, ce n'est pas la vérité et la vertu, car on ne sait plus à quoi appliquer précisément ces vieux noms; c'est l'intensité de la vie, l'énergie de l'action, l'indépendance du caractère. Un mot dit tout ce n'est pas le bien qui est le beau, c'est la force.

La force: ajoutons la vivacité saisissante de la peinture. C'est ainsi qu'on remplace l'idéal qui s'en va. Puisque le lecteur ne doit plus aimer et admirer, il faut au moins qu'il voie et entende, qu'il croie être le personnage lui-même, que la vivacité de l'impression lui tienne lieu du reste. Nous ne voulons pas moins pour lui que de vraies sensations, présentes, vives, complètes. De là l'importance nouvelle de la poésie descriptive. Cette poésie acquiert une beauté propre, indépendante du sujet qu'elle traite. On ne décrit pas seulement. parce que l'homme se peint dans tout ce qui l'entoure; on décrit sans choisir, à l'aventure, pour faire voir et pour faire sentir, pour produire l'illusion, pour donner au lecteur le plaisir curieux d'une hallucination saine, d'un mirage qui séduit et qui ne trompe pas.

II

Tels sont les grands principes d'intérêt littéraire au dix-neuvième siècle. Toute beauté qui a été sincèrement et profondément sentie depuis vingt-cinq ans vient de l'une de ces sources. M. Gustave Flaubert a accepté cette poétique; mais les esprits puissants ont tou

jours une certaine indépendance dans leur manière de céder aux idées de leur temps. Ils mettent leur marque aux idées communes et même aux traditions qu'ils se décident à suivre.

Ce qui nous frappe tout d'abord, c'est la puissance extraordinaire de l'imagination représentative. Cette puissance apparaît surtout dans les descriptions de la nature sensible. M. Flaubert ne voit pas seulement l'ensemble, les contours extrêmes: tous les détails lui apparaissent avec un relief extraordinaire. C'est la précision de Gerard Dow ou la minutie de Denner. Rappelez-vous dans madame Bovary les balafres en diagonale sur le nez des convives de la noce; les deux renflements parallèles des bottes de Binet, à cause de la saillie des orteils; la soutane du curé « pâlissant » à la lueur du soleil couchant, «luisante sous les coudes, effiloquée par le bas; des taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en s'écartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau rouge; elle était semée de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils raides de sa barbe grisonnante. » Voilà la faculté dominante de M. Gustave Flaubert. La puissance de son imagination décide à peu près de tout le reste : c'est elle qui fait l'unité intérieure de ce génie complexe.

Vous prévoyez le défaut; vous sentez l'abus imminent. Au fond, cette faculté de tout voir distinctement n'est pas absolument naturelle. Je sens ici non pas précisément un effort, mais un acte de volonté réfléchie. Une si parfaite exactitude indique plus qu'une aptitude native de l'esprit; elle indique, voici le vrai mot, un système. Dès lors le charme est détruit, la critique devient exigeante. Cette précision est-elle bien nécessaire? demande-t-on d'abord; ce n'est pas l'objet, c'est notre sensation que vous devez nous représenter. Or, dans ce que nous voyons réellement, n'y a-t-il pas bien des traits. mous, bien des contours effacés? Rien de semblable en vos images; tout y est net, découpé comme par la clarté dure d'un réflecteur; le regard ne flotte jamais, et parfois n'embrasse pas; je ne regrette pas l'ombre, mais je voudrais un peu de lumière diffuse. Je quitte volontiers le terne et théâtral Poussin, mais non pour qu'on me ramène aux paysages sans perspective des préraphaélistes. A force de vouloir être réel, vous avez cessé d'être vrai.

D'ailleurs, la plupart de ces détails ne sont-ils pas insignifiants? Comment de cette série de menues sensations physiques sortira-t-il

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