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moins une centaine se détachent du giron de l'église romaine, le sort de cette centaine de fidèles n'en sera pas changé, religieusement; l'accomplissement de leurs devoirs leur vaudra toujours la même couronne. Il n'en est point ici comme dans la société civile, où l'homme ne peut être heureux si les devoirs ne sont pas réciproques, si les lois ne sont pas fidèlement observées par tous. Dans celle-ci l'homme se lie envers les hommes dans un intérêt commun; dans celle-là l'homme se lie à Dieu seulement et dans son seul intérêt. En brisant ce lien ou en le modifiant, il ne nuit qu'à lui-même, et son intérêt personnel est un intérêt qu'il peut sacrifier sans que la force sociale puisse s'y opposer. Sans ce droit il n'y aurait plus de liberté pour l'homme, et il est d'autant plus inviolable qu'il l'exerce sur des intérêts plus précieux. Cependant s'il les compromet, par sa conduite, s'il se précipite à sa perte en voulant l'éviter, s'il embrasse l'erreur en cherchant à saisir la vérité, ne sera-t-il pas permis de l'arrêter? Par la contrainte, non; aucune intelligence n'a le droit ni le pouvoir de se substituer violemment à la sienne. C'est à la charité à lui signaler le danger qu'il n'aperçoit pas; mais s'il dédaigne ses conseils, s'il persiste à s'égarer, il n'y a plus qu'à le plaindre et à gémir sur son aveuglement.

Les promesses qu'il a faites ne l'arrêteront pas davantage (1); car ses promesses sont le résultat de

(1) « Lorsqu'une troupe de gens, dit Bayle, s'engagent pour

sa croyance et sa croyance est changée. L'engagement qui l'obligerait à agir toujours de même manière, qu'il crût toujours ou qu'il cessât de croire, serait immoral, impie, par conséquent sans force. Celui qui l'obligerait à conserver toujours la même croyance, ne le lierait pas plus; outre qu'il serait tyrannique, il serait fou. La pensée humaine ne cède qu'aux lois qui lui sont propres; il ne dépend pas de nous de la faire ou de la modifier quand elle est faite. Nous aurons beau nous tourmenter pour juger qu'il est nuit quand la lumière du jour éclate à nos yeux, nous ne pourrons. Il n'est pas en notre puissance de nous soustraire à ce qui nous paraît être la vérité. Nous cherchons un résultat, nous le rencontrons, nous

eux et pour leur postérité à être d'une certaine religion, ce n'est qu'en supposant un peu trop légèrement qu'eux et leur postérité auront toujours la conscience telle qu'ils la sentent alors, car, s'ils faisaient réflexion aux changemens qui arrivent dans le monde et aux différentes idées qui se succèdent dans notre esprit, jamais ils ne feraient leur engagement que pour la conscience en général, c'est-à-dire qu'ils diraient: Nous promettons pour nous et pour notre postérité de ne jamais nous départir de la religion que nous croyons la meilleure; mais ils ne feraient pas tomber leur pacte sur tel ou tel article de foi. Savent-ils si ce qui leur paraît vrai aujourd'hui le leur paraîtra d'ici à trente ans, ou le paraîtra aux hommes d'un autre siècle? Ainsi ces engagemens sont nuls, de toute nullité, et excèdent le pouvoir de ceux qui les font, n'y ayant homme qui se puisse engager pour l'avenir, beaucoup moins engager les autres à croire ce qui ne leur paraîtra pas vrai.» Commentaire philosophique, 1re part., chap. 4.

le reconnaissons, nous le subissons, nous ne le faisons point à notre guise. S'il en était autrement nous ne ressentirions la douleur morale que le temps nécessaire pour la reconnaître et la fuir; l'erreur serait bannie de la terre, car personne ne voudrait l'accepter.

Il résulte de ces principes que tout homme religieux qui cesse de partager la croyance commune peut et doit même quitter une société qu'il ne peut plus servir comme elle entend être servie, par le cœur. Que cette société soit une église, une secte, une confrérie, une familiarité ou un couvent; que cet homme soit un laïque ou un prêtre, un homme du peuple religieux ou un ministre, le droit est le même. On ne peut en interdire ou gêner l'exercice sans méconnaître la nature des sociétés religieuses et sans blesser la liberté.

CHAPITRE IV.

Du gouvernement des sociétés religieuses.

A l'instant que la société religieuse se forme, elle enfante un gouvernement qui la dirige et lui donne des règles d'action. Quelle qu'elle soit, secte, confrérie ou congrégation, quel que soit son objet, la prière ou l'enseignement, quel que puisse être son gouvernement, monarchique, aristocratique ou démocratique, elle en a un, elle ne saurait exister ni même se former sans son secours. Je n'ai point à examiner ce que doit être ce gouvernement dans sa forme, c'est une question qui appartient à un ordre d'idées auxquelles je ne prétends pas toucher; je me borne à rechercher ce qu'il est en lui-même, et quels sont ses moyens d'action.

Ce gouvernement religieux est le pouvoir qui recherche et proclame la vérité commune; c'est lui qui promulgue les devoirs que cette vérité fait naître tant envers la divinité qu'envers les hommes; c'est lui qui règle le lieu et le temps des assemblées, qui fixe les pratiques par lesquelles on se rend le ciel favorable; les prières et les chants par lesquels l'adoration s'exprime.

Mais ce gouvernement d'une société volontaire, qui n'a pour sujets que des pensées, ou des actions qui n'en sont que les signes, ne saurait avoir à sa disposition tous les moyens d'ordre qui servent le gouvernement civil. Ce pouvoir n'est qu'un pouvoir moral, une influence, un conseil; il tombe s'il heurte la conscience, il faut qu'il s'en fasse accepter; il a besoin du consentement de ceux qu'il gouverne; volentibus præest, comme dit saint Jérôme. « Il est pouvoir, dit M. Benoit, comme tout ce qui subjugue nos facultés actives ou passives; il est pouvoir comme tous les actes dépendans de l'imagination dont le but est de plaire; il est pouvoir comme l'art du philosophe qui a pour but d'éclairer les hommes, ou comme celui de l'orateur qui se propose d'acquérir sur la volonté de ceux qui l'écoutent une sorte d'empire, de donner à leurs jugemens ou à leurs passions la direction qui convient à ses desseins. Sa fin est d'instruire, de dominer par tous les moyens que lui fournissent la parole, la peinture, la musique et les merveilles de sa théodicée. Le prêtre, comme le poète, étend son domaine sur toute la nature. Ce qui met en jeu les plus douces affections, ce qui excite la pitié, la terreur, le désir, la crainte ou l'espérance, tout lui sert à peupler ce monde religieux dont il reçoit l'obéissance et les tributs, dont il ne conserve le sceptre que par les moyens même qui le lui ont acquis. Là il marche à la domination sous l'habit d'un bonze ou d'un mandarin; ici il plante

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