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Si la religion du souverain devait être tenue pour la vraie, il y aurait autant de vérités religieuses qu'il y a de souverainetés politiques; chaque pays aurait la sienne obligatoire pour ses habitans. Il fau drait être catholique romain à Paris, grec à SaintPétersbourg, anglican à Londres, mahométan à Constantinople. Cependant, puisqu'il n'y a qu'une croyance véritable, il n'y aurait qu'un pays où il serait permis de marcher dans les voies de Dieu; peut-être même n'y en aurait-il aucun. Les hommes devraient leur salut ou leur damnation aux lieux de leur naissance. Mais quelque force de discernement qu'on accorde au souverain, il faudra toujours reconnaître cette incontestable vérité qu'il est sans pouvoir coactif sur la raison; qu'il faut enfin qu'il traite d'égal à égal avec l'intelligence humaine, et qu'il se fasse accepter par elle pour en être obéi.

L'homme conserve done l'indépendance de sa pensée en dépit de la loi, et le législateur compromet son autorité en la voulant faire agir sur un terrain où règne exclusivement la conscience. Il ne serait pas coupable d'impuissance qu'il le serait encore de tyrannie, Instituée pour régler les rapports des hommes entre eux, pour maintenir l'ordre et la paix dans la société, pour protéger et défendre les intérêts de la communauté, la loi sociale ne doit prescrire ou prohiber que ce qui importe aux intérêts confiés à sa garde. C'est là la mesure de son action. Le législateur est chargé de

soutenir de son pouvoir les limites où nos droits finissent et où commencent ceux d'autrui; ce n'est pas à lui de les créer; et s'il existe des droits qui ne connaissent pas de limites parce qu'ils peuvent s'exercer sans danger pour autrui, le législateur ne saurait en borner l'exercice. Tel est le droit de croire : quelque étendu qu'il soit, il ne peut jamais gêner l'exercice d'un droit pareil.Quelque opposées que soient des croyances, elles ne s'en développent pas moins librement l'une à côté de l'autre ; et l'on conçoit aisément l'existence simultanée et libre de l'athéisme absolu et du théisme, du catholicisme et du socinianisme, etc.

Cette complète indépendance de la pensée intérieure est consacrée par l'article 5 de la Charte constitutionnelle, et aucune loi secondaire n'en contredit les dispositions à cet égard. La jurisprudence, même la moins favorable à la liberté religieuse, la proclame comme le seul droit qui ait été reconnu par la Charte (1). Le législateur a ainsi confessé son impuissance à contraindre la pensée, et l'illégitimité de son action alors même qu'elle serait possible.

Cette liberté est déjà ancienne parmi nous; comme presque toutes les autres, elle date de l'assemblée nationale. Quoique sa pensée servît de base à l'édit de tolérance de novembre 1787, c'est en réalité l'assemblée nationale qui la première la

(1) V. arrêt de la Cour de Metz du 29 décembre 1826, et arrêt de Paris du 27 décembre 1828.

proclama en déclarant que la loi ne peut avoir aucun pouvoir à exercer sur les consciences (1); et que nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre établi par la loi (2). Depuis cette époque ce droit sacré a été successivement consacré par tous les pouvoirs qui se sont succédé parmi nous (3); et Napoléon lui-même lui rendit un public et solennel hommage, en répondant à la harangue des ministres protestans et réformés de France, députés à Paris pour assister à son sacre, ces paroles que l'histoire a retenues :

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L'empire de la loi finit où commence l'empire « indéfini de la conscience; la loi ni le prince ne peuvent rien contre cette liberté. Tels sont mes principes et ceux de la nation; et si quelqu'un « de ma race, devant me succéder, oubliait le ser<< ment que j'ai prêté, et que trompé par l'inspira<< tion d'une fausse conscience, il vînt à les violer, je le voue à l'animadversion publique, et je vous « autorise à lui donner le nom de Néron. »

(1) Décret du 13 avril 1790.

(2) Droits de l'homme déclarés par la constitution du 3-14 septembre 1791, articles 5 et 10.

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(3) Acte additionnel du 24 juin 1793.— Décret du 9 frimaire, an 2.-Décret du 18 frimaire, 1 nivose an 2.—-- Loi du 3 ventose an 3.-Constitution du 5 fructidor an 3, arti cles 353, 354, 355.-Loi du 7 vendémiaire an 4.

CHAPITRE II.

De la manifestation de la croyance.

Après l'indépendance absolue de la croyance intérieure vient immédiatement le droit de se montrer tel qu'on est, de laisser voir sans danger sa pensée, d'arborer pour ainsi dire sa croyance, sans être contraint de la défendre contre la loi. Ce n'est point encore la liberté d'exposer et de développer sa doctrine, moins encore de montrer sa prééminence sur toutes les autres qu'on soutient fausses; c'est uniquement le droit de n'être pas double, autre à l'intérieur qu'à l'extérieur. Ce n'est pas la faculté de ne prendre pour règle de son culte que les principes religieux qu'on a adoptés; pas davantage celle de se refuser à tous les actes de l'église dont on s'est détaché; c'est l'impunité de la pensée religieuse individuelle qui s'avoue différente de la pensée légale.

Partout, à la vérité, où ce droit existe, la liberté de conscience existe aussi; et la pensée n'est jamais persécutée sans que sa manifestation ne soit atteinte. En sorte qu'il serait, jusqu'à un certain point, vrai de dire que la liberté de la pensée emporte la liberté de sa manifestation, parce que ce

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n'est jamais que celle-ci que la loi peut atteindre. Mais si ces deux droits semblent se confondre, n'en sont pourtant pas moins distincts dans la réalité; et si la liberté de manifester sa pensée emporte celle de la pensée elle-même, on conçoit pourtant que la loi se refusant au principe inquisitorial qui servait de base à la législation du seizième siècle, puisse se borner à interdire la manifestation, laissant la conscience maîtresse d'une action qu'on ne saurait lui ravir. On commence par reconnaître à la pensée son indépendance intérieure avant de lui permettre de se produire.

Cette nuance n'est point arbitraire; pour se convaincre de sa réalité, il suffit de jeter les yeux sur notre ancienne législation. On y voit le législateur, long-temps après s'être avoué l'impuissance de son autorité sur les consciences, exiger de tous ses sujets la même attitude religieuse. Dans le treizième et le seizième siècle (1), la rigueur des ordonnances est dirigée contre ceux qui, sans se détacher du giron de l'église romaine, sans cesser d'être catholiques et de pratiquer les cérémonies du culte légal, ont sur quelque partie plus ou moins essentielle du dogme des idées différentes de celles de leur évêque; contre ceux aussi qui, sous couvertes palliations et dissimulations, comme disent les ordonnances, se nourrissent, comme feu sous cendre, en leurs erreurs et damnées opi

(1) V. notamment l'ordonnance de Louis IX, d'avril 1228, et celle de Henri II, du 19 novembre 1549.

2.

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