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incriminer l'incrédulité elle-même, c'est-à-dire sans méconnaître le droit d'examen, sans prétendre enchaîner la pensée. Aussi est-il aujourd'hui généralement reconnu que la liberté religieuse comprend avec le droit de manifester sa croyance celui de manifester son incrédulité qui est une croyance aussi : c'est ce qui a été solennellement proclamé du haut de la tribune nationale dans la discussion de la loi du 17 mai 1819. « Oui, nous voulons laisser toute liberté de « discussion philosophique,» disait M. Cuvier, commissaire du roi, chargé de la défense du projet. << Nous pouvons dire aux écrivains qui s'occupent « de ces graves et difficiles matières, » disait aussi M. de Saint-Aulaire, «nos dogmes ne vous paraissent << pas être la vérité, vous pouvez les discuter avec « décence, les approfondir avec toute la liberté du doute, toute la latitude de la philosophie, mais << n'outragez pas ce que j'adore, la justice et la «< raison le défendent. »

Ainsi, dans l'état actuel de notre législation, la liberté de penser et de publier, voilà le principe. La charte l'a consacré par son article 8. Aucune opinion n'est exceptée. La liberté de la presse s'applique indistinctement aux opinions religieuses, catholiques ou anti-catholiques et aux opinions philosophiques, religieuses ou anti-religieuses. La limite où vient s'arrêter la liberté non de la discussion mais de l'expression, est le point où commencent l'outrage et la dérision. Tout en li

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vrant les opinions à l'examen et à la discussion, tout en reconnaissant que le pouvoir n'a pas sion de protéger les croyances pour elles-mêmes, le législateur les protége cependant contre l'outrage et la dérision; il veut qu'on les combatte et qu'on les tue avec respect.

Pour moi, je le répète, je vois là une contradiction. Le principe à mes yeux, c'est que le législateur ne doit prohiber et punir que l'outrage et la dérision qui s'adressent aux personnes. Quant aux croyances il doit être permis de les montrer horribles ou ridicules, parce qu'elles ont souvent ces caractères aux yeux du philosophe et du croyant. Un chrétien fervent pourra-t-il discuter froidement et respectueusement la doctrine des saducéens (1)? sera-t-il maître de retenir l'éclat de son indignation soulevée? Le déclarerez-vous coupable pour avoir traité de monstruosité, d'outrage à la dignité humaine, une croyance dont la conséquence la plus claire, à ses yeux, est le mépris des devoirs? Empêcherez vous un homme de sens de rire des frayeurs burlesques de certaines bonnes gens, de leurs imaginations ridicules, de cette foule de légendes bizarres et de cérémonies usées sous lesquelles tant de religions sont étouffées? « Empêcherez vous, >> disait M. de Serre dans son éloquente improvisation du 17 avril 1819, « empêcherez

(1) On sait que cette secte qui, suivant Bayle, se forma deux cents ans environ avant Jésus-Christ, ne croyait pas à l'immortalité de l'ame et niait la providence.

vous d'appeler les cultes étrangers des cultes « adultères? de les traiter de sacriléges? d'attaquer «<les dogmes et les rites étrangers? de les qualifier « d'abominables erreurs ou d'infames profanations? « Voilà le langage que les ministres du culte, que «<les simples fidèles ont le droit de tenir. » Voilà le langage qu'ils ont le droit de tenir, et que la loi leur défend d'employer. Car, ainsi que je l'ai dit déjà, si elle ne défend pas les croyances religieu ses dans leur existence, elle les défend dans leur honneur et leur susceptibilité d'amour-propre.

Sous l'empire d'une pareille législation, il n'est aucune controverse qu'on ne puisse légalement incriminer: Luther, qui fut, il est vrai, trop souvent outrageux, les théologiens les plus graves, l'illustre évêque de Meaux lui-même, seraient atteints par la loi de 1822.

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C'est un besoin pour l'homme religieux de se rendre sensible à lui-même la doctrine à laquelle il a foi. Il faut que tout son être, corps et ame, soit soumis à sa croyance. Il faut qu'il transforme en pratiques les pensées religieuses qu'il a conçues, qu'il les matérialise en quelque façon, qu'il les réduise à la portée de ses sens. C'est cet invincible besoin qui nous force à produire au dehors les sentimens que la pensée de Dieu nous inspire, soit pour rendre la divinité elle-même témoin de notre adoration, soit plutôt pour exalter encore par une action physique tout ce que cette pensée a de puissance. Cette union du culte et de la conscience est si essentielle (1), que la liberté de conscience n'est en

(1)« Le culte est une partie intégrante de toute religion, « ainsi que la parole est l'élément obligé de la pensée. La religion se manifeste par le culte, comme la pensée par la pa« role. En bonne métaphysique, il est douteux que l'esprit

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pût opérer sans les signes auxiliaires de ses combinaisons, « et qui lui servent à en constater les résultats ; de même il est « très probable que les opinions religieuses s'altéreraient beau« coup si elles ne s'effaçaient absolument au préjudice des so«ciétés qui resteraient sans culte. »>

M. Kératry, du Culte, page 10 de la deuxième édition.

quelque sorte rien sans celle du culte : c'est la liberté de la pensée sans celle de la parole.

Toutefois on comprend que la liberté de transformer en actions les idées que l'on a conçues ne peut avoir la même étendue que celle de concevoir et d'exprimer. Tant que la croyance se renferme au fond du cœur elle est dans un sanctuaire où la loi ne saurait l'atteindre; mais lorsque la foi se traduit par des actes, qu'elle revêt une forme matérielle, qu'elle s'exprime par un culte, elle tombe dans le domaine de la loi. « De simple pensée qu'elle était, elle devient action; à ce titre elle prend place dans la cité; elle devient justiciable du pouvoir conservateur de l'ordre social (1). » Ce n'est pas à dire que le législateur soit le maître absolu de l'action religieuse, qu'il puisse la modifier, la restreindre ou l'anéantir à son gré; cela signifie seulement que la liberté religieuse, en passant d'un ordre de faits dans un autre, change d'étendue; et que si elle est illimitée tant qu'elle se résout en pensées, elle cesse de l'être lorsqu'elle se produit par des actions, et finit pour l'individu où commence le droit d'autrui. Comme toutes les libertés il faut qu'elle ne froisse aucun intérêt légitime et s'accommode à tous les droits.

La loi ne doit s'occuper des croyances qu'autant qu'elles viennent prendre rang parmi les intérêts civils; et ce n'est plus alors à titre de

(1) M. Berville, Rapport à l'assemblée générale de la Société de la Morale chrétienne, du 1 er mai 1829.

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