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et cet avis fut immédiatement confirmé par le Tribunat, à la majorité de cinquante-six voix contre trente-huit.

Les orateurs du gouvernement et ceux du Tribunat se présentèrent le lendemain devant le Corps législatif; et là, dans un discours plus médité, Lucien Bonaparte réunit son rapport et sa réplique à de nouveaux développemens, et essaya de démontrer l'indispensable nécessité d'adopter le projet de loi; la même tâche fut successivement entreprise par les conseillers d'état Roederer, Marmont et Dumas, par les tribuns Fréville et Girardin; et dans la même séance du 29 floréal (19 mai 1802), à minuit, le président du Corps législatif proclama l'adoption du projet de loi qui établissait une Légion d'Honneur. Un appel nominal avait donné pour résultat : membres présens, deux cent soixanteseize; boules blanches, cent soixante-six; boules noires, cent dix. Ainsi fut obtenu, ou plutôt arraché, un acte qui devait changer le système social.

La ratification du traité d'Amiens était devenue le prétexte de ce vœu du Tribunal pour qu'il soit donné au premier consul un GAGE ÉCLATANT de la reconnaissance nationale. Mais quelle récompense allait être digne de l'arbitre de toutes les récompenses, tant civiles que militaires, enfin du chef de la Légion d'Honneur? C'est ainsi que la proposition du gage éclatant, faite par Chabot (de l'Allier), conduira le second et le troisième consul à la proposition du CONSULAT A VIE. Ici se brise, même ostensiblement, la hiérarchie législative : des pouvoirs constitués deviennent constituans; la tribune, humiliée, n'est plus que l'organe dú pouvoir; tout est déjà passé dans le cabinet du prince.

Chabot (de l'Allier) fait sa proposition le 16 floréal an 10; elle est adoptée dans la même séance. Le 18, sur la proposition de Lacepède, et considérant ce vœu du Tribunat comme celui de la nation française, le Sénat réélit le premier consul pour dix ans : cette délibération du Sénat fut prise à la presque unanimité; un seul membre, Pérignon osa dès lors hasarder la proposition du consulat à vie, qui fut rejetée tout d'une voix. Une lettre de Bonaparte au Sé

nat, datée du 19, annonce que le premier consul ne fera ce nouveau sacrifice qu'autant que le peuple commandera ce qu'autorise le suffrage du Sénat. En conséquence le second et le troisième consul, de leur propre autorité, et comme si une réélection de dix années équivalait à une élection indéfinie, prennent un arrêté portant que le peuple sera consulté sur cette question : Napoléon Bonaparte sera-til consul à vie? Le Tribunat, deux membres exceptés, Carnot et Duchesne, le Tribunat donne l'exemple; il vote sur le champ le consulat à vie.

Des registres sont ouverts dans toute la République. Trois mois s'écoulent à peine, et les second et troisième consuls font parvenir au Sénat l'expression de la volonté du peuple. Appartenait-il au Sénat de vérifier la validité des votes? Il dut se borner à n'en faire que le dépouillement. Ainsi, par un senatus-consulte du 14 thermidor, motivé sur les procès-verbaux de recencement, Bonaparte est proclamé consul à vie.

Jusque là on aurait pu s'appuyer du consentement du peuple; mais un acte monstrueux, pour lequel il ne sera pas consulté, va donner à son vœu une extension telle, que tout ce qu'il accorde à Bonaparte est garanti à l'héritier de son choix. Le 16 du même mois, le Sénat est convoqué pour midi; vers deux heures on distribue un projet de senatus-consulte qui étonne quelques membres, en effraie d'autres, et paraît à plusieurs n'être qu'un acte nécessaire. A sept heures sont introduits les conseillers d'état Régnier, Portalis et Dessoles ; ils font la proposition directe de ce projet. Un rapport, rédigé d'avance, est immédiatement prononcé par Cornudet, au nom d'une commission que le Sénat avait nommée pour un autre objet. Le sénateur Lambrechts demande la parole; il combat avec chaleur des dispositions qui anéantissent tout principe constitutionnel; mais il est bientôt interrompu : les voix ont été comptées; et le Sénat proclame sans désemparer le senatus-consulte organique de la Constitution du 16 thermidor an 10. (Voyez plus loin. )

Désormais la seule lecture des discours dévoilera des menées qui sont indignes de l'histoire: elle ne voit plus

qu'une volonté et des agens. Il importe seulement 'ici de lui transmettre que la majorité du peuple ne vota point le consulat à vie, mais qu'elle le laissa pour ainsi dire passer sans effroi, sans inquiétude, confiante dans la magnanimité de Bonaparte, autant que rassurée par l'intérêt de la propre gloire du héros. Les adresses ou pétitions, ainsi que les registres des votes dont on s'est appuyé dans cette circonstance, sont en partie l'ouvrage des instrumens de l'autorité (1).

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L'opinion publique, quoique silencieuse, justifiait le consulat à vie par un raisonnement qui se trouve exprimé d'une manière remarquable dans un petit écrit publié comme une réfutation de la proposition de Chabot (de l'Allier). Voici cet écrit :

UN CITOYEN A UN SÉNATEUR.

18 floréal an 10.

« Le Tribunat vous propose de donner au général Bonaparte, premier consul de la République, un gage éclatant de la reconnaissance nationale.

«< Telle est, a dit un de ses orateurs (Chabot de l'Allier ), » la volonté du peuple français.

>>

«Nous attendons, a dit un autre (Siméon), que le premier » corps de la nation se rende l'interprète de cette reconnais»sance publique, dont il n'est permis au Tribunat que de désirer et de voter l'expression. »

«< Sénateur, quelle fonction que celle d'exprimer au chef de l'État la reconnaissance nationale! Quelle tâche que celle de donner une récompense digne de celui qui doit la recevoir et du peuple qui la décerne!

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Que lui offrirez-vous? Un accroissement de pouvoir? Il n'en a pas manqué si l'on en juge par ce qu'il a fait. Plus d'éclat et de pompe autour de lui? Qui peut l'approcher sans l'émotion du respect, et qui pourrait remarquer ce qui l'en

(1) La police employa des scribes pour remplir des registres de noms supposés.

vironne en sachant ce qu'il est? Serait-il moins grand sous la tente que sous le dais, et sous l'habit de soldat que sous le manteau doré? Ah! la magnificence n'est-elle pas chez lui un tribut qu'il paie plutôt qu'une décoration dont il s'entoure? Lui offrirez-vous des honneurs? Mais quelle autorité peut en décerner à celui que la nation a chargé de les distribuer, de qui chacun est flatté d'en recevoir? Des monumens? Mais qui les exécutera ? Ce sera donc lui-même qui s'érigera ceux que vous aurez décernés! Des monumens! En est-il de plus honorables que la félicité publique, qui est son ouvrage? en est-il de plus éloquens que les paroles, que les actions dont les pages de l'histoire offriront le recueil ?

Sénateur, cette récompense seule sera digne de la nation. française qui donnera pour prix des services rendus le droit d'en rendre encore, qui estimera l'honneur de servir la patrie le plus grand honneur où puisse prétendre un citoyen, et lui imposera la félicité publique pour prix de la restauration générale. Cette récompense sera digne de Bonaparte qui lui donnera le moyen d'ajouter de la gloire à de la gloire, de consacrer son utilité par une utilité nouvelle, d'affermir l'œuvre du génie et du courage par la sagesse et la persévérance, et de contraindre le temps, qui détruit tout, à tout sceller du sceau de l'immortalité.

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Sénateur, ce qui manque aux grands hommes pour mûrir de grands desseins, pour les accomplir, pour assurer toutes les destinées soumises à leur influence, c'est le temps. Prisonnier dans les étroites limites de la vie humaine, le génie peut à peine fixer ses pensées, dompter les obstacles, élever l'édifice qui doit donner à ses conceptions la vie et l'immortalité. Plus avare que la nature, votre politique, ennemie de vous-mêmes, resserrera-t-elle, étranglera-t-elle dans un espace de dix, de vingt années des projets pour lesquels la nature en eût peut-être accordé cent? Marquerez-vous un terme, un jour, une minute au delà de laquelle tout ouvrage commencé sera délaissé, toute idée nouvellement conçue sera condamnée à l'avortement, et où la puissance même de concevoir ne deviendra qu'un stérile tourment?

» Vous cherchez quels dons vous offrirez à cet homme extra

ordinaire, quelles récompenses vous déposerez devant lui, quel monument vous éleverez pour sa gloire ! Vous ne pouvez lui faire qu'un don digne de son dévouement; c'est celui du temps nécessaire pour assurer le bonheur de la France. Donnez-lui LE SIÈCLE qui commence avec lui; qu'il le remplisse de ses œuvres, qu'il le distingue et de ceux qui l'ont précédé et de ceux qui le suivront, qu'il le sépare de tous les autres par une abondance de bonheur public, par un éclat de gloire inconnu jusqu'à lui, impossible à soutenir après lui; que ce siècle soit la colonne qu'il sera chargé de s'ériger à lui-même, et qu'il l'élève si haut que son nom, placé au sommet, soit au-dessus de toute atteinte et de toute comparaison !

» Heureuse nation, dont les lois politiques ont tellement balancé les pouvoirs et déterminé leur intensité, qu'impuissans contre la liberté publique, suffisans pour opérer tous les genres de bien, on ne peut craindre que la brièveté de leur exercice, et n'en désirer que la durée ! »

Et quelle imagination froide aurait en effet repoussé celte douce illusion qui montrait la liberté publique encore entourée de respects', lorsque l'homme pour qui l'on sollicitait une prolongation indéfinie de pouvoir rappelait luimême le peuple à son plus cher souvenir! L'anniversaire de l'héroïque quatorze juillet revenait pour la treizième fois ; les citoyens étaient encore appelés à l'une des dernières fêtes de la révolution; et Bonaparte leur disait :

PROCLAMATION.

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Fête du QUATORZE JUILLET. (25 messidor. an 10.)

Français, le 14 juillet commença en 1789 les nouvelles destinées de la France! Après treize ans de travaux, le 14 juillet revient plus cher pour vous, plus auguste pour la postérité. Vous avez vaincu tous les obstacles, et vos destinées sont accomplies. Au dedans plus de têtes qui ne fléchissent sous l'empire de l'égalité; au dehors plus d'ennemis qui menacent votre sûreté et votre indépendance, 'plus de colonie française qui ne soit soumise aux lois, sans lesquelles il ne peut exister

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