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Nous avons déjà indiqué qu'outre l'usage commun, le droit des Espagnols d'exercer la pêche dans toutes les eaux françaises, et le droit correspondant des Français de pêcher dans les eaux espagnoles, se fondait sur des stipulations expresses du Pacte de famille. Le traité du 15 août 1761 et la convention du 2 janvier 1768 assimilaient les nationaux des deux pays pour l'exercice de tout commerce et de toute industrie et spécialement pour l'exercice de la pêche de la vente du poisson. Cette assimilation fut étendue aux sujets du royaume des Deux-Siciles, et, circonstance digne d'être notée, elle fut confirmée pour les uns et pour les autres par la loi du 8-12 septembre 1790. Il fut même généralement entendu que la règle dérivant soit du Pacte de famille, soit de la loi de 1790, était applicable également aux autres Italiens et en particulier aux Génois et aux Sardes, qui en ont surtout profité.

Ces points ont été mis en pleine lumière par deux Commissions instituées en 1849 et en 1863 au Ministère de la Marine. Ces deux Commissions posent en principe qu'en vertu tant des règles générales que des traités et lois que nous venons de rappeler, le droit de pêche dans nos eaux territoriales ne saurait être contesté aux Espagnols ni aux Italiens. Seulement, en ce qui concerne ces derniers, les enquêteurs font une distinction entre les sujets de l'ancien royaume des Deux-Siciles et ceux de la Sardaigne. La loi de 1790 n'ayant reconnu qu'aux sujets du royaume des Deux-Siciles la plénitude des droits consentis ou garantis par le Pacte de famille, ils estiment que les autres Italiens ont bien le droit de pêche, mais comme tous les autres étrangers, en vertu de l'usage commun, et que rien n'empêche dès lors d'établir des droits de douane sur les produits de leur pêche débarqués en France pour y être vendus. L'une et l'autre Commission s'accordent d'ailleurs pour reconnaître que cette situation ne peut être modifiée que par des conventions internationales. C'est l'application de la règle généralement admise à cette époque pour l'exercice de la pêche côtière. Mais le Pacte de famille et la loi de 1790 n'ont plus aujourd'hui aucune raison d'être ; les événements contemporains et, par surcroît, les plus récentes conventions conclues avec l'Espagne et avec l'Italie, en ont fait disparaître jusqu'aux derniers vestiges: les sujets du royaume d'Italie, quel que soit leur lieu d'origine, sont rentrés dans le droit commun.

Nous sommes donc ramenés à l'appréciation de notre situation vis-à-vis de l'Italie, telle qu'elle résulte de nos dernières conventions avec ce pays. Le traité de commerce du 3 novembre 1881 (promulgué le 14 mai 1882) n'a pas été suivi, comme il le prévoyait, d'une convention de navigation dans laquelle sans doute la question aurait reçu la même solution que dans le traité franco-espagnol. En conséquence, et suivant une disposition formelle du traité, les deux pays sont restés sous l'empire de la convention du 13 juin 1862 (promulguée le 20 janvier 1864), dont l'article 8 est ainsi conçu : Il est fait exception aux stipulations de la présente convention en ce qui concerne les avantages dont les produits de la pêche nationale sont ou pourront étre l'objet dans l'un ou l'autre pays. » C'est la clause même que nous avons vue reproduite dans plusieurs des traités de 1882, et, comme nous l'avons dit plus haut, cette clause n'a jamais été entendue comme impliquant le droit d'interdire aux étrangers la pêche dans les eaux territoriales. Elle ne suffirait donc pas, à elle seule, pour nous mettre à couvert de toute réclamation. Il faut, en outre, remarquer que, dans une annexe du traité de 1881,

le Gouvernement italien réclame et obtient le maintien du statu quo jusqu'à conclusion d'un nouveau traité de navigation, pour ce qui concerne la pêche du corail en Algérie (1). Mais il existe au même traité de 1881 une deuxième annexe d'une importance décisive, par laquelle le Gouvernement italien revendique pour les pêcheurs des deux pays dans leurs eaux respectives le traitement de la nation la plus favorisée.

Cette stipulation est d'autant plus importante qu'elle a un caractère exceptionnel. En thèse générale, la clause du traitement de la nation la plus favorisée ne s'applique qu'aux stipulations proprement financières des traités de commerce; mais ici il en est tout autrement. En effet, ce que demande le Gouvernement italien et ce qu'accorde le Gouvernement français, c'est précisément que cette clause, qui généralement ne vise que les droits de douane, s'applique également en matière de pêche et de navigation (2). La question de droit international se trouvant ainsi vidée, nous avons à examiner maintenant si l'interdiction de la pêche aux étrangers dans nos eaux territoriales est opportune. Dans les mers qui baignent nos côtes occidentales, la question ne se pose même pas et il est inutile de la discuter. Mais, jusque dans ces dernières années, l'opportunité de cette mesure dans la Méditerranée avait été vivement contestée par le Département de la Marine. Les deux Commissions de 1849 et de 1863 la repoussaient comme contraire à nos vrais intérêts économiques, sans s'arrêter aux plaintes et aux réclamations de nos populations maritimes. Ces plaintes portaient principalement sur la main-d'œuvre moins élevée des pêcheurs étrangers, sur leur outillage à la fois meilleur et moins coûteux, mais surtout sur la lourde charge que l'inscription maritime impose à nos nationaux. Insistant sur ce point, l'on disait que le découragement jeté parmi nos pêcheurs par la concurrence étrangère les éloignait de plus en plus de la pêche et compromettait par là un grand intérêt national.

A ce dernier argument, les enquêteurs répondaient en constatant en fait que les étrangers représentaient à peine en hommes et en bateaux le cinquième de la pêcherie nationale; que cette proportion était en décroissance continuelle, en même temps que le nombre des pêcheurs nationaux croissait incessamment. Ils ajoutaient que si la concurrence des Italiens et des Espagnols était à ce point redoutée, c'est qu'ils apportaient dans l'exercice de leur profession une ardeur, une sobriété, un esprit d'ordre et d'économie, malheureusement très rares chez nos pêcheurs de la Méditerranée. Mais, pour justifier le maintien de cette concurrence, ils insistaient particulièrement sur la hausse constante du prix du poisson, hausse tellement considé

(1) La pêche du corail en Algérie a été réglementée par divers arrêtés et décrets et, en dernier lieu, par un décret du 19 décembre 1876, dont l'exécution a toujours été ajournée jusqu'ici et vient de l'être encore tout récemment sur les réclamations du Gouvernement italien.

(2) Voici les propres termes de cette annexe : « Il (le Gouvernement italien) désire qu'il soit entendu que, pendant tout le temps du traité de commerce, le traitement de la nation la plus favorisée sera, en toute hypothèse, assuré de part et d'autre aussi en matière de navigation, et que les pêcheurs italiens sur les côtes françaises et algériennes, comme les pêcheurs français sur les côtes italiennes, jouiront, pour la pêche du poisson, du traitement de la nation la plus favorisée vis-à-vis de tout autre pavillon. Et le Gouvernement français adhère, non pas toutefois pour toute la durée du traité, mais en réservant l'approbation des Parlements sur les clauses du nouvel arrangement maritime à négocier. »

rable dès lors que cet aliment était, suivant eux, inaccessible aux populations pauvres et que l'industrie des salaisons s'en trouvait compromise. Ils faisaient remarquer enfin que cette hausse ne pouvait que s'accroître encore à raison de l'énorme accroissement du rayon de vente produit par la facilité, l'économie et la rapidité des nouvelles voies de communication.

Ces raisons, en 1863 et pendant toute la durée de l'Empire, ont paru décisives, peut-être parce qu'elles s'ajoutaient à certaines préoccupations politiques. Elles semblent pourtant, si l'on y regarde de près, plus spécieuses que solides et même, en quelques points, contradictoires. Si, en effet, l'on admet que la pêcherie étrangère est trop faible pour faire à la pêcherie nationale une concurrence dangereuse pour celle-ci, il est bien difficile d'admettre en même temps qu'elle soit indispensable pour assurer les besoins de la consommation. Quoi qu'il en soit, les faits subséquents ont donné raison à la première partie des constatations de l'enquête de 1863. Le nombre des bateaux étrangers diminue sans cesse, et celui des bateaux et des pêcheurs français augmente sur le littoral méditerranéen. Nous avons eu communication d'un document émanant de la préfecture maritime de Toulon, qui constate que, dans le sous-arrondissement de Marseille, sur près de 3.000 embarcations, on ne compte que 100 à 120 bateaux étrangers, la plupart espagnols. Le commissaire général de la marine, à Marseille, en conclut avec raison que, réduite à ces proportions, la concurrence étrangère ne saurait apporter un contingent vraiment utile à l'alimentation publique, bien qu'elle soit encore suffisante pour entretenir entre les marins étrangers et les nationaux des animosités qui constituent un danger permanent pour l'ordre public dans ces parages; d'un autre côté, il résulte des documents les plus récents (1) que la pêche dans la Méditerranée par les bateaux français a pris des proportions de plus en plus considérables pour se mettre en état de desservir le marché étendu que les chemins de fer ouvrent à ses produits, et que, si le prix du poisson, sur les côtes mêmes de la Méditerranée, comme au surplus également sur celles de la Manche et de l'Atlantique, a subi une hausse considérable, cette hausse, profitable d'ailleurs aux pêcheurs, est la conséquence nécessaire de l'extension du marché et ne s'est pas élevée sensiblement au-dessus de la hausse générale de la plupart des substances alimentaires. En présence de ces faits, le Ministère de la Marine a modifié son ancienne manière de voir, et, depuis 1878, il ne cesse d'insister auprès du Ministère des Affaires étrangères pour l'interdiction de la pêche côtière aux étrangers.

Il parait donc certain qu'aucun intérêt économique sérieux, ni aucune considération d'ordre international ne s'opposent à l'adoption du projet de loi. Quant aux raisons qui en justifient la présentation, elles peuvent se résumer en quelques mots :

1o La concurrence des marins étrangers et des marins français suscite partout où elle est admise, et particulièrement dans le golfe de Gascogne et dans la Méditerranée, des querelles incessantes, souvent sanglantes et infiniment regrettables;

2o Nous avons un grand intérêt, un intérêt vraiment national à favoriser par tous les moyens possibles le développement de notre population de marins soumis à l'inscription maritime ;

(1) Voir les résumés de l'enquête ouverte par la Commission sénatoriale du repeuplement des eaux, notamment les rapports de MM. Barne, Charles Brun et Bonnet.

3o Les charges qui pèsent sur nos nationaux du chef de l'inscription maritime les mettent, vis-à-vis de leurs concurrents étrangers, dans des conditions d'infériorité tout à fait injustes;

4o La question est résolue pour une grande partie de notre littoral par les lois de 1846 et de 1884; la même solution est prévue par le traité francoespagnol de 1882. Elle a été introduite par l'empire d'Allemagne dans son Code pénal, de telle sorte que le projet de loi ne fait que consacrer un état de droit et de fait déjà existant.

Il ne me reste plus, pour terminer ce rapport dans sa partie générale, qu'à résumer rapidement l'état de la législation en cette matière dans les différents pays sur lesquels des documents nous ont été fournis. Certains pays maintiennent encore l'ancienne règle de la liberté de la pêche dans les eaux territoriales: il en est ainsi dans les Pays-Bas (même après le traité de la Haye), en Grèce, en Portugal et aux États-Unis, où d'ailleurs la question offre peu d'intérêt à raison de circonstances locales.

La Belgique revendique le droit d'interdire la pêche aux étrangers dans les eaux territoriales, comme une conséquence de son droit de souveraineté ; mais aucune loi, jusqu'ici, n'y réglemente ce droit.

En Danemark, une loi est en préparation, interdisant la pêche aux étrangers sous peine d'une amende de 10 à 400 couronnes.

En Suède et Norwège, la pêche est interdite aux étrangers.

En Italie, la pêche côtière est libre, sauf une patente de 30 lires imposée aux pêcheurs étrangers par un décret du 7 janvier 1869.

Les seuls pays, à notre connaissance, qui, avec la France, aient une loi spéciale en cette matière, sont l'Allemagne et l'Angleterre.

En Allemagne, le Code pénal promulgué le 15 mai 1871, article 296 a, punit d'une amende de 600 marcs au maximum, ou d'un emprisonnement de six mois au plus, tout étranger qui, sans droit, pêchera dans les eaux du littoral allemand. Il ordonne de plus la confiscation des engins de pêche et du poisson, sans qu'il y ait à distinguer si ces engins et ces poissons appartiennent ou non au contrevenant.

La loi anglaise de 1883, rendue à la suite et pour l'exécution de la Convention de la Haye (Sea Fishering Act), a pour nous, par cette raison même, un intérêt particulier. Son article 7 est ainsi conçu :

« 1o Un bateau de pêche maritime étranger ne franchira pas les limites de pêche réservées des Iles-Britanniques, excepté pour un motif admis par la loi internationale ou par des arrangements, traités ou conventions en vigueur, ou pour une cause légitime quelconque;

2o Si un bateau de pêche étranger franchit les limites de pêche réservée : a) il se retirera hors de ces limites, dès que le but pour lequel il les a franchies aura été rempli; b) aucun individu à bord du bateau ne pêchera ou n'essayera de pêcher pendant que le bateau se trouvera en dedans de ces limites; c) les règlements qui pourront être éventuellement édictés par un ordre du Conseil de Sa Majesté seront dûment observés ;

<< 3o Dans le cas de contravention à cet article de la part d'un bateau de pêche étranger ou d'un individu y appartenant, le patron ou la personne qui sera éventuellement responsable du bateau seront passibles, après un jugement sommaire, d'une amende n'excédant pas dix livres dans le cas d'une première contravention, et vingt livres en cas de récidive. »

La loi du 15 janvier 1884, rendue comme la loi anglaise que nous venons

de citer, pour assurer l'exécution de la convention de la Haye, réglemente avec beaucoup de soin tout ce qui concerne la constatation et la répression des contraventions à cette convention commises par les Français dans la mer libre, mais elle ne contient aucune disposition sanctionnant l'article 2, qui réserve aux nationaux le droit exclusif de pêche dans les eaux territoriales. Nous n'aurons donc à lui emprunter que certaines règles de procédure et de compétence qu'elle a prises elle-même, soit dans la loi du 22 juin 1846, soit dans le décret-loi du 11 janvier 1852.

C'est dans la loi du 22 juin 1846 que nous trouvons le précédent le plus utile à consulter. Cette loi a été rendue pour donner une sanction pénale à la convention anglo-française de 1839 et à la déclaration du 23 juin 1843, par laquelle les deux pays réglementaient dans les plus grands détails la police de la pêche dans les mers situées entre la France et l'Angleterre. Par cette convention, le droit exclusif de pêche, nous l'avons vu, était réservé aux nationaux des deux pays dans leurs eaux territoriales respectives. Partant de cette clause, la déclaration de 1843 et, après elle, la loi soumettait les infractions commises par des sujets anglais dans les eaux françaises à la juridiction du tribunal de police correctionnelle du port où le délinquant aurait été conduit et punissait ces infractions d'une amende qui ne pouvait dépasser 250 francs, et, en cas de non payement de l'amende, le tribunal pouvait ordonner que le bateau serait retenu pendant trois mois au plus. La loi fixait en outre les règles de procédure qui devaient être suivies dans ce cas, et ces règles étaient les mêmes que celles établies pour les Français poursuivis pour infraction aux règlements de police.

Par ces dispositions, la déclaration de 1843 et la loi de 1846 qui la sanctionne achèvent de donner à une partie au moins des eaux territoriales le caractère d'extension du territoire national qui leur avait manqué jusqu'alors dans leur totalité, en ce qui concerne les droits de pêche et de navigation. C'est le principe que le projet de loi entend généraliser et appliquer à toutes les mers qui baignent nos côtes.

L'on aurait pu, dès lors, considérer la matière en elle-même et faire la loi sans se préoccuper des précédents. Le Conseil d'Etat, néanmoins, d'accord en ceci avec ses sections de législation et des finances, n'a pas cru devoir adopter cette méthode. La convention de 1843 ne pouvant, en aucun cas, être atteinte par la loi nouvelle, il a paru préférable de lui emprunter ses principales dispositions, notamment ses dispositions pénales, afin de n'avoir pas deux lois pénales différentes applicables, l'une dans la Manche, l'autre dans le golfe de Gascogne et dans la Méditerranée. Pour ce qui est de la peine, nous n'avons donc fait que reproduire les dispositions de la loi de 1846. Nous avons également emprunté à cette loi et à la loi du 15 janvier 1884 plusieurs de leurs règles de procédure. Seulement, comme sur ce point les conventions diplomatiques ne contiennent pas de règles obligatoires, le Conseil a pensé qu'il n'était pas nécessaire d'emprunter à ces lois les exemptions de frais qu'elles accordent et qu'au contraire il convenait, pour donner plus de force à la loi, d'appliquer aux délinquants étrangers toutes les formalités et tous les frais qui sont de droit commun et dont, exceptionnellement, les lois précitées dispensent nos nationaux (1).

(1) La loi de 1846 accorde ces mêmes exemptions aux Anglais dans le cas de pêche illicite dans nos eaux réservées; mais cette disposition, ne se trouvant pas dans le traité de 1839 ni dans la déclaration de 1843, est du nombre de celles qu'une loi ultérieure peut abroger.

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