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trop profondes pour qu'elle pùt être renversée. La Charte proclame sans condition, sans restriction des autres droits, tous les droits de la conscience; elle reconnaît cette liberté complète, cette indépendance d'opinion, et à la fois cette égalité devant la loi que la philosophie, souvent si hardie, du dixhuitième siècle, n'osait pas réclamer pour les protestans (1) car les généreux efforts tentés en leur faveur sous Louis XVI, appartiennent déjà à notre âge. Aujourd'hui nul ne peut être interrogé sur sa croyance; nul ne peut être astreint à de certaines obligations spéciales, admis dans les emplois publics ou repoussé, au contraire, en conséquence de sa religion. Les articles 1, 3 et 5 de la Charte s'y opposent.

Malgré des textes aussi formels, et ceux non moins précis des constitutions antérieures, il existe cependant encore en France des inégalités fondées uniquement sur la croyance. Il en est deux qui méritent principalement de fixer l'attention celle qui, pendant si long-temps, pesa sur les juifs, et celle dont de nos jours les congréga

(1) Voltaire écrivait en 1763: « Je ne dis pas que ceux qui ne sont pas de la religion du prince doivent partager les places et les honneurs de ceux qui sont de la religion dominante. En Angleterre, les catholiques, regardés comme attachés au parti du prétendant, ne peuvent parvenir aux emplois, ils paient même double taxe; mais ils jouissent d'ailleurs de tous les droits de citoyens. » Traité sur la tolérance, chap. 4.

De pareils droits de citoyen ressemblent fort à la liberté de la presse dont parle Figaro, dans son monologue.

pistes sont frappés. A l'égard de l'incapacité civile qu'on fait résulter du ministère religieux, chez les catholiques, je me réserve de l'examiner plus loin, dans la seconde partie de cet essai.

CHAPITRE XI.

Des juifs.

Il n'est personne qui ne sache que les juifs ont traversé les douze derniers siècles sous le poids de la servitude la plus dure et la plus humiliante. Enrichis par le commerce, profession qui fut long-temps méprisée en Europe, et sans doute aussi par leurs exactions, chacun sait ce que le fanatisme et l'avidité des rois leur imposèrent de douleurs et d'humiliations. « Ce qui se passa en Angleterre, dit Montesquieu, donnera une idée de ce qu'on fit dans les autres pays. Le roi Jean ayant emprisonné les juifs pour avoir leurs biens, il y en eut peu qui n'eussent au moins quelqu'œil crevé; ce roi faisait ainsi sa chambre de justice. Un d'eux à qui on arracha sept dents, une chaque jour, donna dix mille marcs d'argent à la huitième. Henri III tira d'Aaron, juif d'Yorck, quatorze mille marcs d'argent et dix mille pour la reine. Dans ce temps-là on faisait violemment ce qu'on fait aujourd'hui en Pologne avec quelque mesure. Les rois ne pouvant pas fouiller dans la bourse de leurs sujets, à cause de leurs priviléges, mettaient

à la torture les juifs, qu'on ne regardait pas comme citoyens (1). »

Ces malheureux étaient si peu regardés comme citoyens que jusqu'en 1789 ils étaient, quoique nés en France, sans domicile légal, sans aucun droit civil, à moins qu'ils n'eussent obtenu par lettres patentes, le droit de résider dans le royaume (2). Jusqu'à l'édit de 1392, on les considéra comme serfs main-mortables, forcés de laisser leurs biens à leurs seigneurs, lorsqu'ils s'affranchissaient en embrassant le christianisme, et forcés de s'y convertir sous peine d'être brûlés. Ils étaient tellement liés à leur seigneur, que celui-ci les traitait comme faisant partie de son domaine. Leur domicile devait demeurer fixe au lieu où il les avait placés, et ils ne pouvaient en sortir sans sa permission. Quand on les pendait, dit Sauval, c'était toujours entre deux chiens. Ils entraient dans le commerce comme du blé, du bois, des héritages; ils étaient affectés aux douaires des grandes dames et des reines: et de fait dans les anciens comptes du domaine on voit que Marguerite de Provence, veuve de saint Louis, avait son douaire affecté sur des juifs. On les vendait, on les revendiquait, on les hypothéquait à ses créanciers; et il y avait lieu à l'action en complainte contre ceux qui en troublaient la possession. Ils étaient, en un mot, comme

(1) Esprit des lois, liv. 21, chap. 16.

(2) V. Dictionnaire de police de Desessart, au mot Juif.

les esclaves de nos colonies, immeubles par destination (1).

Ils étaient tout à la fois sous le joug de deux passions impitoyables : le fanatisme et la cupidité. Tour à tour on confisquait leurs biens pour les persécuter et on les persécutait pour avoir leurs biens. Il n'est sorte d'inégalités, d'injustices et de tyrannies superstitieuses dont ils n'aient été frappés. Tantôt il leur était défendu de paraître en public pendant le temps de la Passion et de Pâques; de prendre aucun domestique chrétien à leur service; ils ne pouvaient habiter que certaines villes dans le royaume, et dans ces villes que certains quartiers. Tantôt on leur commandait de brûler leur talmud et tous leurs autres livres où se trouvait ce qu'on appelait des blasphèmes (2). Tantôt on leur ordonnait, pour satisfaire aux conciles d'Arles et de Latran, de faire coudre sur leurs robes de dessus, devant et derrière, une pièce de feutre ou de drap

(1) Philippe-le-Bel, en 1296, donna à son frère Charles de France, comte de Valois, un juif de Pontoise, et il paya 300 livres à Pierre de Chambly, chevalier, pour un juif nommé Samuel Guitry qu'il avait acheté de lui. Le prince Charles de France vendit au roi son frère, en 1299, Samuel Viol, juif de Rouen, et tous les autres juifs de son comté de Valois et de ses autres seigneuries.

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V. au surplus Delamarre, Traité de la Police, liv. 2, tit. 3, chap. 2, tome 1 ", p. 281, et surtout Sauval, Histoire des Antiquités de Paris, liv. 10, tome 2, p. 528, édition de 1724.

(2) V. ordonnance de Louis IX de 1254.

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